La guerre sans nom

Mai 1999

« La guerre du Golfe n’aura pas lieu », avait prédit au début de 1991 un intellectuel français1. Selon lui, la machine militaire de dissuasion obéissait désormais à la loi générale d’un monde où la réalité avait cédé la place à la simulation. En matière de guerre, comme en toute autre matière, la logique de la puissance était de simuler les événements pour les empêcher d’arriver. Une guerre « réelle » ne pouvait arriver parce qu’elle contredirait l’exercice dissuasif de la puissance militaire. Les événements empiriques semblèrent contredire cette belle déduction. Le raisonneur s’empressa de montrer qu’il n’en était rien : la guerre du Golfe, précisa-t-il, ne pouvait avoir lieu. Et, de fait, elle n’a pas eu lieu. En effet ses opérations n’ont été décidées que par des calculs d’ordinateur et ses effets ne nous ont été transmis que par des écrans de télévision. Entre un écran d’ordinateur et un écran de télévision, le seul espace où des événements en général et la guerre en particulier puissent se loger est un espace écranique, l’espace de la réalité virtuelle. Ce qui ne pouvait avoir lieu n’avait pas eu lieu sinon sur les écrans de la simulation.

Affirmer que le non-être ne peut pas être a toujours été le passe-temps favori des sophistes. Pourtant il ne faut pas trop se dépêcher d’imputer ce genre de raisonnements à l’irrépressible propension des intellectuels à dénier la réalité par amour des mots. Les intellectuels sont plus observateurs et plus réalistes qu’on ne le dit. Ils savent que les mots ne sont pas l’opposé de la réalité. Ils sont, au contraire, ce qui lui donne consistance. Si les sophistes ont autant de facilités aujourd’hui pour déclarer le non-être de n’importe quelle réalité, c’est que, de fait, les artisans de cette « réalité » la leur abandonnent, faute de pouvoir donner un nom à ce qu’ils font. Les ordinateurs et le virtuel n’y sont pour rien. Personne aujourd’hui ne se risque à dire que la guerre au Kosovo n’aura pas, n’a pas ou n’a pas eu lieu. Et pourtant, qui peut donner un nom aux opérations militaires conduites par l’OTAN ? Intervention dans une guerre ? Mais quel genre de guerre ? Non point une guerre étrangère : les puissances alliées ne reconnaissent pas au Kosovo la réalité d’une nation agressée par une autre. Guerre civile alors ? Mais qui pouvait donner aux nations alliées le mandat d’intervenir dans les affaires intérieures, si violentes soient-elles, d’une autre nation ? Reste alors un troisième type de guerre où les termes opposés ne sont plus deux nations ou deux parties d’une nation, mais l’humanité et l’anti-humanité.

C’est ce schéma qui a été retenu : l’intervention s’est portée au secours de l’humanité, sous la figure des Albanais du Kosovo, victimes d’une entreprise de génocide, contre le fauteur de ce génocide : l’anti-humanité incarnée par un dictateur sanguinaire. Entre l’humanité et l’anti-humanité il n’y a pas de frontière territoriale, point de limite au droit d’ingérence. Mais la contradiction n’est chassée du principe de la guerre que pour être radicalisée dans sa conduite. La guerre menée au nom d’une humanité à sauver est par définition une guerre totale, une guerre entièrement déterminée par son objectif de faire respecter les droits d’une humanité, et qui ne reconnaît aucune limitation quant aux moyens d’assurer ce respect. Comment penser alors une guerre humanitaire restreinte ? Une guerre où des bombardements sélectifs doivent amener le criminel anti-humanitaire à la table des négociations, pendant que le terrain est laissé libre pour les opérations de ses troupes, libre pour l’entreprise de liquidation massive du peuple représentatif de l’humanité atteinte dans ses droits ? Tout se passe comme si la guerre humanitaire se scindait en deux opérations, situées en deçà et au-delà du territoire abandonné à la purification ethnique : d’un côté, des opérations militaires qui visent à la fois à dissuader et à punir le fauteur de crime ; de l’autre, des opérations humanitaires d’accueil des centaines de milliers de victimes du crime.

Ces apparentes contradictions ont amené certains à soupçonner des obscurs desseins ou des tractations secrètes, cachés derrière la parade humanitaire. Mais il se pourrait qu’il n’y ait pas de contradiction, qu’il y ait une convergence, plus profonde et plus troublante que toute tractation camouflée, entre la logique de la purification ethnique et celle de la guerre humanitaire. L’une et l’autre ont un même principe, la négation de la politique. L’ethnicisme révoque l’espace même de la politique en identifiant le peuple à la race et le territoire d’exercice de la citoyenneté à la terre des ancêtres. La purification ethnique ne consiste pas simplement à chasser d’un territoire l’ethnie indésirable. Elle consiste à la constituer en troupeau indifférencié, en niant à la fois la réalité collective d’un peuple doté d’une vie publique et la singularité des individus qui le composent. La guerre humanitaire prétend opposer à ce processus de double élimination le respect des droits de l’homme. Mais l’« homme » qu’elle défend a des traits bien spécifiques. Il a précisément la figure du produit de l’entreprise purificatrice, la figure de la victime. C’est le cœur de cette étrange configuration, l’« humanitaire », qui n’en finit pas de proliférer dans les no man’s lands qui s’étendent entre la politique qui n’en est plus et la guerre qui n’est pas de la guerre. La guerre, disait-on auparavant, est la continuation de la politique par d’autres moyens. La guerre humanitaire est la continuation de la suppression de la politique.

Il y a deux formes de suppression de la politique. Il y a l’identification du gouvernement du peuple à l’autorégulation des populations par les automatismes de la distribution des richesses. C’est la suppression indolore de la politique, celle qu’on nomme consensus, et qui se pratique là où les richesses le permettent. Et il y a la suppression à la portée des pauvres, la suppression violente qui identifie le gouvernement du peuple à la loi du sang, de la terre et des ancêtres. L’« humanitaire », c’est alors le double système, militaire et assistanciel, par lequel le consensus des riches contient les excès de la guerre des pauvres. Les peuples défaits, les individus niés, l’humanitaire les traite tels que l’ethnicisme les a constitués, en victimes, en masses. Que les Kosovars ou les Bosniaques – mais les Serbes tout aussi bien – soient à la fois des individus aussi singuliers et différents les uns des autres que nous prétendons l’être, les participants d’une vie intellectuelle et artistique capable d’autant de sophistications que la nôtre, et les acteurs d’une vie publique marquée par autant d’antagonismes, c’est ce qu’il ne se soucie pas de savoir. Il y a une logique de massification commune à la purification ethnique, à la guerre dissuasive et à l’assistance humanitaire.

C’est la logique illustrée par les « bavures » qui ont entraîné la mort de voyageurs serbes ou de réfugiés albanais, également confondus avec des cibles militaires. Vus d’avion et d’ordinateur, les uns et les autres, de fait, peuvent se distinguer malaisément. Mais le problème ne concerne pas les rapports du réel et du virtuel. Il concerne les rapports entre deux humanités, entre deux manières de percevoir et de compter, par individus ou par masses. La guerre des frappes aériennes, c’est la guerre qui prétend ne pas risquer la vie de ceux qui la font. Qu’aucune vie de soldat américain ne soit mise en danger, c’est le contrat implicite qui est censé rendre la guerre américaine dans les Balkans acceptable pour le peuple américain. Le respect de ce contrat du côté où les bombes sont lancées peut provoquer quelques mécomptes du côté où elles sont reçues. Mais c’est que le compte n’est pas le même : la vie d’un militaire américain et celles de vingt civils, serbes ou albanais, ne se comparent pas. La guerre humanitaire que « les démocraties » – comme s’appellent nos États – mènent dans les Balkans est une guerre à la frontière de deux humanités : une humanité des individus et une humanité des masses. Combattre pour l’humanité des Albanais du Kosovo contre l’inhumanité des purificateurs serbes, c’est aussi séparer ces deux humanités. Et, de ce point de vue, la logique parfois aveugle des bombardements vise juste : depuis le ciel des individus occidentaux, les masses de soldats de Milosevic, de civils serbes et de colonnes de réfugiés se laissent confondre. Agresseurs et agressés sont du même (mauvais) côté de la frontière : dans le monde terrestre des meutes archaïques auquel s’oppose le monde céleste – moderne, riche et démocratique – des populations d’individus. Si la guerre aérienne de l’OTAN n’en est pas une, c’est qu’elle ne cesse de nier ce que toute guerre présuppose, l’existence d’un terrain commun aux deux parties.

C’est pourquoi les bavures des cibles mal identifiées ne gênent guère l’adhésion à cette guerre non-guerre. Elles confirment en effet la géographie imaginaire qui la soutient. Les bombes redoutables pour cette logique ne sont point celles que font tomber les aviateurs américains. Ce sont celles qui explosent, pour ainsi dire, dans leur dos, sur le territoire d’où ils viennent. Un jour les images des victimes du Kosovo ont disparu des écrans de CNN. D’autres corps déchiquetés, d’autres femmes et enfants en pleurs avaient pris leur place, victimes de l’arsenal artisanal mis au point par deux lycéens du Colorado. Deux jeunes Américains ordinaires avaient tiré dans le tas des vies américaines, les avaient constituées en un même troupeau de victimes, au nom d’un « hitlérisme » apolitique, assimilé à une certaine sensibilité, une certaine manière de s’habiller, d’affirmer sa différence individuelle et l’identité de son petit groupe. Et cela suffisait pour faire exploser la géographie imaginaire de la guerre propre, pour annihiler la frontière tracée par les autres bombes entre un monde des individus et un monde des meutes. La folie meurtrière d’Eric Harris et de Dylan Klebold rappelait brutalement ceci : entre les goûts qui singularisent les individus des sociétés avancées et les passions et souffrances de meutes attribuées aux ethnies archaïques, aucune guerre propre, mais aussi aucun niveau de PNB ne trace de frontière. Seule le fait peut-être cette chose devenue énigmatique qui s’appelait politique.

1.

Jean Baudrillard, La guerre du Golfe n’aura pas lieu, Paris, Galilée, 1991.