La machine et le fœtus

Janvier 2003

Quand les intellectuels ne savent plus très bien où ils en sont, il est assez fréquent que les artistes le leur indiquent. Ce n’est pas qu’ils aient un don supérieur de divination. C’est simplement que l’on marque mieux l’horloge du temps quand on n’a pas la charge de le prédire ou d’en tirer les leçons. Ces temps-ci, les intellectuels parisiens sont perdus dans une obscure querelle où, sur la première page des grands quotidiens, ils s’accusent réciproquement d’avoir épousé la cause de la réaction, en trahissant les idéaux de la liberté ou de l’égalité ou des deux à la fois, sans qu’on sache très bien de quoi parlent les belligérants1. En revanche le visiteur qui franchit la porte du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, où se tiennent en même temps la rétrospective des œuvres de Picabia et la présentation du cycle Cremaster de Matthew Barney a le sentiment assez sidérant de tout comprendre en deux heures de ce qu’ont été les idéaux d’un siècle et leurs transformations.

L’exposition Picabia, tout d’abord, prend figure d’encyclopédie. Le premier tableau qu’elle présente est un Pissarro plus vrai que nature, les derniers, peints dans les années 1950/1960, se situent dans la mouvance de la peinture informelle. Entre-temps le peintre aura peint les tableaux les plus résolument cubistes, les œuvres emblématiques du dadaïsme et les témoignages les plus probants du retour au réalisme le plus académique. En raison de sa date de naissance, il aura seulement évité la plus ancienne des écoles qui ont marqué les trois quarts de siècle qu’il a traversés. Le symbolisme seul manque à la collection des styles qu’il a empruntés. Or c’est ce maillon manquant que présente, sous sa forme la plus radicale, le cycle Cremaster. À travers les analogies qu’il compose entre films musicaux, sculptures plastiques et Cibachrome, celui-ci rejoue le rêve wagnérien de l’œuvre d’art totale. Il ramène aussi toute l’imagerie et les procédés favoris d’un temps : décors de glaciers ou de colonnades rococo, formes lisses et lignes onduleuses, esthétique art-déco faisant d’une coque de voiture ou d’un service de table des poèmes absolus, modulations d’opéra post-romantique sur fond de dorures fin de siècle, divinités aquatiques, nymphes, satyres et ballets de filles-fleurs ou évocations de légendes celtiques.

Le rapport d’un étage à l’autre du musée d’Art moderne compose alors une singulière dramaturgie de l’art moderne. L’on peut voir dans l’œuvre de Matthew Barney le dernier épisode de la légende d’un siècle, sautant simplement l’âge pop et l’âge conceptuel et sublimant le bric-à-brac néogothique des musiques ou films contemporains pour ramener un cycle de l’art à son point de départ. L’on peut, à l’inverse, dire que le cycle des Cremaster résume tout le fatras symboliste, spiritualiste, wagnérien et esthétisant contre lequel, dans les années 1910, s’élevèrent les provocations futuristes ou dadaïstes de jeunes gens comme Picabia, pensant que, si c’était cela l’art, mieux valait le mettre à mort et célébrer le règne joyeux de la machine.

On retiendra alors, plus que la traversée des formes d’un siècle, l’opposition de deux moments caractéristiques : les années 1910/1920 contre les années 1990/2000. Mais cette opposition ne se laisse pas ramener à l’opposition d’un âge moderniste des ruptures radicales et d’un âge post-moderne de la récupération et du recyclage généralisés. C’est d’une manière plus complexe que s’opposent des paradigmes esthétiques qui sont plus largement des paradigmes du rapport des hommes avec la matérialité, porteurs de visions antagonistes de l’histoire et du monde communs.

Entre l’artiste radical des années 1920 et l’artiste fêté en l’an 2000, ce sont deux idées de l’antinature qui s’opposent : machine ou artifice. Dans les années 1915-1920, Picabia peint ses peintures « mécanomorphes ». Pour rejeter la ressemblance picturale traditionnelle, il s’inspire très fidèlement des dessins de machines présentés par les revues scientifiques, quitte à leur donner des noms de fantaisie : Le Saint des saints ou Portrait d’une jeune fille américaine dans l’état de nudité. Plus tard, il choisira pour ses peintures le Ripolin des peintres industriels. Il oppose ainsi à l’ordre naturel qui commandait la tradition de la peinture la dureté du métal et la géométrie de la machine. Ce choix esthétique épouse le temps des grands espoirs mis en la machine destructrice du vieil homme et promotrice d’un monde nouveau. Picabia ne s’est pas beaucoup occupé de politique, moins encore de révolution. Mais le lien entre les inventions des artistes et les luttes et espérances d’un temps passe moins par leurs engagements personnels que par une commune attitude à l’égard des puissances de la matière sensible.

L’antinature de Matthew Barney s’appelle, elle, artifice. Sa matière n’est pas le métal des machines de rêve dadaïstes ou de l’épopée soviétique, mais la matière molle des dérivés du pétrole. Nylon, plastique, vinyle et résine sont, avec le tapioca, la matière première essentielle des sculptures plus ou moins monumentales qui servent tantôt de répliques tantôt de piédestaux aux images de ses films. Ses voitures n’ont ni bielles ni cylindres, seulement des coques en plastique moulé. Les inventeurs des années 1920 opposaient la dureté des engrenages machiniques aux mollesses du vieux monde et aux fioritures Modern Style. Il choisit, lui, la matière résiduelle et malléable, cette matière docile aux rêves comme aux mains, privilégiée par un âge qui pense moins à changer la vie qu’à abolir les frontières séparant le vivant du non-vivant.

Une « matière », c’est toujours aussi une certaine idée de ce que la matière peut pour l’homme et de ce que l’homme peut sur la matière. L’ironie des peintures mécanomorphes de Picabia est assez loin des ivresses futuristes et des rêves constructivistes. Mais elle n’en dit que mieux leur enjeu le plus essentiel. Revoyons les titres de ces peintures d’engrenages, de pistons et de poulies : Parade d’amour, Le Fiancé et surtout, plusieurs fois repris : Voilà la fille née sans mère. Le rêve machinique est exactement cela : le rêve de la filiation maternelle abolie. C’est pour cela qu’il s’est si bien ajusté au rêve de l’auto-émancipation ouvrière. Le rêve d’autonomie est celui d’une humanité mâle s’engendrant elle-même. Machines célibataires des artistes malicieux et acier trempé des constructeurs soviétiques tiennent ensemble à ce rêve d’une puissance absolue d’auto-engendrement. Il y a, certes, bien des manières de le monnayer. Chez Picabia cette capacité se réalise finalement, loin de tout programme constructiviste collectif, dans la simple virtuosité du technicien capable de faire avec le même succès n’importe quoi : tableaux ou anti-tableaux, figuration ou anti-figuration. On oppose volontiers l’individualisme de l’invention artistique à la rigueur de l’entreprise collective. Mais c’est à un même fond commun que puisent l’un et l’autre. Un individualisme est toujours l’autre face d’un collectivisme.

Il y a différentes façons de liquider ce rêve prométhéen de l’homme qui veut être son propre géniteur. Il y a la vieille sagesse tragique, disant que le plus grand bien pour l’homme serait de n’être jamais né, et le second des biens de mourir le plus tôt possible. Celle-ci s’est transformée, à l’époque romantique, en nostalgie de l’avant-naissance. Nietzsche résumait la sagesse tragique wagnérienne dans le souhait d’Isolde mourante, celui de se perdre à nouveau dans la grande mer originelle de l’Indifférencié. La psychanalyse, pour son compte, a volontiers opposé à l’utopie communiste de l’homme créateur de lui-même la misère irréductible de l’animal humain comme animal inachevé, marqué par la prématuration de sa naissance. Sous ses aspects de retour à la simple raison, le capitalisme contemporain nourrit peut-être sa propre utopie : l’utopie d’une vie échappant à cette « misère », une vie consommatrice sans douleur, tout entière passée dans la quiétude du ventre maternel. Le cycle des Cremaster se propose de retracer analogiquement l’histoire du fœtus entre indifférenciation et différenciation sexuelle. Mais il ne s’agit pas seulement d’analogie ou de symbole. Les intérieurs de voiture que Matthew Barney enferme dans des blocs de plastique, évoquant à la fois la graisse protectrice et la pureté des glaciers, illustrent bien la réversion de l’idéologie métallique et mécanique. La matière molle des artifices, c’est la matière toujours prête à se fondre en océan primitif ou en liquide amniotique pour célébrer une vie fœtale élevée à la dimension de l’éternité.

Ici encore l’individuel et le collectif ne se séparent pas plus que l’art et la politique. De graves penseurs s’émeuvent régulièrement des dangers que le narcissisme exacerbé de l’« individu démocratique » ferait courir à la gestion des intérêts collectifs. Mais ces prétendus opposés pourraient bien n’être que les deux faces d’une même pièce. Le rêve de protection maternelle ininterrompue que traduit l’univers liquide de l’artiste à la mode est synchrone avec cette promesse de sécurité en quoi les États riches résument aujourd’hui le tout de la politique.

1.

Il s’agit de la querelle suscitée alors par l’ouvrage de Daniel Lindenberg, Les Nouveaux Réactionnaires.