Les prisonniers de l’infini

Mars 2002

« Justice infinie » : tel était le nom initial de l’offensive américaine contre cet ennemi aux contours flous que désigne le nom de terrorisme. Le nom, on le sait, fut vite corrigé. C’était là, laissa-t-on entendre, un excès de langage de la part d’un président encore inexpert dans l’art des nuances. Et s’il réclamait Ben Laden dead or alive, c’était sans doute qu’il avait vu trop de westerns dans sa jeunesse.

L’explication n’est guère convaincante. Car le principe du dead or alive n’est aucunement celui des westerns. Il est courant, au contraire, qu’un marshall y risque sa peau pour soustraire des assassins aux lyncheurs et les remettre à la justice. Justice infinie, à l’inverse de toute morale westernienne, veut dire justice sans limites : une justice qui ignore toutes les catégories par lesquelles l’exercice de la justice est traditionnellement circonscrit : différenciation du châtiment de la loi et de la vengeance des individus ; séparation du juridique d’avec le politique, l’éthique ou le religieux ; séparation des formes policières de la poursuite d’un crime et des formes militaires de la lutte entre armées. De ce point de vue il n’y a eu nul excès de langage. Les « nuances » seraient effectivement inappropriées. Car ce sont bien ces traits qui caractérisent l’opération de retaliation entreprise par les États-Unis. Celle-ci implique l’effacement des différences qui séparent la guerre et la police et de toutes les formes juridiques par lesquelles on a voulu préciser et limiter l’action de l’une et de l’autre. On ne parle plus du dead or alive sauf pour dire qu’on ne sait pas si l’intéressé est mort ou vivant. Mais nul ne sait au juste à quel titre l’armée américaine détient et entend juger des prisonniers qui ne bénéficient ni du statut des prisonniers de guerre ni des garanties ordinaires de prévenus poursuivis dans le cadre d’une affaire criminelle. Le terme de « justice infinie » dit exactement ce qui est en question : l’affirmation d’un droit identique à l’omnipotence naguère réservée au Dieu vengeur. Toutes les distinctions traditionnelles se trouvent de fait abolies avec l’effacement des formes du droit international.

Bien sûr, cet effacement est déjà le principe de l’action terroriste à qui les formes de la politique et les normes du droit sont également indifférentes. Mais la « justice infinie » n’est pas seulement la réponse à la provocation de l’adversaire, contrainte à se situer sur le même terrain que lui. Elle traduit aussi l’étrange statut que l’effacement du politique confère aujourd’hui au droit, à l’intérieur des nations et entre les nations.

La réflexion sur l’état présent du droit nous révèle en effet un singulier renversement des choses. L’effondrement de l’empire soviétique et l’affaiblissement des mouvements sociaux dans les grands pays occidentaux avaient généralement été salués dans les années 1990 comme la liquidation des utopies de la démocratie réelle et de la démocratie sociale au profit des règles de l’État de droit. Le déchaînement des conflits ethniques et des fondamentalismes religieux a aussitôt contredit cette simple philosophie de l’histoire. Mais aussi l’identification du triomphe occidental au triomphe de l’État de droit s’est elle-même montrée problématique. Au sein même des puissances occidentales et dans leurs modes d’intervention extérieure, le rapport du droit et du fait a suivi une évolution qui a tendu de plus en plus à effacer les frontières du droit. Dans ces pays on a vu s’accentuer deux phénomènes : d’une part, une interprétation du droit en termes de droits affectés à une multiplicité de groupes en tant que tels. D’autre part des pratiques législatives visant à mettre partout la lettre du droit en harmonie avec les modes de vie nouveaux, les formes nouvelles du travail, des techniques, de la famille ou des relations sociales. Ainsi s’est trouvé rétréci d’autant l’espace de la politique qui se constituait dans l’intervalle entre la littéralité abstraite du droit et la polémique sur ses interprétations. Le droit ainsi célébré a voulu de plus en plus être l’enregistrement des manières de vivre d’une communauté. À une symbolisation politique de la puissance, des limites et des ambivalences du droit s’est substituée une symbolisation éthique : un rapport d’entre-expression consensuelle entre un état de la société et la norme du droit.

Cette immédiate adéquation du droit et du fait dans la vie d’une communauté, c’est ce qu’affirme la réponse américaine. Mais c’est aussi ce que symbolise la représentation dominante de la Constitution américaine : l’identité éthique entre un mode de vie particulier et un système de valeurs universel. Ethos veut dire séjour et mode de vie avant de vouloir dire système de valeurs morales. Le récent manifeste des intellectuels américains, soutenant la politique de George Bush, soulignait ce point : les États-Unis sont d’abord une communauté unie par des valeurs morales et religieuses communes, une communauté éthique plus que juridico-politique. Le Bien qui fonde la communauté est alors l’identité du droit et du fait. Et le crime perpétré à l’égard de milliers de vies américaines peut être immédiatement posé comme un crime perpétré à l’égard de l’Empire du Bien en tant que tel.

Mais il y a déjà un certain temps que cette montée de l’éthique au détriment du juridique caractérise aussi les formes d’intervention extérieures des grandes puissances. Le brouillage des limites entre le fait et le droit y a pris une autre figure, inverse et complémentaire, de celle de l’harmonie consensuelle : la figure de l’humanitaire et de l’« ingérence humanitaire ». Le « droit d’ingérence humanitaire » a permis de protéger certaines populations de l’ex-Yougoslavie d’une entreprise de liquidation ethnique. Mais il l’a fait au prix de brouiller les frontières symboliques en même temps que les frontières des États. Il n’a pas seulement consacré l’abandon définitif d’un principe structurant du droit international, le principe de non-ingérence – dont les vertus étaient assurément équivoques. Il a surtout introduit un principe d’illimitation destructeur de l’idée même de cet écart entre le droit et le fait qui donne au droit son statut.

Au temps de la guerre du Vietnam ou des coups d’État que la puissance américaine suscitait, directement ou indirectement, dans diverses régions du monde, il existait une opposition, plus ou moins explicite, entre les grands principes affirmés par les puissances occidentales et des pratiques subordonnant ces principes aux intérêts vitaux de ces puissances. La mobilisation anti-impérialiste des années 1960-1970 avait dénoncé cet écart entre les principes fondateurs et les pratiques effectives. Aujourd’hui la polémique sur les moyens et les fins semble évanouie. Le principe de cet évanouissement, c’est la représentation de la victime absolue, victime d’un mal infini, obligeant à réparation infinie. Ce droit « absolu » de la victime s’est développé dans le contexte de la guerre « humanitaire ». Il a été secondé par le grand mouvement intellectuel de théorisation du crime infini, qui s’est élaboré dans le dernier quart de siècle.

On n’a sans doute pas prêté assez d’attention à la spécificité de ce qu’on peut appeler la seconde dénonciation des crimes soviétiques et du génocide nazi. La première dénonciation avait visé à établir la réalité des faits en même temps qu’à renforcer la détermination des démocraties occidentales dans la lutte contre un totalitarisme toujours en place ou encore menaçant. La seconde, qui s’est développée dans les années 1970 comme bilan du communisme ou dans les années 1980 par le retour sur le processus de l’extermination des Juifs d’Europe, a pris une tout autre signification. Elle a fait de ces crimes non plus seulement les effets monstrueux de régimes à combattre, mais les formes de manifestation d’un crime infini, impensable et irréparable, œuvre d’une puissance du Mal excédant toute mesure juridique et politique. L’éthique est devenue la pensée de ce mal infini, créant une coupure irrémédiable dans l’histoire.

Cet excès de l’éthique sur le juridique et le politique a pour conséquence dernière la constitution paradoxale d’un droit absolu de celui dont les droits ont été absolument déniés. Celui-ci apparaît en effet comme la victime d’un Mal infini contre lequel le combat est lui-même infini. C’est alors le défenseur du droit de la victime qui hérite de ce droit absolu. L’illimité du tort irréparable fait à la victime justifie l’illimitation du droit de son défenseur. La réparation américaine du crime absolu exercé à l’égard de vies américaines porte le processus à son achèvement. L’obligation d’assistance envers les victimes du Mal absolu est devenue identique au combat sans limites contre ce mal. Et celui-ci s’identifie au déploiement d’une puissance militaire démesurée qui fonctionne comme force de police chargée de remettre l’ordre dans toutes les parties du monde où le Mal peut prendre abri. Mais cette puissance militaire est aussi une puissance judiciaire, exerçant contre tous les complices supposés du Mal infini le pouvoir mythique de la Vengeance poursuivant le Crime.

Le droit illimité est, selon l’adage, identique au non-droit. Victimes et coupables tombent également dans ce cercle de la « justice infinie » que traduit aujourd’hui l’indétermination juridique totale affectant le statut des prisonniers de l’armée américaine et la qualification des faits retenus à leur encontre. Hegel se moquait jadis de la nuit de l’Absolu où toutes les vaches sont grises. L’indistinction éthique où se noient aujourd’hui le politique et le juridique transforme les prisonniers de Guantanamo en captifs d’un Infini du même genre, qui a simplement troqué le gris contre l’orange.

À la symbolisation juridico-politique s’est lentement substituée une symbolisation éthico-policière de la vie des communautés dites démocratiques et de leurs rapports avec un autre monde, identifié au seul règne des pouvoirs ethniques et fondamentalistes. D’un côté le monde du bien : celui du consensus supprimant le litige politique dans l’harmonisation heureuse du droit et du fait, de la manière d’être et de la valeur. De l’autre le monde du mal, celui où le tort est à l’inverse infinitisé et où il ne peut plus s’agir que de guerre à mort.