Un droit à l’image
peut en chasser un autre

Octobre 1999

La polémique sur le « droit à l’image » qui a récemment éclaté en France, entre le ministère de la Justice et la corporation des photographes ne concerne pas seulement les rapports entre le droit des journalistes à informer par l’image et les droits des particuliers au respect de leur image propre et de leur vie privée. C’est l’étrangeté du statut actuel des rapports entre l’image, le droit, la politique, et même l’art qui s’y trouve placée sous un jour significatif.

Le conflit est né de deux dispositions d’un projet de loi relatif à la présomption d’innocence et aux droits des victimes. La première interdit de publier des photos de personnes porteuses de menottes, la seconde de publier des photos de victimes de crimes dans des situations qui portent atteinte à leur dignité. L’une et l’autre s’inscrivent dans une même perspective globale de développement des droits des personnes : protection de la vie privée, de l’image et de la dignité des personnes, présomption d’innocence de toute personne tant qu’elle n’a pas été reconnue coupable. Déjà l’« inculpé » avait changé de nom : il était désormais « mis en examen ». Un pas de plus est franchi avec la proscription de toute image matérielle de son incarcération. Mais ce pas de plus a des conséquences troublantes. Il ne s’agit plus seulement d’euphémiser le nom d’un état de fait. Il s’agit de rendre invisible sa matérialité. La protection de la personne privée tend à devenir une suspension de visibilité de l’événement lui-même. Ce qui n’a pas été jugé n’a pas à être montré, ne doit pas avoir de visibilité. Cette règle implicite en cache une autre : que le seul jugement désormais est celui des tribunaux. Naguère l’image de l’inculpé fonctionnait comme appel à un jugement de l’opinion publique, indépendant de celui des juges, voire contestataire à leur égard. Ou encore elle servait à revendiquer la justice intrinsèque d’une action forcée de s’opposer à la loi existante pour dénoncer un état de choses injuste. Elle s’inscrivait dans le combat politique classique qui remet en question la légitimité des lois existantes. Récemment encore en France le leader des actions paysannes contre la chaîne McDonald’s brandissait ses menottes aux yeux des journalistes comme emblèmes de la justesse de son combat. Dans la logique nouvelle la présomption d’innocence, appartenant au droit de toute personne privée, vient annuler le litige politique sur cet écart entre deux justices et deux jugements qu’emblématisaient les figures du coupable innocent ou du justicier emprisonné.

La protection de la personne et de son image produit ainsi une opération indissolublement politique et ontologique. Elle tend à soustraire, avec un certain type de jugement et de manifestation politique, une part du visible. Ce n’est pas la part d’exemple contagieux ou d’horreur insupportable qu’on proscrivait jadis. En matière de violence, d’indécence ou d’horreur, il n’y a plus guère de choses que les écrans censurent. La part proscrite, c’est cette part non décidée, litigieuse qui nourrissait le conflit politique, en mettant en question, avec la « culpabilité » de l’agent, la nature de l’action elle-même. La question alors est de savoir où s’arrête la soustraction, si elle ne gagne pas, avec la visibilité des faits, l’attestation même de leur existence.

C’est cette question que pose la seconde interdiction, celle de montrer les victimes de crimes dans des situations attentatoires à leur dignité. Ainsi la veuve d’un préfet assassiné par des terroristes corses s’était-elle insurgée contre une photo montrant son mari la tête contre le sol. Un scandale similaire a été provoqué par l’image d’une femme quasi dénudée par le souffle d’une explosion terroriste dans le métro parisien. Mais ces cas singuliers où une personne revendique pour sa dignité entraînent avec eux la chaîne immense de ces photos qui nous ont fait voir et continuent à nous faire voir les horreurs qui ont marqué notre siècle. Face aux législateurs, les journalistes et les photographes ont brandi ces témoignages passés à l’histoire que sont les photos des rescapés des camps nazis ou celui de la petite Vietnamienne nue brûlée au napalm et ceux qui enregistrent aujourd’hui même la moisson quotidienne des crimes de masse en Bosnie ou au Rwanda, à Timor ou au Kosovo. Assurément l’apparence des victimes n’est pas conforme à l’idéal de la dignité humaine. Le simple bon sens répond que c’est d’abord leur situation qui est indigne et que l’image veut précisément en témoigner.

Mais l’affaire – politique et ontologique – va plus loin que la simple opposition entre le respect des victimes et le devoir d’informer sur leur situation. Car il ne s’agit pas simplement de savoir si l’on pourra ou non faire connaître, pour les médecins et les justiciers, les douleurs et les injustices du monde. La photographie atteste deux choses à la fois : elle n’atteste pas seulement l’évidence du crime. Elle en atteste aussi la nature, en marquant le poids de présence et de commune humanité de ceux que les exterminateurs traitent comme vermine sous-humaine. Ce que les génocides et les épurations ethniques nient, c’est en effet un premier « droit à l’image », antérieur à toute propriété par l’individu de « son » image : le droit à être inclus dans l’image de la commune humanité. L’épuration ou l’extermination ethnique est toujours la démonstration en acte de son propre présupposé : que l’exterminé n’appartient pas à ce dont on l’exclut, qu’il n’appartient pas vraiment à l’humanité, pas, en tout cas, à celle qui a le droit d’exister à cette place et en ce lieu. C’est pourquoi l’épuration ou l’extermination ethnique trouvent leur achèvement logique dans la disparition des traces et dans le discours négationniste.

Alléguer contre ces photographies la dignité menacée des victimes, n’est-ce pas substituer à ce droit premier dénié, le droit de porter l’image commune, un droit dont ces victimes n’ont que faire : le droit de propriété sur son image qu’exercent ceux-là seuls qui ont les moyens de la monnayer ? On dira que c’est là une question d’école. On ne s’attend guère, pour l’instant, à voir les victimes kosovares venir demander des indemnités pour la publication de leur image dans la presse française. Et le ministre a répondu aux inquiets en affirmant que la loi ne concernait pas les faits de guerre. Cette réponse « rassurante » laisse perplexe. Car elle renvoie le statut de l’image à un partage des domaines et des genres qui est précisément en question. De son point de vue, Hitler ne faisait pas la guerre au peuple juif, il éliminait des parasites malsains. De même les milices serbes ne faisaient pas la guerre au peuple kosovar. Elles supprimaient ceux qui n’étaient pas là à « leur » place. Et les opérations « humanitaires » qui répondent à l’épuration ethnique ne prétendent pas intervenir dans une guerre. Si le fait de l’extermination et le discours négationniste ont pris dans la pensée contemporaine l’importance que l’on sait, c’est parce qu’ils témoignent eux aussi de l’incertitude qui frappe aujourd’hui les lignes de partage entre les sphères : le public et le privé, le politique, la police et la guerre. Le droit du propriétaire et le droit de la victime illustrent en somme l’évanouissement tendanciel du monde politique, au profit d’une double scène : d’un côté la scène privée mondiale des intérêts propriétaires, de l’autre la scène des affrontements ethniques et des interventions humanitaires.

Mais ce n’est pas seulement l’image en général – et particulièrement l’image photographique – qui est prise dans cette tourmente. C’est aussi une certaine idée de la modernité artistique. Ce qui a fait la double fortune – politique et artistique – de la photographie en notre siècle, c’est qu’elle exemplifiait le lien privilégié que l’art moderne a noué avec l’image des anonymes – ces anonymes qui, au XIXe siècle, s’appropriaient cette image qui avait toujours été réservée aux privilégiés, à ceux qui avaient un nom et faisaient l’histoire. L’objectif des grands reporters attestant les horreurs du siècle et l’objectif des Doisneau ou des Cartier-Bresson, surprenant les enfants de la rue ou les amoureux anonymes, étaient frères. Ils exprimaient ce temps où n’importe qui se révélait susceptible d’être sujet d’histoire et objet d’art. C’est cet anonyme, sujet commun de la politique démocratique et de l’art moderne, qui voit lui aussi son image s’effacer, se scinder en deux. En même temps que la loi étend sa protection ambiguë sur les présumés innocents et sur la dignité des victimes, les anonymes de la légende photographique viennent demander aux agences le prix marchand de leur image. Dans un monde partagé en propriétaires d’image et propriétaires de dignité, ce n’est pas seulement la politique mais aussi l’art qui voit ses images compromises.