Voici / Voilà : le destin des images

Janvier 2001

« Le moderne, disait Mallarmé, dédaigne d’imaginer. » Dédaigner les images, ce n’était évidemment pas adorer les réalités solides. C’était, au contraire, opposer les formes ou les performances de l’art à toute confection de doubles des personnes ou des choses. « La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas », disait-il aussi. Le poème ou le tableau devaient être le tracé d’un acte spécifique dont Mallarmé trouvait le modèle dans les hiéroglyphes muets dessinés par les pas de la ballerine. Ainsi entendue, la formule mallarméenne pourrait assez commodément résumer toute une idée de la modernité artistique. Au temps du suprématisme, du futurisme ou du constructivisme, cette idée s’est volontiers mariée avec le projet de construction de nouvelles formes de vie. Dans le désenchantement des grandes espérances elle a trouvé son emblème dans la pureté de la peinture non figurative, opposant la logique des formes colorées à toute production d’images destinées à la consommation des ressemblances.

Il y a quelque temps déjà que cette identification de la modernité artistique au refus de l’image est remise en question. Cela ne veut pourtant pas dire qu’à nouveau les paysages, les femmes nues et les natures mortes fleurissent sur les murs des galeries et des expositions. Si les « compositions » de l’âge abstrait tendent à s’en retirer, ce n’est pas au profit d’une peinture redevenue figurative. C’est plutôt au profit d’une confrontation des images du monde avec elles-mêmes. Trois expositions parisiennes récentes en résument assez bien le principe. C’était d’abord le musée d’Art moderne de la Ville de Paris qui présentait une exposition intitulée : Voilà. Le Monde dans la tête. Le Centre Georges-Pompidou emboîtait le pas avec une exposition intitulée Au-delà du spectacle. Puis s’ouvrait au Centre national de la photographie une exposition Bruit de fond. Cette quasi-simultanéité est significative non par les nouveautés que ces expositions introduisent mais, au contraire, par leur ressemblance à beaucoup d’autres expositions aux quatre coins du monde, par la manière commune dont elles témoignent aujourd’hui d’un ordinaire de l’art.

Les titres sont déjà significatifs. « Voilà » est en français le démonstratif qui regarde vers le passé ou le lointain. Et, de fait, l’exposition se voulait comme une sorte de mémoire du siècle. Du siècle comme tel et non de son art. Dans les installations de Christian Boltanski ou de On Kawara, les photographies d’August Sander datant des années 1920 ou les photographies récentes de Hans-Peter Feldmann, les films de Jonas Mekas ou de Chantal Akerman et les autres installations, vidéos, vitrines photographiques ou ordinateurs répartis tout au long de l’exposition, c’était de nos manières de prendre des images et de vivre avec des images qu’il était question. Et la salle consacrée à la peinture ne dérogeait pas au principe. L’artiste exposant, Bertrand Lavier, n’y présentait pas en effet sa peinture. Il exposait une série de tableaux de tous styles dont le seul principe d’unité était leur signature : tous les peintres rassemblés en effet y portaient le même patronyme, le nom le plus répandu en France, Martin. Ainsi l’exposition d’art se donne comme identique à un travail d’archivage et sa visite au feuilletage d’une encyclopédie où textes et images valent comme témoignages d’un temps et d’une manière d’appréhender ce temps et d’en inscrire les signes. Le musée d’art contemporain tend alors à osciller lui-même entre le « cabinet de curiosités » d’antan et le musée d’ethnologie de nos civilisations.

Les deux autres expositions empruntent explicitement leur titre à un livre. Au-delà du spectacle se réclame de l’essai de Guy Debord La Société du spectacle, et Bruit de fond du roman homonyme de Don Delillo. L’une et l’autre se mettent ainsi à l’enseigne de la critique du monde médiatique et publicitaire, illustrée par le théoricien du situationnisme comme par le romancier des étranges événements orchestrés par la télévision dans la petite ville de Blacksmith. Elles témoignent d’un art qui n’oppose plus la pureté des formes au commerce des images. Il est possible d’opposer les formes aux images, tant que celles-ci apparaissent comme les doubles superflus des choses. Mais ce que le concept de spectacle implique, c’est que les images ne soient plus le double des choses, qu’elles soient les choses elles-mêmes, la réalité d’un monde où les unes et les autres ne se distinguent plus. Là où l’image ne s’oppose plus à la chose, la forme ne saurait davantage s’opposer à l’image. Ce qui s’y oppose alors, c’est une autre image. Mais une autre image n’est pas une image à teneur différente. C’est une image disposée différemment, offerte dans un autre dispositif perceptif. Au-delà du spectacle n’oppose aucune peinture aux images des médias. Et si Bruit de fond présente des photographies, ce n’est pas en tant qu’œuvres de photographes, c’est comme matériaux que des artistes intègrent à des dispositifs dont la fonction est d’apprendre à lire les images et à jouer avec elles.

Jouer et apprendre sont deux opposés que les pédagogues progressistes n’ont cessé de vouloir concilier. Si les installations de Voilà évoquent les cabinets de curiosités, celles d’Au-delà du spectacle s’apparentent à des dispositifs de pédagogie amusante. À côté d’un billard, d’un baby-foot géant et d’un manège de foire, se pressent en effet les moniteurs, les petites cabines ou les maisons de poupée où les visiteurs sont confrontés soit aux icônes de la publicité retravaillées par un autre médium, soit à ces icônes reproduites telles quelles mais hors de leur environnement ordinaire. L’usage critique des images tend ainsi vers un certain minimalisme. Les photomontages de jadis jouaient sur le rapport contradictoire de deux iconographies. Dans les années 1930, John Heartfield radiographiait l’orateur Hitler pour faire voir la circulation de l’or qui animait la machine nazie. Quarante ans plus tard Martha Rosler collait des scènes de la guerre au Vietnam sur les images du narcissisme publicitaire américain. Aujourd’hui la seule réexposition à l’identique des images du narcissisme publicitaire se voit attribuer une valeur critique. Comme s’il suffisait de présenter dans un autre espace les images de la marchandise et du pouvoir pour qu’elles deviennent des instruments critiques, apprenant aux spectateurs à mettre à distance les bruits et les images collectifs conditionnant leur existence. Dans la pratique, ce sont les cartons d’introduction à chaque œuvre qui ont la charge de montrer la différence, en réaffirmant, d’une manière quasi incantatoire la vertu critique du dispositif de déplacement des images.

Art-archive, art-école. Contre ces deux figures banalisées d’un art constitué d’images dont la radicalité serait faite de leur similitude même avec les images du monde, revient périodiquement la nostalgie d’un art instaurateur d’une co-présence des hommes aux choses et des hommes entre eux. Récemment encore s’ouvrait au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, sous les auspices du critique et théoricien Thierry de Duve, une exposition de « cent ans d’art contemporain » dont le titre affirmait l’intention polémique. Au Voilà de l’exposition parisienne l’exposition bruxelloise oppose en effet un Voici. « Voici » est en français le démonstratif de la présence au présent. L’exposition se donne donc comme le manifeste d’un art moderne conçu comme art de la présence et du regard, d’une facingness opposée à la flatness formelle valorisée par le grand théoricien de la modernité picturale, Clement Greenberg1. On y chercherait vainement pourtant aucun portrait, scène de groupe ou nature morte à l’ancienne. Bien des œuvres enrôlées sous la bannière du Voici figureraient sans peine sous celle du Voilà : portraits de stars d’Andy Warhol, compositions photographiques hyperréalistes de Jeff Wall, documents de la mythique « section des aigles » du musée fictionnel de Marcel Broodthaers, installation par Joseph Beuys d’un lot de marchandises de la RDA, affiches décollées de Raymond Hains, miroirs de Pistoletto ou « album de famille » de Christian Boltanski… Et les nombreuses œuvres empruntées à la sculpture minimaliste ou à l’arte povera ont des corps bien frêles pour incarner les splendeurs de la facingness évoquée.

En bref ni le regard ni son objet ne portent les critères évidents de la différence entre le voici et le voilà. Il y faut donc le supplément du discours qui transforme le ready-made en présentoir ou le parallélépipède lisse en miroir de regards croisés. Sculptures minimalistes ou photographies hyperréalistes doivent alors être mises sous l’autorité du père supposé de la peinture moderne, Manet. Mais ce père de la peinture moderne doit lui-même être mis sous l’autorité du verbe fait chair. Le modernisme de Manet – et de toute la peinture à sa suite – y est défini à partir d’un tableau de jeunesse qui vaut comme scène primitive. Au début des années 1860, dans sa période « espagnole », Manet peint un Christ mort soutenu par les anges imité de Ribalta. Mais son Christ, à la différence du modèle, a les yeux ouverts et se tient face au spectateur. Il n’en faut pas plus pour conférer à la peinture, au temps de la « mort de Dieu », une fonction de substitution. Le Christ mort rouvre ses yeux, il ressuscite dans la pure immanence de la présence picturale et inscrit par avance les peintures monochromes comme l’imagerie pop, les sculptures minimalistes comme les musées fictionnels dans la tradition de l’icône et l’économie religieuse de la résurrection.

« L’Image viendra au temps de la Résurrection ». La formule de saint Paul fournit le leitmotiv des Histoire(s) du cinéma de Godard. Ce dernier y développe une théorie de l’image qui transforme l’écran blanc en voile de Véronique et les plans de Hitchcock en icônes de la pure présence des choses. De part et d’autre du formalisme d’hier se disposent ainsi deux formes d’identification nouvelles de l’art à l’image : un art de la réexposition des images ordinaires du monde et un art qui leur oppose les icônes pures de la présence. Le paradoxe est que les œuvres qui illustrent ces théorisations antagoniques n’ont pas besoin d’être différentes. C’est peut-être pour les théoriciens de la présence que le paradoxe est le plus rude. Leur rêve d’immanence ne saurait s’imposer que par sa propre contradiction : le discours qui transforme toute pièce d’art en petite hostie, morceau détaché du grand corps du Verbe fait chair.

1.

Thierry de Duve, Voici, 100 ans d’art contemporain, Paris, Ludion/Flammarion, 2000.