Auteur mort ou artiste trop vivant ?

Avril 2003

Cette fois-ci, l’auteur serait vraiment mort. Il y a trente ans déjà, les philosophes auraient prononcé son arrêt de mort théorique en ruinant le fondement de sa prétention, le sujet maître et propriétaire de ses pensées. C’était l’époque où les artistes pop, avec leurs portraits de stars ou leurs boîtes de potage en série, détruisaient le privilège de l’œuvre unique. Sont venus ensuite : l’art des installations où l’artiste souvent se contente de redisposer des objets d’usage et des images déjà existantes ; la pratique des DJ mixant des éléments sonores empruntés à des compositions existantes au point de les rendre méconnaissables, et enfin la révolution informatique, instaurant la reproductibilité sans contrôle des textes, des airs et des images.

Ainsi semble se défaire ce qui constituait le contenu même de la notion d’œuvre : l’expression de la volonté créatrice d’un auteur dans une matérialité spécifique travaillée par lui, singularisée dans la figure de l’œuvre, posée comme original distinct de toutes ses reproductions. L’idée de l’œuvre devient radicalement indépendante de tout façonnage d’une matière particulière. La Salle des Martin de Bertrand Lavier expose cinquante peintures exécutées par des auteurs du nom de Martin. Aucune de ces peintures ne joue plus le rôle d’œuvre originale. L’originalité de l’œuvre est passée dans l’idée, immatérielle en elle-même, de leur rassemblement. N’importe quel amas de matériaux peut alors venir à sa place, comme ce tas de vieux papiers, élément d’une installation de Damien Hirst qu’un employé de musée londonien, soucieux de propreté, jeta malencontreusement à la poubelle.

Cette indistinction qui rend indifférente toute matière, il est tentant de la rapprocher de celle qui transforme discours, images ou musiques en bits d’information. Avec la révolution informatique, toute matérialité, dit-on, se transforme en idéalité. Les idées, images et musiques, semblablement numérisées, courent librement d’écran en écran, en narguant ceux qui veulent affirmer sur elles le droit des propriétaires. Ainsi disparaîtrait le principe même du privilège de l’auteur : la différence entre les moyens de la création et les machines de la reproduction. Certains y voient la puissance du cerveau-monde ou de la machine-monde, faisant voler en éclats la propriété et la domination. Les prolétaires de tous les pays ne se sont pas unis pour enterrer la domination bourgeoise, mais la révolution technique aurait confirmé, au détriment de la propriété intellectuelle et artistique, l’autre grande prophétie du Manifeste communiste : « Tout ce qui est solide se dissipe dans l’air. » Relayant les producteurs défaillants, les machines de reproduction travailleraient à un communisme inédit, en rendant toute réalité immatérielle, donc inappropriable.

Cette foi dans les vertus communistes de la technique ne va pas sans problème. Ni les ingénieurs ni les juristes ne sont à court de moyens pour reformuler les droits de la propriété et inventer les logiciels propres à la faire respecter. Mais surtout la reproductibilité technique n’a aucune conséquence évidente sur le statut conceptuel de l’auteur. Dans les années 1930 Walter Benjamin voyait dans les conditions industrielles de la production et de la diffusion cinématographiques le principe d’un art libéré de l’aura de l’œuvre unique. La prophétie ne s’est pas vérifiée, tout au contraire : au moment même où Broodthaers, Beuys et les artistes de Fluxus tournaient l’art du musée en dérision, les jeunes turcs des Cahiers du cinéma consacraient la « politique des auteurs ». Et quand les musées se sont convertis eux-mêmes à la prose des installations, les Histoire(s) du cinéma de Godard ont recueilli la sacralité du Musée imaginaire de Malraux. Malgré la multiplicité des contraintes de production et des collaborations artistiques et techniques que suppose un film, le « metteur en scène » de cinéma est devenu l’incarnation exemplaire de l’auteur mettant sa marque sur sa création.

Mais sans doute la confiance excessive mise dans les effets de la révolution technique découlait-elle d’une vision un peu simpliste de l’auteur. Une opinion reçue veut que la modernité littéraire et artistique depuis le romantisme ait été liée au développement du culte de l’auteur, né en même temps que les droits du même nom et que l’individualisme de la « révolution bourgeoise ». En conséquence, tout ce qui contredit ce privilège – des images en série de stars ou de produits commerciaux de l’âge pop aux piratages de l’âge digital – se voit versé au compte d’une révolution post-moderne, qui aurait détruit, sinon les droits juridiques de la propriété, à tout le moins les illusions modernistes de l’originalité artistique associées au mythe de l’auteur propriétaire.

Mais les rapports entre l’auteur, le propriétaire et la personne sont infiniment plus complexes. La consécration du génie littéraire n’est pas née à la fin du XVIIIe siècle des démarches de Beaumarchais en faveur du droit d’auteur ni des offensives de l’« individualisme bourgeois ». Elle est née, à l’inverse, de l’acharnement des philologues de cette époque à déposséder Homère de la paternité de son œuvre, à faire de celle-ci l’expression anonyme d’un peuple et d’un âge. L’idée moderne de l’auteur est née en même temps que celle de l’impersonnalité de l’art. C’est cette équivalence entre l’auteur et la force anonyme qui le traverse qu’exprima à l’époque romantique le concept de génie. Et les représentants supposés de l’art pour l’art et du culte de l’artiste n’ont cessé, comme Flaubert, d’exprimer la radicale impersonnalité de l’art ou, comme Mallarmé, d’affirmer que le poète était nécessairement « mort comme untel ».

Cette idée n’a jamais empêché aucun artiste de réclamer ses droits d’auteur. Mais elle a défini un dédoublement de l’idée de propriété, un lien singulier entre propriété et impropriété. Près de deux siècles avant que Sherrie Levine ne fasse œuvre en photographiant les photographies de Walker Evans, les frères Schlegel avaient mis à l’ordre du jour des poètes romantiques la repoétisation des poèmes classiques. Entre-temps les surréalistes avaient démontré que les expressions les plus personnelles de l’absolu du désir et du rêve pouvaient coïncider avec le recyclage des marchandises hors d’usage ou des illustrations de magazines et catalogues désuets. L’auteur absolu et impersonnel est celui qui a à sa disposition un patrimoine de l’art, extensible à tout objet quelconque.

Une solidarité s’est ainsi affirmée entre l’impersonnalité du processus artistique et l’indifférence de ses sujets, empruntés à l’impersonnalité de la vie ordinaire. Walter Benjamin a montré comment la photographie était devenue un art en renonçant à composer des tableaux pour s’approprier l’image des anonymes. La photographie de la petite pêcheuse de New Haven a, dit-il, fait plus pour la gloire de David Octavius Hill que ses grandes compositions picturales. La photographie s’est ainsi placée dans le sillage d’une révolution littéraire qui avait assimilé, avec Flaubert, l’absolu d’un livre tenant par son seul style avec l’impersonnalité captée du langage, des rêves et de la vie des individus quelconques. Le culte de l’art est né avec l’affirmation de la splendeur de l’anonyme.

En un sens, on peut dire que les performances et installations de l’art contemporain portent à sa conséquence extrême l’impersonnalité de la création et l’indifférence de son matériau. Les images dérobées par Sophie Calle dans des chambres d’hôtel seraient ainsi la version contemporaine du Journal d’une femme de chambre et, plus largement, du rêve romanesque d’entrer dans la vie de n’importe qui. Mais peut-être cette conséquence apparente cache-t-elle un renversement de logique qui bouleverse la notion d’auteur autrement qu’on ne le décrit couramment : non pas en la faisant disparaître dans la banalité des choses et l’infinité des reproductions mais, au contraire, en la rapprochant de la propriété personnelle de l’idée. L’idée flaubertienne de l’œuvre absolue obligeait le romancier à identifier les splendeurs de sa phrase à la reproduction de la banalité du monde. L’idée de l’artiste contemporain se retire au contraire, en survol par rapport au travail de sa réalisation. Christian Boltanski n’a pas besoin de fixer lui-même au mur les photographies anonymes qui tapissent ses salles d’exposition. Et Lawrence Weiner n’a pas eu besoin de prendre son fusil pour percer dans un mur de musée le minuscule trou qui constitue sa quasi immatérielle contribution à une récente exposition.

Ce qui se perd alors n’est ni la personnalité de l’auteur ni la matérialité de l’œuvre. C’est le travail par lequel cette personnalité s’altérait dans cette matérialité. Le retrait de l’œuvre vers l’idée n’annule pas la réalité matérielle de l’œuvre. Mais elle tend à transformer la propriété paradoxale de l’œuvre impersonnelle en propriété logique d’un brevet d’inventeur. L’auteur contemporain est, en ce sens, plus strictement propriétaire qu’aucun auteur ne l’a jamais été. Le pacte est ainsi rompu entre l’impersonnalité de l’art et celle de son matériau. Pendant que la première se rapproche de la propriété de l’idée, la seconde tend à se déplacer vers la propriété de l’image.

Des générations de photographes ont fait art en captant, dans les rues des grandes métropoles, les fêtes de banlieue ou les plages populaires, les occupations quotidiennes ou les plaisirs extraordinaires des anonymes. Aujourd’hui ces anonymes sont appelés à se faire reconnaître, à réclamer, au lieu de l’immortalisation de l’art, des droits plus tangibles sur la propriété de l’image qui leur a été dérobée. La propriété ne se dissout pas dans l’immatérialité du réseau. Elle tend au contraire à marquer de son sceau tout ce qui est susceptible d’entrer dans l’art, à faire de l’art une négociation entre propriétaires d’idées et propriétaires d’images.

C’est sans doute pour cela que l’autobiographie, qui fait coïncider les deux propriétés, prend tant de place dans l’art de notre temps. On pense à ces écrivains qui ne publient plus que l’interminable journal de leur vie et de leurs pensées ; à ces photographes qui privilégient leur propre image, comme Cindy Sherman, ou les scènes d’intimité des proches, comme Nan Goldin ; à ces cinéastes qui, comme Nanni Moretti, resserrent leur travail sur l’époque autour de la chronique de leur vie ; à ces artistes installateurs qui, comme Mike Kelley ou Annette Messager, peuplent leurs œuvres des peluches de leurs fantasmes plutôt que des objets et des images détournés du monde.

L’auteur par excellence serait alors aujourd’hui celui qui exploite ce qui lui appartient en propre, sa propre image. L’auteur serait non plus le « spirituel histrion » dont parlait Mallarmé mais le comédien de son image. L’art du comédien tend toujours vers une limite qui est la transformation du simulacre en réalité. Travaillant à remodeler physiquement son propre visage, Orlan serait, en ce sens, l’artiste typique de notre temps. Au temps de la numérisation universelle, le « mort » dont parlait Mallarmé semble encore bien vivant. Un peu trop vivant justement.