Victor Hugo :
les ambiguïtés d’un bicentenaire

Août 2002

Il y a donc deux cents ans qu’est né Victor Hugo. Les anniversaires ne dépendent pas de la volonté des hommes. Il en va différemment pour les célébrations. Il n’y avait pas de raison décisive de faire, il y a deux ans, un événement du vingtième anniversaire de la mort de Sartre. Mais il y avait la volonté de signifier, à travers sa « réhabilitation », qu’une certaine page était tournée. Puisque le marxisme et la révolution auxquels il avait associé sa parole et son action, pour le scandale des honnêtes gens et de beaucoup de ses collègues, ne faisaient plus peur, on pouvait l’en dissocier, souligner à l’inverse l’indépendance de l’artiste et l’exigence du moraliste qui l’avaient toujours distingué des forces du mal alors même qu’il en semblait le plus proche. On pouvait l’intégrer dans une tradition nationale de l’écrivain honnête homme, amoureux de l’art mais aussi soucieux de la justice et du bien communs, opposée à l’aveuglement des clercs séduits par les sirènes de la théorie et de la pratique totalitaires.

Pour Victor Hugo l’opération est apparemment plus simple. La célébration de l’auteur des Misérables semble cadrer naturellement avec une actualité politique où le nouveau gouvernement français a pris pour mot d’ordre la sollicitude pour la France d’en bas : formule assez élastique pour unir l’habitant des banlieues victime de la délinquance, l’artisan boulanger, fabricant de pain à l’ancienne, le petit patron et le notable local. Jean Valjean était voleur de pain plutôt que boulanger mais aussi, au sortir du bagne, patron et maire d’une ville industrielle. Mais surtout la célébration de Victor Hugo s’inscrit dans la grande entreprise qui oppose la bonne tradition de l’intellectuel moraliste d’avant-hier, épris de justice, de progrès social et d’instruction publique à la mauvaise tradition de l’intellectuel d’hier, immoral adorateur des nécessités de la dialectique et des ruses de l’histoire.

Pendant longtemps ces républicains du XIXe siècle, épris de fraternité humaine et de progrès du peuple par l’instruction avaient été l’objet d’hommages ambigus, où la suspicion et la moquerie se mêlaient volontiers. Les marxistes se gaussaient de ces républicains ou socialistes sentimentaux qui dissimulaient derrière de grands mots les réalités nues de la lutte des classes et croyaient guérir les maux sociaux par les sentiments généreux et l’instruction publique. Mais les antimarxistes leur en voulaient tout autant : l’emphase avec laquelle ils avaient dénoncé la misère n’avait-elle pas créé une atmosphère sentimentale de compassion pour les humbles ouvrant la porte aux meurtrières illusions égalitaires et favorisé la complaisance des intellectuels envers les totalitarismes ? Leurs appels à la fraternité universelle n’avaient-ils pas contribué à désarmer la volonté des démocraties face à leurs adversaires ? Tant que le spectre du communisme faisait peur, ces fantômes de la grande foi fraternelle et humanitaire étaient eux-mêmes suspects. La morale des idéalistes passait pour complice de la brutalité des révolutionnaires réalistes. C’était déjà là-dessus qu’ironisait dans Les Misérables la chanson de Gavroche :

Maintenant que la peur du communisme s’est éloignée, on peut récrire et réévaluer l’histoire. La morale, longtemps associée à la fuite commode devant les réalités et aux complaisances douteuses envers les illusions révolutionnaires, est aujourd’hui revendiquée par les gouvernants, les chefs de guerre et les idéologues comme le principe de toute leur action. Aussi Voltaire et Rousseau, Hugo, Michelet ou Zola peuvent-ils maintenant fournir l’exemple des bons intellectuels, ceux qui dénonçaient les abus réels de leur temps et défendaient les valeurs essentielles de la civilisation et de la communauté. Une partie de la classe intellectuelle française chante ainsi les louanges de ces héros nationaux de la pensée universelle qu’elle oppose aux misérables petits intellectuels du XXe siècle, salariés ou subventionnés par des gouvernements démocratiques et acharnés à dénier la liberté dont ceux-ci leur permettaient de jouir et à chanter les louanges du totalitarisme.

À ces triomphes post mortem se joint, il est vrai, une inquiétude mi-feinte mi-sérieuse. Ceux qui, il y a dix ans, célébraient la victoire finale de la démocratie libérale, des droits de l’homme et de l’individu sur les contraintes ou les horreurs du collectivisme, changent maintenant de ton. Il y a aujourd’hui, disent-ils, trop de droits et trop peu de devoirs, trop de libre choix individuel et trop peu de discipline collective et de lien social. L’individualisme démocratique mettrait maintenant la démocratie en péril. Contre cela le remède serait de revitaliser la grande tradition de la république éducatrice, apprenant à tous et à chacun à faire passer ses revendications privées derrière les grandes valeurs universalistes et le sens du lien commun. L’heure est au retour aux pères fondateurs de la vie civique, qu’ils s’appellent Thomas Jefferson ou Victor Hugo. Les nostalgiques du mouvement social ont, bien sûr, une interprétation plus caustique de ce retour aux grandes figures de l’idéalisme républicain. Si Les Misérables sont à nouveau à l’ordre du jour, c’est parce que la misère l’est, parce que la destruction néolibérale des formes de protection et de solidarité sociales fait à nouveau d’elle une affaire individuelle, objet de la sollicitude des enquêteurs sociaux, des associations philanthropiques et des hommes de lettres au grand cœur.

Mais on pourrait opposer aux uns et aux autres que ce grand cœur lui-même a ses ambiguïtés et que ce sont celles-ci qui font l’actualité du poète. Victor Hugo a présenté Les Misérables comme un grand cri lancé contre la « dégradation de l’homme par le prolétariat ». Mais ce cri est loin d’être univoque. Ce n’est pas seulement parce qu’il divise la misère en deux : un problème à résoudre par les gouvernements des hommes et un mystère confié à la providence divine. C’est surtout qu’à la compassion pour les victimes de l’ordre social se mêle une singulière fascination pour les bas-fonds obscurs de cet ordre. Si lyrique que soit la description de la mort héroïque des républicains sur les barricades, on sent le poète plus intéressé par l’épisode qui suit : Jean Valjean s’enfonçant, en portant le corps de Marius blessé dans « l’intestin de Léviathan », c’est-à-dire dans le grand égout parisien. Le dessous obscur de la cité brillante, c’est, pour les politiques, le monde de la misère qui accuse l’ordre social ou le royaume de la subversion qui en sape les bases. Pour le romancier, la « descente aux enfers » de la société est autre chose : la plongée dans ce monde souterrain qui est la vérité secrète de l’autre, dans l’univers de la grande égalité qui soutient la surface des distinctions sociales et en recueille les défroques. L’égout est, dit-il « la conscience de la ville », le « grand cynique » qui dit tout : la toque du juge se vautre près d’une pourriture qui a été la jupe de la servante, le louis d’or côtoie le clou du suicidé ou ce drap fin de marquise devenu le linceul d’un révolutionnaire.

Ce grand pêle-mêle est autre chose qu’une curiosité d’esthète. C’est l’emblème d’une autre égalité que celle pour laquelle combattent les insurgés. C’est aussi l’emblème d’une idée nouvelle de l’art. Celui-ci a longtemps décoré les palais et servi les fêtes des grands de ce monde. Au temps de Hugo, il se voue maintenant à une beauté nouvelle : non pas celle des exploits du peuple, mais celle de la splendeur inédite qui naît de la déchéance même des grandeurs anciennes. Ce n’est pas seulement que désormais, comme le dit Flaubert, il n’y a plus de distinction entre les sujets nobles et les sujets vils et qu’une petite ville de province normande vaut Constantinople. C’est que, au moment même où certains annoncent la mort de l’art anesthésié par la grise rationalité de l’ordre bourgeois, celui-ci se découvre un territoire nouveau, renouvelable à l’infini : le territoire de toutes ces parures de la grandeur ou opulences de la marchandise déchues de leur usage social et pourvues par là d’une beauté inédite faite d’éléments contradictoires : elles sont à la fois les signes écrits où se lit une histoire, des emblèmes de la mélancolie des choses désaffectées et les témoignages de la splendeur nue de ce qui est là sans pourquoi, comme la rose du mystique.

Sans doute Hugo ne se laisse-t-il aller qu’à demi au charme de cette beauté. Les chapitres des Misérables sur les bas-fonds frisent parfois la schizophrénie. Le poète décrit somptueusement les paysages fantastiques de l’égout, le réformateur l’interrompt pour réclamer que l’on fertilise les champs avec ces excréments jetés sans profit dans l’eau des fleuves. Le premier se laisse fasciner par les créations monstrueuses de cette « langue crapaude » qu’est l’argot. Le second l’arrête pour appeler les gouvernants à répandre à pleins flots les lumières de l’instruction qui dissiperont les ténèbres du crime et de sa langue. La postérité, elle, a suivi plus franchement la voie de cette descente dans l’inconscient de la société, et exploité le filon de cette beauté nouvelle des choses désaffectées. La poétique surréaliste s’en est nourrie : promenades du « paysan de Paris » d’Aragon dans ces passages parisiens désuets qui sont comme l’ouverture des enfers au cœur de la grande ville moderne ; photographies par Brassaï des graffitis des murs qui sont les nouvelles peintures rupestres ou de ces sculptures involontaires constituées par exemple d’un ticket d’autobus roulé ; clichés pris par Eli Lotar aux Abattoirs ; théorisation par Walter Benjamin du « travail de la dialectique » dans l’architecture démodée des temples désaffectés de la marchandise du XIXe siècle. Récemment Georges Didi-Huberman tentait, dans son livre Ninfa moderna, de tracer le passage du drapé tombé de la sculpture antique aux étalages de vêtements de Christian Boltanski ou aux photographies faites par Steve Mac Queen des serpillières roulées dans les caniveaux parisiens. Il faisait de l’égout de Hugo et de ses chiffons rendus à la boue un moment fort dans cette évolution, entre la beauté ancienne des lignes pures et des attitudes nobles et cette beauté contemporaine susceptible de se manifester dans un tas de chiffons désaffectés. On peut discuter la thèse mais il est raisonnable de penser que cet héritage de l’auteur des Misérables est plus actuel et plus profond que l’autre.