Juin 2003
« J’ai la mémoire qui flanche », ainsi commence la chanson qui sert d’emblème au Jules et Jim de François Truffaut. Ce dont l’héroïne ne se souvenait plus très bien, c’était la couleur des yeux et le nom de l’aimé : « Étaient-ils bleus ? Étaient-ils gris ? » « Il s’appelait, on l’appelait… Comment l’appelait-on ? »
L’oubli des qualités sensibles d’un être extérieur passe généralement pour une forme bénigne des troubles de la mémoire. Et l’émotion amoureuse est volontiers associée à l’impossibilité d’en représenter adéquatement la cause. Plus grave est évidemment le fait de ne pas se souvenir à la fin de sa phrase de ce que l’on voulait dire en la commençant, ou, au port d’arrivée, des raisons pour lesquelles on est parti en voyage. Plus grave encore d’oublier à mesure ce que l’on a dit et fait.
Cette amnésie est au cœur de notre actualité. Pendant un an, jour après jour, et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, George Bush et ses conseillers, les représentants républicains et démocrates et une cohorte de journalistes, experts et conseillers en tous genres se sont succédé sans trêve sur les écrans de CNN, de la Fox ou de leurs consœurs, pour exprimer l’effroi que leur causaient et que devaient nous causer à tous les armes de destruction massive détenues par le dirigeant irakien. À mesure pourtant que les armées parties pour mettre hors d’état de nuire le détenteur de ces armes s’approchaient de leur but, ce but semblait sortir de la mémoire. Pas d’armes de destruction massive rencontrées au passage des troupes : pas le temps donc de parler sur les mêmes chaînes, assez occupées à narrer heure par heure ce qui se passait, de la non-information constituée par cette non-rencontre.
L’information continue est cela : on ne parle que de ce qui est matière d’information : la menace éprouvée et exprimée vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; l’intervention qui répond à la menace. Où trouver encore le temps de se souvenir de la cause de la menace et de demander que l’intervention la vérifie ? Où trouver le temps de s’étonner que celui qui détient des armes de destruction massive oublie de s’en servir ou s’occupe à les cacher lorsqu’il est attaqué ?
On peut répondre que l’hypothétique possession d’armes de destruction massive était chose secondaire à côté d’une réalité elle absolument certaine : que l’Irak était gouverné par un dictateur. L’intervention trouvait sa légitimité dernière moins dans la neutralisation des armes du dictateur que dans le don fait à son peuple du contraire de la dictature, qui s’appelle démocratie ou liberté.
Que la liberté soit préférable à la dictature, on l’admet sans trop de difficulté. La difficulté est de savoir en quoi consiste cette liberté et à qui il revient de la préférer à la servitude. Celui qui prend la peine d’apporter la liberté aux autres doit supposer qu’elle est un bien positif dont la seule puissance dissipe les ténèbres de l’« axe du mal ». Interrogé pourtant sur ce qu’il pensait des pillages de Bagdad, le ministre de la Défense américain qui avait été le cerveau de l’opération Iraki Freedom fit cette singulière réponse : la liberté est indivisible, elle est donc aussi la liberté de commettre des fautes et des crimes.
Le problème est que cette liberté-là n’a jamais manqué aux Irakiens, non plus qu’aux autres, et que le dictateur, à ce compte, était aussi libre de commettre des crimes ou d’avoir des armes de destruction massive que les pillards de dépouiller ses palais. Il faut donc entendre par ce don de la liberté autre chose que le libre arbitre qui choisit entre le bien et le mal. Il faut l’entendre comme le bien positif que constitue pour un peuple la possibilité de se gouverner lui-même. C’est ce bien que les armées américaines apportaient au peuple irakien en le débarrassant de leur dictateur. Il fallait, bien sûr, pour cela tirer une croix définitive sur la règle du droit international interdisant à un État de se mêler des affaires intérieures d’un autre. Cette barrière n’était d’abord que timidement tombée sous la forme du « droit d’ingérence humanitaire ». Ce droit, d’abord revendiqué par les organisations humanitaires pour secourir des populations en danger d’extermination, leur avait été emprunté, au pas de charge, par les grandes puissances. Aux règles traditionnelles du droit international avait alors été opposé un droit supérieur, le droit absolu de la victime du tort absolu. La victime du tort absolu est celle qui est mise dans l’impossibilité de faire valoir d’aucune façon son droit. Il s’ensuit bien évidemment que ce droit qui l’emporte sur toute règle de droit ne peut être exercé que par un autre, en clair par une armée d’intervention étrangère.
Comment ce droit d’exception peut-il devenir la règle ? Il faut pour cela que la privation de liberté politique soit elle-même identifiée à la situation de détresse absolue qui justifie l’intervention du justicier. Or la souffrance d’être sans liberté politique se laisse moins aisément vérifier que celle d’être jeté sur les routes, après voir vu sa maison brûlée et sa famille exterminée. À moins que l’on ne fasse argument de l’absence même de souffrance pour identifier les deux situations et légitimer l’intervention. Quelle est, demandera-t-on alors, la conséquence bien connue de la dictature ? C’est d’ôter aux asservis le goût de la liberté, donc la souffrance de sa privation. Cette impossibilité où ils sont de réclamer leur liberté est alors la souffrance absolue qui donne à d’autres l’obligation de la leur rendre, fût-ce par la force des armes.
L’argument devient ici un peu subtil et, plutôt que les orateurs de Fox News, ce sont les philosophes qui se chargent de le manier. À la veille du conflit un philosophe français publiait dans Le Monde une chronique où il s’en prenait à ces pacifistes impénitents qui demandaient si l’on pouvait faire aux peuples malgré eux le cadeau de la liberté1. Ne demandons pas aux peuples ce qu’ils veulent, répliquait-il. La réponse nous est suffisamment connue. Depuis cette année 1576 où Étienne de La Boétie publia son Traité de la servitude volontaire, on sait que ce que veulent les peuples, c’est d’être aliénés. Peu importe à quoi : à la consommation, aux religions, aux symboles. Ils l’ont toujours voulu et le voudront toujours. Donc…
Donc quoi ? C’est là le problème. De cette affirmation on peut en effet conclure tout – et son contraire. Première conclusion : puisqu’ils veulent être aliénés, il faut leur laisser leurs maîtres. Deuxième conclusion : il faut les libérer malgré eux, quitte à ce qu’ils utilisent cette liberté pour s’aliéner à nouveau. Troisième conclusion : puisque, de toute façon, ils seront aliénés, il faut les aliéner à de meilleurs maîtres, des maîtres libres. Reste bien sûr à savoir pourquoi le peuple ainsi chargé d’imposer aux autres sa liberté échappe lui-même seul à l’universelle préférence des peuples pour la servitude.
En philosophie, cela s’appelle un raisonnement indéfini : un raisonnement tel que, les prémisses étant posées, n’importe quelle conclusion peut s’en déduire. Le raisonnement indéfini achève la spirale propre à la politique de l’amnésie. Le conquérant oublie ce qu’il allait chercher. Le journaliste oublie de lui demander s’il l’a trouvé. Le politicien qui exalte la liberté apportée aux opprimés manu militari oublie qu’il a, pendant des décennies, désigné comme le propre du totalitarisme le fait de vouloir faire le bonheur des peuples malgré eux. Le philosophe oublie, au milieu de son raisonnement, que rien ne peut s’en conclure sinon l’équivalence de toutes les conclusions.
Notre présent est volontiers décrit comme l’âge de l’amnésie. On en accuse ordinairement les technologies nouvelles de la mémoire et de la communication. C’est, dit-on, la télévision, l’Internet et le règne de la communication qui nous rendent oublieux en imposant leur présent sans limite et leur réel indissociable de la simulation. Mais c’est charger la technique de plus de crimes qu’elle n’en peut commettre. Les machines d’information communiquent ce que leurs maîtres leur font communiquer. C’est du côté des maîtres qu’il faut plutôt chercher l’explication. C’est l’absorption de la politique dans le pur exercice de la puissance sans limite qui impose cette amnésie continue et cette perte du raisonnement dans l’indéfini. La logique du gouvernement mondial est celle d’une indistinction où toutes les différences s’abolissent. Car ce gouvernement n’a plus affaire qu’avec un mal posé comme infini et une terreur qui est sans avant ni après.
« Justice infinie » fut naguère le nom sous lequel se trouva consacré l’évanouissement de toutes les distinctions qui délimitaient jusque-là la justice : vengeance privée et sanction publique, guerre et opération de police, politique, droit, morale et religion, également engloutis dans la guerre infinie du bien contre le mal. L’indistinction de la puissance étend maintenant son règne dans l’abolition des différences temporelles, dans le règne de ce présent sans interruption où l’avant et l’après ne sont pas plus distinguables que la cause et l’effet ou le moyen et la fin.
On disait jadis que la force trouvait toujours les faits et les arguments pour la légitimer. Aujourd’hui ce sont plutôt l’oubli des faits et l’impossibilité de venir au bout du raisonnement qui accompagnent le déploiement de la surpuissance. Ce n’est pas simplement parce que ceux-ci servent mieux ses volontés. C’est plus radicalement peut-être parce que le propre de la puissance sans limite est de ne plus se souvenir de ce qu’elle veut, de détruire le temps même où elle pourrait s’en souvenir.
Robert Redeker, « Les néopacifistes en guerre… contre la paix », Le Monde, 26 mars 2003.