Septembre 2003
En cet été 2003 où le gouvernement américain affrontait les conséquences imprévues de sa campagne victorieuse en Irak, le gouvernement français était mis en cause par un autre ennemi imprévu, la canicule, qui avait tué en un mois plus de dix mille personnes. Quel rapport entre la fournaise politico-militaire irakienne et les rigueurs inhabituelles de l’été français ? Celui de mettre en évidence le rôle de plus en plus massif que joue l’obsession sécuritaire dans les États dits avancés.
La campagne irakienne avait pour but déclaré de répondre à la menace présentée par un État voyou, détenteur d’armes de destruction massive susceptibles d’être pointées en moins d’une heure contre les États occidentaux. Il est peu probable que les dirigeants américains et anglais aient réellement cru à la fable de cette menace, brandie pour provoquer l’adhésion de leurs concitoyens à cette guerre. Reste à savoir pourquoi ils avaient besoin de cette guerre contre un danger qu’ils savaient inexistant. Si l’on ne se satisfait pas de l’explication économiste traditionnelle qui voit derrière tout conflit de notre temps une affaire de pétrole, il faut peut-être inverser les termes du problème. Si la guerre est nécessaire, ce n’est pas pour répondre à une situation, réelle ou imaginaire, d’insécurité. C’est pour entretenir ce sentiment d’insécurité nécessaire au bon fonctionnement des États.
La chose peut sembler absurde, au regard des analyses les plus répandues du rapport entre nos sociétés et leurs gouvernements. Celles-ci nous décrivent les États capitalistes contemporains comme des États dont le pouvoir est de plus en plus dilué et invisible, synchrone avec les flux de la marchandise et de la communication. L’État capitaliste avancé serait l’État du consensus automatique, de l’ajustement sans douleur entre la négociation collective du pouvoir et la négociation individuelle des plaisirs au sein de la société démocratique de masse. Il fonctionnerait à la dépassionnalisation des conflits et au désinvestissement des valeurs.
De toute évidence, le fracas nouveau des armes, les hymnes renouvelés à Dieu et au drapeau et le retour des mensonges les plus grossiers de la propagande d’État remettent en cause cette vision dominante. Là où la marchandise règne sans limite, dans l’Amérique post-reaganienne et l’Angleterre post-thatcherienne, la forme de consensus optimale n’est pas celle de l’État gestionnaire, c’est celle qui est cimentée par la peur d’une société groupée autour de l’État policier protecteur. En dénonçant les illusions du consensus, on pensait encore l’État consensuel dans la tradition de l’État arbitre, s’employant à des formes minimales de redistribution des richesses, propres à maintenir la paix sociale. Or, là où l’État tend à se décharger de ses fonctions de régulation sociale pour laisse libre cours à la loi du Capital, le consensus prend un visage apparemment plus archaïque. L’État consensuel en sa forme achevée n’est pas l’État gestionnaire. C’est l’État réduit à la pureté de son essence, soit l’État policier. La communauté de sentiment qui soutient cet État et qu’il gère à son profit, avec l’aide de médias qui n’ont pas même besoin de lui appartenir pour soutenir sa propagande, c’est la communauté de la peur.
Le conflit du gouvernement américain avec la « vieille Europe » pourrait bien être alors celui qui oppose deux états du consensus, où le plus « avancé » n’est pas celui qu’on pense. Dans la vieille Europe aussi, d’ailleurs, l’insécurité est à l’ordre du jour, sous des formes plus éclatées, voire plus tortueuses que celle de la grande croisade contre l’axe du Mal. Ainsi la dernière élection présidentielle française s’est présentée comme un singulier combat – ou une singulière complicité – entre des insécurités rivales. Le candidat de l’extrême droite avait construit tout son discours sur le thème de l’insécurité causée par l’immigration. Le candidat de la droite déclarait celle-ci seule capable de lutter efficacement contre cette insécurité. Enfin la gauche volait au secours du second, en le présentant comme le dernier rempart de la démocratie contre la cause suprême d’insécurité, le danger de la peste totalitaire.
Depuis ce temps, la défense de la démocratie menacée et la lutte contre l’insécurité menaçante ont tendu à se faire plus discrètes, le gouvernement français s’occupant en priorité de la « modernisation » de l’État et du pays, c’est-à-dire de l’allègement de la charge sociale de l’État. Mais l’insécurité s’est alors représentée sous un visage nouveau. Dans le courant du mois d’août, le gouvernement se trouvait accusé d’avoir, par manque de prévoyance, laissé des milliers de vieillards périr victimes de la canicule exceptionnelle. En se défendant mollement et en engageant une enquête sur les conditions de cette négligence, il a entériné de fait l’opinion qu’il lui incombait bien, sinon de faire la pluie et le beau temps, à tout le moins, de prévoir les conséquences des changements de température pour les diverses catégories de la population.
Ici encore, nous sommes devant une situation apparemment paradoxale et pourtant logique. Au moment même où le gouvernement, selon la bonne doctrine libérale, s’attache à alléger les impôts, à réduire les dépenses de santé publique et à rogner les systèmes traditionnels de protection sociale, il se reconnaît responsable de tous les accidents que peuvent provoquer les changements climatiques. Au moment où l’État en fait moins pour notre santé, il décide d’en faire plus pour notre vie1.
Il n’est pas sûr que ce changement réduise beaucoup les dépenses de l’État. Ce qu’il change, bien plutôt, c’est le rapport des individus à l’État. Hier encore tous les hymnes officiels chantaient les bienfaits de la responsabilité et du risque individuels contre les « privilèges » frileux fournis par les systèmes de protection sociale. Or il apparaît clairement aujourd’hui que l’affaiblissement des systèmes de protection sociale, c’est aussi l’établissement d’un rapport nouveau des individus à une puissance étatique comptable de la sécurité en général, de la sécurité sous toutes ses formes contre des menaces elles-mêmes multiformes : le terrorisme et l’islamisme mais aussi le chaud et le froid. Ce qui restera de cet été français, c’est le sentiment que la chaleur est en elle-même une menace à laquelle on n’avait pas encore assez pris garde. C’est le sentiment que nous ne sommes pas assez protégés contre les menaces, donc que nous avons besoin de l’être toujours plus – contre les menaces connues et contre toutes celles que nous ne soupçonnons pas encore.
Les fautes que les gouvernements se reconnaissent ou dont on les accuse à l’égard de la protection de leurs populations jouent alors à contre-effet. En ne nous protégeant pas bien, ils prouvent qu’ils sont là plus que jamais pour le faire et que nous devons plus que jamais nous serrer autour d’eux. Que le gouvernement américain n’ait pas su protéger ses populations contre un attentat longuement préparé prouve surabondamment sa mission de protection préventive contre une menace invisible et omniprésente. Prévenir les dangers est une chose, gérer le sentiment de l’insécurité en est une autre où l’État sera toujours plus expert, peut-être parce que c’est le principe même de son pouvoir. L’opinion régnante voudrait voir dans le développement de la logique sécuritaire la réaction défensive occasionnelle due aux dangers que font peser aujourd’hui sur les sociétés avancées les attitudes réactives de populations défavorisées, poussées par la pauvreté au fanatisme et au terrorisme. Mais rien n’indique que les campagnes militaro-policières et les réglementations sécuritaires actuelles mènent à réduire cet écart entre riches et pauvres où résiderait la menace permanente pesant sur les pays avancés. Si l’Iran est envahi après l’Irak, il restera encore près de soixante « États voyous » menaçant la sécurité des pays riches.
Et surtout l’insécurité est, pour nos pays, bien plus qu’un ensemble de faits. C’est un mode de gestion de la vie collective. La gestion médiatique ordinaire de toutes les formes de dangers, risques et catastrophes – du terrorisme à la canicule –, tout comme le raz de marée intellectuel du discours catastrophiste et des morales du moindre mal, montrent assez que les ressources du thème insécuritaire sont illimitées. L’opinion éclairée qui s’est montrée hostile à la campagne irakienne le serait sans doute moins pour des opérations destinées à abattre les gouvernements de pays susceptibles de provoquer par leur imprévoyance des catastrophes climatiques, écologiques, sanitaires et autres. Le sentiment d’insécurité n’est pas une crispation archaïque due à des circonstances transitoires. C’est un mode de gestion des États et de la planète propre à reproduire et à renouveler en cercle les circonstances même qui l’entretiennent.
Une illustration plus éclatante encore a été fournie depuis lors par le cas Teri Schiavo, où l’on a vu le Congrès américain, en pleine période de tax cuts et de réforme du welfare system, se réunir de toute urgence un week-end de fête et voter une loi d’exception pour ordonner de rebrancher un tube d’alimentation artificielle.