D’un mois de mai à un autre

Juin 2002

Entre la fin du mois d’avril et le début du mois de mai, les rues de Paris et de nombreuses autres villes de France se sont remplies de cortèges de manifestants et notamment de foules de jeunes comme on n’en avait pas vu depuis le mois de mai 1968. Une différence pourtant séparait ces deux printemps : en 1968 les manifestants avaient bruyamment opposé la réalité du pouvoir politique et social qu’ils représentaient aux jeux électoraux des partis. « Élections, piège à cons », tel avait été le mot d’ordre exprimant leur désintérêt pour les élections alors organisées par le général de Gaulle. « Abstention, piège à cons », tel fut en revanche le mot d’ordre sous lequel défilaient en 2002 les vieux qui n’étaient plus descendus dans la rue depuis ce temps et les jeunes qui y descendaient pour la première fois. Comme si le mouvement de la rue avait d’abord pour tâche d’expier une bonne fois trente ans de péché.

Tel fut peut-être le sens le plus profond des événements qui ont entouré l’élection présidentielle française. Quoi qu’on en ait dit, l’aspect le plus important ne fut pas le score obtenu par l’extrême droite. Celui-ci fut sans doute légèrement supérieur à la moyenne qu’elle obtenait depuis quinze ans, mais n’a eu en aucun cas le caractère d’un raz de marée. Et la force qu’il traduisait était bien plus celle d’un mouvement d’opinion diffus que d’un parti fasciste prêt à prendre le pouvoir. Ce qui a transformé cette légère augmentation en événement traumatique, c’est que le mécanisme du système majoritaire, fait pour assurer le monopole de la lutte pour le pouvoir à deux grands partis de gouvernement, en marginalisant toutes les autres forces, a fait, pour une fois, le contraire. Le Parti socialiste avait largement profité du poids électoral de l’extrême droite et de la soustraction qu’elle opérait sur les voix de droite. Cette fois le mécanisme s’est retourné contre lui.

Mais si le représentant socialiste a pu être éliminé du second tour par l’extrême droite, c’est évidemment pour une autre raison : parce que les voix de gauche sur lesquelles il comptait lui ont manqué. Ici encore le mécanisme majoritaire s’est mis à fonctionner à l’envers. La gauche officielle avait pu accéder au pouvoir, s’y maintenir ou s’y retrouver, depuis vingt ans, grâce aux voix de l’autre gauche : celle qui se réclame de l’héritage des années 68, qui s’est battue dans les mouvements sociaux de 1995, mobilisée, les années suivantes, contre les lois racistes, pour la régularisation des travailleurs sans papiers ou encore contre la mondialisation capitaliste. La gauche officielle a généralement bénéficié des voix de cette gauche militante, plus intéressée par le développement des mouvements politiques de lutte que par les processus électoraux. Comme elle estimait que ces voix lui étaient assurées de toute façon, elle ne s’est jamais donné de mal pour les gagner. Elle n’a en particulier rien fait pour donner une solution politique aux problèmes de l’intégration des travailleurs d’origine étrangère et de leurs enfants. Depuis vingt ans elle n’a cessé de retarder la mise en œuvre d’une promesse électorale pourtant bien modeste : la participation des étrangers aux élections locales. Les Français, disaient-ils, n’étaient pas mûrs pour cette mesure. Comme si l’électeur moyen était vraiment trop arriéré pour admettre l’idée absolument incroyable selon laquelle il est normal que ceux qui vivent et travaillent en un lieu participent aux discussions et aux décisions sur la vie de ce lieu. Ces Français « pas encore mûrs », c’étaient simplement les électeurs du parti d’en face que les gouvernants socialistes entendaient séduire en montrant leur esprit de responsabilité. Telle est en effet la logique du système majoritaire : que les partis de pouvoir s’occupent non pas de répondre aux engagements pris envers des électeurs, dont ils pensent qu’ils seront, de toute façon, obligés de voter pour eux, mais d’aller glaner, chez les électeurs du parti opposé, le petit supplément qui assure la victoire.

Le véritable événement de l’élection présidentielle, c’est que cette logique s’est enrayée. Pour la première fois depuis 1968, la gauche militante a massivement refusé de voter pour la gauche officielle. Bien sûr elle a été la première choquée par le résultat de cette rupture et la première à descendre dans la rue, avec les jeunes des lycées, pour exprimer son rejet absolu des idées et des valeurs de cette extrême droite xénophobe et raciste que la faillite de la gauche officielle avait qualifiée pour le second tour électoral. Mais il s’est alors produit un étrange renversement des choses. La gauche officielle, sa presse et ses intellectuels ont en effet tenu aux manifestants ce simple langage : pourquoi donc êtes-vous aujourd’hui dans la rue, sinon en raison d’une situation dont vous êtes les premiers responsables ? Si vous aviez voté, en électeurs responsables, pour le candidat socialiste, rien de tel ne se serait passé. Mais vous avez préféré vous réfugier dans l’abstention ou disperser vos voix sur des candidats de protestation.

Cette notion de protestation mérite qu’on s’y arrête. Tous les analystes autorisés nous ont longuement expliqué qu’il y avait dans cette élection deux sortes de candidats : des candidats de gouvernement et des candidats de protestation. Mais qu’est-ce qui distingue un candidat de gouvernement d’un candidat de protestation ? C’est tout simplement le fait que l’un a déjà l’habitude de gouverner et l’autre non. L’argument se résume à dire que le pouvoir doit revenir au pouvoir, c’est-à-dire aux deux grands partis consensuels qui le partagent par alternance. Cette belle logique est perturbée par le fait des « protestataires ». Qu’est-ce qu’un protestataire ? On pourrait suggérer que les protestataires sont tout simplement ceux qui ne se satisfont pas d’une politique réduite à l’art de prendre et de garder le pouvoir et que même les succès de l’extrême droite tiennent à ce que celle-ci appelle à des décisions collectives claires sur les grands enjeux nationaux et internationaux.

On comprend que cette explication ne séduise guère les « candidats de gouvernement », non plus que les journalistes, politologues, sociologues et autres intellectuels, chargés d’expliquer le peu de succès des premiers. Pour eux, « protester », c’est-à-dire ne pas se reconnaître dans les partis consensuels, est une maladie. Et, pour ceux qui représentent la science adulte du gouvernement, il y a deux grandes maladies : la vieillesse et la jeunesse. Ils divisent ainsi les protestataires : d’un côté les « victimes de la modernité » : ceux qui n’arrivent pas à s’adapter aux conditions économiques, technologies ou manières de vivre nouvelles, et votent donc pour les valeurs désuètes de l’extrême droite ; de l’autre, les éternels enfants qui rêvent de changements politiques et sociaux radicaux, et se refusent à soutenir le socialisme moderne, libéral et responsable.

Les maladies sont l’affaire des médecins. Pour ceux qui souffrent de maladie sénile, on propose des mesures pour les aider à mieux vivre leur situation, en espérant que la marche de la modernité les pousse doucement vers la tombe. Pour ceux qui souffrent de maladie juvénile, en revanche, un traitement de choc s’impose. Il faut leur faire comprendre une fois pour toutes ce qu’est la politique. Ils s’imaginent que celle-ci consiste à se battre pour une certaine idée de la communauté, en faisant confiance à la puissance d’intelligence et d’action du plus grand nombre. Il faut les guérir enfin de cette folie, leur apprendre à douter radicalement de la capacité collective et de leur propre capacité de juger et d’agir selon leur jugement. Il faut leur apprendre que la politique pour eux doit consister seulement à voter, mais aussi à voter contre leur choix. Celui qui vote, en effet, tend toujours à le faire selon les idées qu’il estime justes et pour les candidats qui lui en semblent le plus proches. Cela encore est de l’irresponsabilité. Il faut faire comprendre aux irresponsables que le principe du vote ne doit pas être le choix mais la soumission, non pas la confiance mais la crainte. C’est en somme ce que Hobbes avait dit en faisant de la crainte le principe d’une communauté fondée sur la soumission inconditionnelle au pouvoir souverain. Les ténors de la gauche officielle ont transformé la théorie hobbesienne en exercice pratique de mortification : vous n’avez pas voulu voter pour le candidat de la gauche officielle et responsable. Vous devez expier. Et comment expier sinon en votant massivement au second tour pour l’homme qui représente l’actuel système de gouvernement en ce qu’il a de plus médiocre et de plus corrompu, en votant en somme pour la pure et simple soumission au souverain – soumission d’autant plus exemplaire que la personne qui incarne le souverain est plus méprisable ?

Comment faire marcher le mécanisme de la soumission ? En jouant sur le double ressort de la culpabilité et de la peur. En produisant la peur par la culpabilité et la culpabilité par la peur. La chose était mal commode car les sondages effectués au soir du premier tour laissaient prévoir une victoire écrasante de Chirac au second tour. On vit donc dans les jours suivants se développer, dans la presse et dans les milieux intellectuels et artistiques de gauche, une intense campagne alarmiste, faisant état de pseudo-sondages des Renseignements généraux, attribuant des scores fantastiques à Le Pen. On vit se développer des campagnes de prédication, souvent menées par des figures plus ou moins emblématiques des années 1968, pour persuader chacun de nous que, s’il s’abstenait de mettre dans l’urne un bulletin au nom de Chirac, il se faisait le complice conscient d’une prochaine ouverture en France de camps de concentration.

Et c’est ainsi que l’on vit des centaines de milliers de manifestants retourner contre eux-mêmes leur puissance. Ils étaient descendus dans la rue pour exprimer leur désarroi et leur refus en face de l’extraordinaire publicité que la faillite de la gauche officielle venait d’offrir au candidat d’une France raciste. Il leur fallut défiler sous les bannières de la contrition et de la peur, en arborant ces banderoles qui disaient : « Votez escroc, pas facho » ou encore : « Mieux vaut une République bananière qu’une France hitlérienne. » Comme personne ne croyait sérieusement à la menace d’une France hitlérienne, le mot d’ordre voulait dire en fait : mieux vaut une République bananière que la République que nous tous ici assemblés pourrions imaginer de construire par nos propres forces. Mieux vaut une République bananière, c’est-à-dire mieux vaut la soumission, en général.

On sait le succès qu’a eu cette campagne dans l’immédiat. Elle a assuré le succès électoral de celui qui incarnait la soumission par la peur. Elle a, par la même occasion, fourni une vérification irréfutable à l’argument qui a fait la fortune de l’extrême droite, à savoir qu’elle est la seule force opposée au consensus, la seule force en somme à faire de la politique. Quant aux effets à long terme de cette double démonstration, il ne semble pas que les promoteurs de cette campagne s’en soient beaucoup souciés.