La philosophie dans la salle de bains

Janvier 2002

La Philosophie comme manière de vivre, Petite Philosophie du matin, 101 Expériences de philosophie quotidienne, Antimanuel de philosophie, Les Consolations de la philosophie1… Le philosophe qui regardait en cette période de fêtes les titres figurant sur les étalages des librairies parisiennes en tirait l’agréable satisfaction que son idole disputait avantageusement à Ben Laden la vedette de l’actualité éditoriale. La philosophie est assurément à la mode. Ce fut il y a quelques années le succès des cafés-philo où, avec l’aide d’un animateur, n’importe qui pouvait venir le dimanche matin débattre des grandes questions de l’existence humaine. Puis vinrent les consultations de philosophie, la philosophie au service des problèmes de l’entreprise, les journées ou semaines philosophiques organisées avec succès par diverses villes petites et grandes, conviées à vivre à l’heure de la philosophie.

En un second temps bien sûr le philosophe s’interroge : qu’est-ce au juste que cette philosophie triomphante ? Et, s’il est du métier, il ne peut manquer de remarquer la tonalité dominante de cet étalage philosophique. Des cafés-philo aux best-sellers philosophiques, une même affirmation se répète. Elle oppose la philosophie vivante, celle par laquelle chacun peut affronter les problèmes de sa vie concrète, à la philosophie universitaire, celle qu’on enseigne comme professeur ou qu’on étudie pour devenir professeur à son tour. Certains des auteurs mentionnés appartiennent eux-mêmes à la corporation universitaire. Ils n’en font pas moins chorus avec les autres pour revendiquer une philosophie descendue de la chaire dans le domaine de la vie.

Reste à savoir quelle est au juste cette « vie » à laquelle la philosophie est rendue. Les esprits chagrins ne manquent pas de remarquer que cette restitution de la philosophie à tout un chacun est aussi une manière de confiner tout un chacun dans ses problèmes existentiels. Des philosophes « universitaires » comme Kant ou Fichte affrontaient la toute-puissante Faculté de Théologie sous le regard d’étudiants qui rêvaient de la Révolution française et de fonctionnaires monarchiques qui pouvaient fermer leurs cours à tout moment. Le philosophe qui sommeille en chacun de nous est prié, lui, de se consacrer à d’autres problèmes que ceux du fondement de la légitimité des États : les « vrais » problèmes que chacun rencontre dans son quotidien dès lors qu’il a laissé aux spécialistes le souci des affaires de la justice ou de la liberté. Le lecteur des Consolations de la philosophie d’Alain de Botton apprendra d’abord avec l’exemple de Socrate à ne plus souffrir de son « manque de popularité ». Après quoi il lui sera loisible de trouver chez Épicure les moyens de résister aux soucis d’argent, chez Montaigne ceux de supporter ses problèmes sexuels et chez Schopenhauer l’arme pour affronter ses déceptions amoureuses. La philosophie sera ainsi rendue à sa fonction : changer la vie de ceux qui s’y dévouent. Peu importe alors la contradiction qu’il y a à opposer la philosophie vivante à son histoire universitaire pour ne finalement proposer que des résumés ou des textes choisis des grands philosophes. Car les philosophes privilégiés – Socrate, Épicure, Sénèque, Montaigne, Schopenhauer – donnent eux-mêmes la démonstration d’une philosophie de non-professionnels, identique à l’expérience d’une vie à changer.

Le problème est seulement de savoir quelle vie peut être changée et jusqu’où va ce changement. Nietzsche qui avait beaucoup pratiqué Platon et passionnément lu Schopenhauer avait là-dessus son idée. Pour lui, ce qu’on apprenait à l’école de Socrate, ce n’étaient pas les plaisirs de la vie préservée de la popularité, c’était une nouvelle sorte de sport de combat où briller aux yeux du monde. Ce sport s’adressait bien sûr à des amateurs privilégiés : ces jeunes gens riches qui n’avaient rien d’autre à faire dans l’existence que de transformer leur vie en œuvre d’art. Et l’œuvre d’art par excellence qui les fascinait, le but nouveau que la philosophie assignait à leur vie, c’était Socrate mourant. Transformer sa vie pour la rendre philosophique en rendant la philosophie vivante, c’était apprendre à fuir au plus vite, au plus loin.

Demander à la philosophie d’être un art de vivre remédiant aux petits soucis de l’existence, n’est-ce pas toujours, si l’on prend la chose au sérieux, lui commander d’aller vers ce but : retirer leur sérieux à ces soucis, retirer sa croyance aux impératifs de la vie qui leur est liée ? On peut lire Schopenhauer pour apprendre à relativiser ses peines de cœur. Mais Schopenhauer, lui, demande autre chose : que l’on se soustraie à la vision du monde où ces peines se font sentir, que l’on apprenne à ne plus vouloir, à devenir spectateur. Assurément la chose peut se dire de manière plus ou moins dramatique. Ainsi il n’y a rien que d’aimable dans les 101 Expériences de philosophie quotidienne proposées par Roger-Pol Droit : « Attendre sans rien faire », « Suivre les mouvements des fourmis », « Prendre une douche les yeux fermés », « Sortir du cinéma en plein jour », « S’éveiller sans savoir où », « Prendre le métro sans aller quelque part ». Mais on voit bien où conduisent tous ces exercices de désorientation sensible. L’expérience philosophique de l’étrangeté du monde a pour terme la conviction que la « vraie vie » n’est « rien qu’une fiction parmi d’autres » et qui « de toute façon s’arrêtera ».

Cette manière de changer la vie est-elle vraiment ce qui est requis à l’heure où chacun de nous est prié de chasser la « sinistrose » et d’apporter sa contribution enthousiaste à la vie nouvelle du cybermarché, de l’euro et des fusions grandioses entre géants de la communication planétaire ? Socrate et Schopenhauer sont alors priés d’en rabattre de leur exigence, de transformer leur manière d’apprendre à quitter ce monde en manière de « l’habiter au quotidien ». Il ne s’agit pour cela que de changer un peu le sens de l’exercice. Le philosophe journaliste invitait à « prendre sa douche les yeux fermés », sans savoir donc d’où vient le jet, en n’étant plus que la pure sensation de la peau mouillée. La journaliste philosophe, auteur de la Petite Philosophie du matin, enlève à ces ablutions leur suspecte sophistication schopenhauerienne. « Parmi les gestes toniques du matin, terminer sa toilette par un jet d’eau froide sur tout le corps est des plus stimulants », nous assure Catherine Rambert dans la 127e de ses « 365 pensées pour être heureux tous les jours ».

Cette philosophie est assurément moins périlleuse. Elle s’inscrit sans problème dans la multitude des recommandations que nous font, en cent revues et émissions spécialisées, les médecins, psychologues, hygiénistes, nutritionnistes et autres pour nous apprendre à prendre bien soin de notre moi et à vivre harmonieusement la vie au quotidien. Mais la question rebondit alors : y a-t-il vraiment besoin de philosophie si celle-ci ne nous dit rien d’autre que le refrain médiatique du souci de soi au quotidien ? Là est le fond du problème : les partisans de la « philosophie dans la vie » veulent avoir à la fois l’ivresse de parcourir sur le char platonicien le ciel rayonnant des Idées et la tiédeur du confort de la pensée et du corps dans les plus petites choses de la vie. Socrate mourant à la vie de l’opinion et un bon mélangeur d’eau.

Dans l’imagerie philosophique il y a toujours celui qui regarde le ciel et celui qui regarde la terre. Pour avoir le ciel et la terre à la fois, il faut sans doute se tourner vers d’autres fictions. À côté des consolations philosophiques qu’offrent les tables des libraires, une autre consolatrice entamait, par le truchement du DVD, une nouvelle étape de sa fabuleuse carrière. Cette consolatrice, la petite Amélie Poulain, fer de lance de l’industrie cinématographique française, résout exactement le mariage problématique du ciel où l’on fuit et de la terre où l’on s’enracine. Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain offre la conciliation exemplaire de deux thèses opposées : premièrement, il faut fuir la grisaille du réel dans l’idéal ; deuxièmement il faut retourner du ciel de l’idéal dans le réel. D’un côté Amélie est la petite fée qui change par sa seule décision la vie de tous ceux qui l’entourent, soulageant les cœurs inconsolables, unissant les âmes solitaires, punissant les méchants, récompensant les bons et mettant en mouvement les sédentaires. Mais tout cela ne serait qu’illusion si celle qui projette son ciel de rêve dans la vie des autres ne s’occupait pas aussi d’elle-même et n’apprenait pas à échanger son rêve contre l’occasion que le réel prosaïque offre et ne représentera plus, sous la figure d’un garçon apparemment pas très futé.

La fiction est plus belle que le réel. Le réel est plus beau que toute fiction. Amélie fait participer chaque spectateur à la jouissance de cette irréfutable philosophie en laissant l’expérience schopenhauerienne de la désorientation du monde familier au vilain épicier raciste dont elle change les pantoufles ou met la crème pour les pieds à la place du dentifrice. Aux expériences équivoques de la philosophie, elle oppose le mariage heureux du ciel et de la terre. Les esprits chagrins diront sans doute que ce mariage du ciel et de la terre ressemble fort aux noces de la publicité et de la marchandise et que cette philosophie souriante de la vie quotidienne rappelle un peu trop la théologie de la marchandise sensible/suprasensible qu’analysait Marx en un autre temps.

1.

Pierre Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2001 ; Catherine Rambert, Petite Philosophie du matin, Paris, Le Grand Livre du mois, 2002 ; Roger-Pol Droit, 101 Expériences de philosophie quotidienne, Paris, Odile Jacob, 2002 ; Michel Onfray, Antimanuel de philosophie, Paris, Bréal, 2001 ; Alain de Botton, Les Consolations de la philosophie, Paris, Mercure de France, 2001.