Le cinéaste,
le peuple et les gouvernants

Août 2001

Parmi les films vedettes du festival de Venise figure L’Anglaise et le Duc, film historique d’Éric Rohmer, inspiré par les mémoires d’une aristocrate anglaise sous la Révolution française. La rumeur veut que le festival italien rende ainsi hommage à un film que les responsables français du Festival de Cannes auraient écarté pour des raisons de political correctness. Un parfum de scandale et de répression ne fait jamais de mal à un film mais celui-ci invite à réflexion. En quoi serait-il aujourd’hui compromettant de filmer la Révolution en général et la française en particulier du point de vue des aristocrates ? Pendant des décennies, des petits enfants français ont dévoré, sans dommage pour les valeurs républicaines et révolutionnaires, les histoires du Mouron rouge, héroïque aristocrate anglais sauvant de gentils nobles des griffes des féroces brutes populaires. Et depuis les années 1980 les thèses de François Furet, largement inspirées par la tradition contre-révolutionnaire, dominent en France l’historiographie révolutionnaire et l’opinion intellectuelle. On ne voit donc pas quelle political correctness empêcherait aujourd’hui de montrer un révolutionnaire en buveur de sang. Et l’on soupçonne ceux qui font de Rohmer le porte-drapeau artistique d’une France affrontant enfin ses fantômes révolutionnaires d’user simplement du tour classique qui consiste à présenter la vision dominante des choses comme point de vue minoritaire, victime des persécutions d’un horrible « complot des intellectuels ».

Mais s’il y a une politique dans ce film, elle se joue peut-être ailleurs que dans ces batailles d’étendards. Rohmer ne s’est jamais fait passer pour un homme de gauche. Et il se défend d’avoir voulu faire un film militant. De fait, l’histoire des aventures de Grace Elliott dans la tourmente révolutionnaire ne s’occupe guère de juger les causes et les effets de la Révolution. En fait de doctrine, elle présente seulement deux lieux communs de la fiction historique et politique. Le premier oppose la fidélité affective et morale aux tortueux calculs de la politique. L’Anglaise incarne ainsi la vertu féminine et irréfléchie de la fidélité envers la famille royale persécutée, face au vice masculin de l’intérêt calculateur, représenté par le duc d’Orléans, cousin du roi prêt à tous les compromis, jusqu’à voter la mort de son cousin, pour servir ses propres intérêts dynastiques. Le second oppose les bonnes manières des gens évolués à l’éternelle grossièreté de la populace bestiale. Certains naguère opposaient la correction des officiers allemands au sadisme des brutes SS. De même Grace Elliott est sans cesse tirée des mains de hordes avinées et concupiscentes par des officiers ou commissaires, voire par le représentant du peuple Robespierre, rappelant la populace au sens des lois et à la civilité du monde comme il faut. S’il y a donc un « message » politique dans le film, il ne concerne pas la légitimité ou l’illégitimité des révolutions. Il se ramène à la double idée, assez répandue, que la politique est une chose sale et que cette chose sale doit être réservée à ceux qui ont des habits propres et des manières civiles, mise hors de portée de la populace des rues.

Bien sûr Rohmer n’est pas un idéologue. C’est un cinéaste. Mais c’est justement ici que les choses deviennent intéressantes. Le rapport du propre et du sale, des gens comme il faut et de la foule des rues devient dans son film un problème d’occupation de l’image, posé et résolu en des termes techniques et esthétiques qui ont une valeur emblématique. Le film a en effet une toile de fond picturale, dessinée à partir d’aquarelles représentant le Paris de la fin du XVIIIe siècle, décor de la « douceur de vivre » aristocratique que la Révolution vient bouleverser. Toutes les scènes d’extérieur et en particulier les scènes de foule, tournées en studio devant un fond neutre, sont ensuite incrustées dans ce décor de toile peinte. Ce procédé n’est pas seulement une alternative économique à la coûteuse reconstitution de décors d’époque. C’est aussi une manière de mettre le peuple en scène et de le remettre à sa place. À ce décor fait pour le passage des carrosses le genre de peuple qui convient, ce sont les deux ou trois personnages pittoresques qui traditionnellement donnent l’échelle des monuments et fournissent l’animation du décor. Or voici que la toile s’ouvre en quelque sorte, laissant déferler à la place de ces gentils figurants une foule compacte qui, visiblement, n’y a pas sa place. Ainsi le dispositif visuel de la mise en scène présente-t-il l’allégorie de la « mauvaise » politique : celle où les rues normalement destinées à la circulation entre les édifices publics et les résidences privées deviennent le théâtre où la foule des figurants anonymes se déclare abusivement comme le peuple politique.

Mais ce dispositif corrige par lui-même l’excès qu’il manifeste. Ces foules d’hommes du peuple aux mines patibulaires qui envahissent le palais des rois et les hôtels des nobles, le cinéaste les assemble en studio, entre des cordes qui doivent éviter à leurs images numérisées de rentrer malencontreusement dans le décor peint. Ainsi l’image peinte, le studio et la caméra numérique conjuguent-ils leurs pouvoirs pour résoudre esthétiquement un problème politique, ou plutôt le problème même de la politique : le fait que s’occupent des affaires communes ces hommes des rues qui n’y sont visiblement pas destinés.

Manifestement les choses ne sont pas si faciles pour ceux qui s’intitulent eux-mêmes les politiques. Et peut-être les jurés de Venise auront-ils, devant les foules encadrées et numérisées de Rohmer, une pensée compatissante à l’égard de ces hommes d’État du G8 qui se sont réunis deux mois avant à Gênes. Pour ceux-là, qui voudraient gouverner le monde en n’ayant jamais affaire qu’à des interlocuteurs « responsables » – fussent-ils dictateurs et anciens kagébistes comme Poutine – il n’y a pas encore moyen de canaliser en studio et de dissoudre par numérisation ces foules de manifestants qui persistent à penser qu’eux aussi font partie du monde et ont vocation à s’occuper de ses affaires. Montrer des manifestants en cagoules, équivalent moderne des faces bestiales des émeutiers d’antan, ne suffit pas non plus à remettre ce peuple à sa place. C’est donc à la police qu’il faut confier la tâche « esthétique » de nettoyer les rues, en transformant les villes historiques en bunkers, en chargeant les manifestants et en envahissant leur QG d’une manière beaucoup moins civile que les sectionnaires parisiens n’envahissent chez Rohmer la demeure de la belle Anglaise. Faute de pouvoir, selon la plaisanterie connue, bâtir les villes à la campagne, les grands de ce monde ont donc décidé de se réunir la prochaine fois dans les montagnes canadiennes pour pouvoir, loin de tout bruit de foule importun, réaliser leur propre rêve, le rêve actuel des gouvernants : la direction entre hommes responsables d’un monde sans peuple.

Si le film de Rohmer suscite la gêne, ce n’est donc pas parce qu’il heurterait l’esprit du temps. C’est au contraire parce qu’il lui est trop conforme, parce que, sous son apparence idéologiquement et visuellement rétro, il image d’une manière trop directe le rêve contemporain du gouvernement mondial des gens « compétents », délivré de toute perturbation de la rue. Encore une fois, Rohmer se soucie peu de jouer les porte-drapeaux pour l’enterrement dernier des révolutions. Sa politique est d’abord esthétique. Sa « contre-révolution » à lui se circonscrit dans le champ du cinéma. S’il n’a jamais joué au gauchiste, il a été, dans les années 1950 l’un des premiers champions de la révolution rossellinienne qui allait ouvrir la voie à la « Nouvelle Vague » au nom de quelques principes : l’adieu aux studios, la caméra dans la rue partant à la découverte des habitants contemporains du monde et apte à suivre tous les aléas de leurs itinéraires matériels, sentimentaux et éventuellement politiques. À la suite de la caméra mobile des cinéastes de la Nouvelle Vague, ce sont les étudiants des années 1960 qui sont partis à la découverte du monde social de leur temps et ont envahi les rues de Paris et de quelques autres métropoles. C’est encore ce lien d’une esthétique du cinéma à une manière de pratiquer le politique qu’évoque le dernier film de Godard, Éloge de l’amour, quand la caméra parcourt les rues de Paris, s’en va visiter les employés au nettoyage nocturne des trains, à la manière des diffuseurs de tracts gauchistes, ou s’installe, méditative, devant le bâtiment aujourd’hui désert de l’ancienne « forteresse ouvrière » des usines Renault. Rohmer, lui, s’est très tôt détourné des hasards de la rue pour se consacrer aux aléas du sentiment dans des microcosmes socialement protégés, mais sans renier pour autant le réalisme rossellinien. L’artificialisme avéré qui correspond, dans L’Anglaise et le Duc, à l’élargissement historique de la scène prend alors aujourd’hui la valeur d’un manifeste esthétique qui clôt symboliquement un âge du cinéma. C’est en cela, plus qu’en aucun message idéologique, qu’il s’accorde avec la volonté de clore enfin un âge qui voulut retourner à la rue et rendre la politique à tous.