Le syllogisme de la corruption

Octobre 2000

« Tous pourris ! » disait-on naguère quand survenait la nouvelle des agissements frauduleux de tel ou tel gouvernant. Mais toutes choses, de notre temps, tendent à se sophistiquer et à se traiter au second ou au troisième degré. Quand le président des États-Unis d’Amérique doit expliquer, avec un carré rouge sur l’écran, le détail de ses relations avec sa secrétaire ou que l’ancien trésorier du parti du président français met en cause le système de trafic d’influences régnant à la mairie de Paris lorsque ledit président en était maire, nul ne voit plus, dans les rues des capitales correspondantes, des manifestants s’attrouper pour vociférer contre les gouvernants pourris. L’on entend en revanche beaucoup d’homme graves, souvent gouvernants ou anciens gouvernants eux-mêmes, qui manifestent leur consternation. Pourquoi donc ces révélations disent-ils, sinon pour donner l’occasion aux ennemis du gouvernement républicain de crier « Tous pourris ! » ? C’est, disent-ils encore, la politique qu’on assassine. Qui voudra encore gouverner face à l’acharnement des juges et à celui des médias ? La « république des juges » et le « lynchage médiatique » découragent le bon vouloir de ceux qui assument les charges de la vie publique. Et ils discréditent la politique elle-même. Il est en vérité grand temps de jeter un voile sur toutes ces turpitudes et de rendre à la politique de la hauteur.

Évidemment ces plaidoyers pro domo prêtent à suspicion. Mais, à côté des politiciens qui sont un peu trop intéressés dans l’affaire, il y a les philosophes, désintéressés par définition, frottés d’Aristote et du bien commun, de Locke et du gouvernement civil, de Kant et des Lumières, d’Hannah Arendt et de la gloire de la vie publique. La France en produit une quantité incroyable dont un bon nombre circule entre les sphères gouvernementales et le monde médiatique. Or ceux-là haussent la voix et se proposent de remonter à la racine du mal. Il y a, nous disent-ils, un temps de la politique qui impose de voir au loin et d’agir pour le futur. Comment le préserver lorsqu’il est soumis au temps des médias qui ne vit que du présent et de l’obligation de vendre chaque jour du nouveau ? La vie publique doit être tenue à l’écart des turpitudes de la vie privée et la vie privée soustraite au regard du public. Les institutions de la vie commune reposent sur une symbolique qu’il ne faut point toucher. La politique est fondée sur la distance. Elle est menacée de mort quand on veut la soumettre au règne médiatique de la visibilité et de la publicité intégrales. Le grand ennemi de la politique, c’est le souci de la transparence.

Comme nos philosophes sont impartiaux, ils n’hésitent pas à mettre en cause un membre de leur corporation. C’est de Jean-Jacques Rousseau, selon eux, qu’est venue cette fatale idée de la transparence de la vie commune. Celle-ci a produit les utopies et les crimes de la vertu révolutionnaire et nourri la Terreur conduite par l’Incorruptible Robespierre. Au temps de l’architecture de verre, et des petits héros soviétiques dénonçant les agissements contre-révolutionnaires de leurs parents, c’est cette même idée de la transparence qui a engendré l’horreur totalitaire. Aujourd’hui elle prend une forme plus anodine dans l’appétit des foules de la société démocratique pour les secrets des princes et la vie intime des stars. Mais le ver totalitaire est dans le fruit démocratique. C’est pour satisfaire aux appétits des individus de la société de masse que les journalistes leur livrent le sort de ceux qui conduisent la vie en commun et font le lit des totalitarismes doux de demain. Restaurons donc avant qu’il ne soit trop tard le secret et la distance qui conviennent au bon gouvernement républicain.

Ces discours nous laissent malgré tout rêveurs. Quelle dictature réelle s’est jamais fondée sur la transparence ? Le régime stalinien a pu élever des statues au petit Pavel Morozov, tué par sa famille pour avoir dénoncé son père. Il n’en a pas moins été fondé sur l’usage systématique du secret, poussé jusqu’à l’existence d’une Constitution dont les intéressés n’avaient pas les moyens de prendre connaissance. Certaines communautés de type religieux peuvent être gouvernées par le principe de transparence. Aucun État ne l’est et les États totalitaires moins que tous autres. Derrière l’équation fallacieuse rousseauisme = maison de verre = totalitarisme, ces raisonnements veulent en fait asseoir l’idée qui identifie la démocratie au triomphe d’un individualisme de masse, insoucieux des formes symboliques de la vie publique mais avide de publicité comme de marchandises. Cette démocratie, il est alors facile d’y voir le principe d’un mépris de la politique ouvrant la voie au totalitarisme. Et il est facile aussi d’y opposer une vertu républicaine, regardant haut et loin vers les grandes finalités de la vie en commun, incarnées dans le service de l’État.

C’est ici que les gouvernants reprennent au bond la balle des philosophes. Après tout, remarquent-ils, à quoi est due cette corruption qui règne dans les marchés publics ? Les politiciens se servent de leurs pouvoirs municipaux pour rançonner les entreprises et financer les dépenses de leurs partis ? Mais pourquoi donc ces dépenses sinon pour ces ruineuses campagnes électorales où il faut faire étalage de publicité pour satisfaire le goût dépravé des individus de la masse démocratique ? Faudrait-il donc qu’il n’y ait plus de partis ni d’élections ? Point d’hypocrisie donc ! Que le peuple des individus démocratiques ait l’honnêteté d’accepter ce mal qu’il rend nécessaire. Et même s’il tombe par inadvertance quelque argent public dans les poches de quelques élus, qu’il reconnaisse dans ces excès individuels l’image grossie de ses appétits ordinaires. C’est à cause de lui que les élus républicains doivent détourner parfois vers quelques trafics mesquins leurs regards ordinairement tournés vers les grandes finalités de la vie commune. Notre vertu, en se compromettant ainsi, paie le prix dû à son vice. Qu’il ait donc l’honnêteté de payer en retour le prix dû à notre sacrifice. Et qu’il n’aille pas, par ses hypocrites dénonciations d’une corruption dont il est la cause, aggraver encore les périls qu’il fait courir à la cause politique et ouvrir la voie au totalitarisme !

Tout se passe donc comme si la preuve par la corruption fonctionnait maintenant à l’envers. Naguère elle accusait, au nom du peuple, les gouvernants de trahir les affaires communes pour leurs intérêts privés. Aujourd’hui la corruption sert à prouver que les gouvernants sont malheureusement entravés dans la gestion des affaires communes par les mauvaises tendances du peuple démocratique. Le détail de l’argumentation compte moins alors que ce qu’elle doit prouver, à savoir la nécessité de laisser gouverner en paix ceux dont c’est l’affaire. C’est sans doute pour parachever cette logique que les hommes de pouvoir vont si souvent au-devant des désirs supposés des petits démocrates avide de connaître les secrets scandaleux du pouvoir. Les médias, en effet, ne mettent jamais en circulation que les secrets qu’on leur livre. Ceux qui demandaient au président américain des précisions anatomiques sur la nature exacte de ses rapports avec Monica Lewinsky n’étaient pas des journalistes au service des lecteurs de presse people. C’était de bons chrétiens et d’honnêtes juges et représentants, défenseurs de la paix des familles et du secret de la vie privée. Et la cassette révélant les secrets du financement du parti du président français a transité par les mains d’un ministre socialiste avant de gagner la place publique. Ceux qui dévoilent les secrets sont aussi ceux qui usent du secret pour mélanger les affaires de la collectivité et celles de leur parti ou d’eux-mêmes. Ils revendiquent ainsi alternativement les avantages du secret d’État et ceux de la transparence médiatique qui le dénonce. Quitte à dénoncer comme fossoyeurs de la vertu politique les journalistes à qui ils transmettent leurs informations et les lecteurs qui les lisent et à appeler à la solidarité l’ensemble de leurs collègues contre le « lynchage médiatique » et les abus de la démocratie. Aux avantages du secret et à ceux de sa dénonciation s’ajoutent ainsi ceux de la dénonciation de la dénonciation. C’est tout un cercle alors où le fait même de la corruption sert à prouver qu’il ne faut pas regarder de trop près les affaires de l’État sous peine de mettre la République en danger. Dans cette logique tordue les intéressés arrivent sans trop de peine à se retrouver. Quant aux philosophes, c’est une autre affaire.