La démocratie criminelle ?

Mars 2004

Il y a quelques mois paraissait en France un ouvrage au titre intriguant : Les Penchants criminels de l’Europe démocratique. L’auteur, Jean-Claude Milner, ne laissait pas longtemps ignorer aux lecteurs de quel crime la démocratie était selon lui coupable. À travers l’extrême subtilité d’une démonstration mobilisant toutes les ressources de la philosophie et de la linguistique, de la psychanalyse et de l’histoire, il affirmait une thèse simple. Le crime que portait en elle la démocratie européenne était tout simplement l’extermination des Juifs d’Europe. Inutile de répondre que le régime nazi qui avait planifié cette extermination ne se réclamait pas précisément de la démocratie. L’argument était exactement retourné : ce qui, selon Milner, avait rendu possible après 1945 la construction d’une Europe appuyée sur le principe de la démocratie, c’était précisément le fait que le nazisme avait supprimé dans les années précédentes ce qui contrariait son avènement, à savoir l’existence en Europe d’une forte communauté juive.

L’argument historique incontrôlable devait évidemment être appuyé par un argument théorique qui se présente ainsi : le règne de la démocratie moderne est celui d’une société qui ne veut plus connaître aucune limite à ses pouvoirs. Cette illimitation s’illustre en particulier dans les rêves contemporains de la manipulation génétique, abolissant la différence dernière entre la nature et l’artifice et donnant des enfants fabriqués in vitro à des couples homosexuels. Or cette tendance de la société démocratique moderne à porter son pouvoir illimité jusqu’à l’abolition même de la filiation rencontre un ennemi irréductible : le peuple assemblé autour du principe de la filiation et de la transmission, soit le peuple juif. La conclusion s’en tirait tout naturellement : en anéantissant les Juifs d’Europe, Hitler réalisait le rêve intime de la démocratie et permettait son règne européen.

Si extrême soit-elle, cette démonstration s’inscrit sans difficulté dans le paysage de la pensée politique et philosophique d’aujourd’hui. On sait le tournant majeur qui s’y est opéré dans les années 1980. Jusque-là le monde dit occidental vivait sur une certaine idée de la démocratie comme système juridico-politique. Les uns opposaient son droit universaliste et ses libertés individuelles à la contrainte totalitaire. Les autres dénonçaient sous ses formes universelles la réalité de l’exploitation économique et de la domination de classe. Démocratie réelle contre démocratie formelle ou, à l’inverse, droits de l’homme démocratique contre totalitarisme, tel était le paysage. L’opposition, sans doute, autorisait quelques médiations : les partisans de la démocratie réelle à venir pouvaient se montrer plus sourcilleux sur la défense des libertés formelles que les chantres de la démocratie libérale. Ces derniers, de leur côté, rendaient souvent les faiblesses ou les excès de la démocratie responsables de l’avènement de régimes totalitaires. Mais il y avait loin de là à l’idée que l’extermination des juifs soit la réalisation directe du principe démocratique

Pour franchir un pas logique aussi déroutant, il faut que le paysage de la pensée politique se soit trouvé sérieusement bouleversé. Ce bouleversement a bien eu lieu, mais aussi il a pris une forme à première vue paradoxale. D’un côté la dénonciation du totalitarisme s’est faite depuis les années 1980 plus radicale et plus insistante que jamais auparavant. Mais de l’autre la distinction entre le totalitarisme dénoncé et la démocratie a tendu à se faire de plus en plus ténue.

D’un côté la fin du système soviétique a été accompagnée d’un inventaire minutieux faisant de toute l’histoire du communisme une seule et longue liste de crimes minutieusement chiffrés dans d’épais « livres noirs ». Dans le même temps le génocide nazi suscitait une attention toute nouvelle. Celle-ci se traduisait non seulement par une multiplication des témoignages mais par un courant de pensée faisant des camps de la mort l’événement radical à la lumière duquel il fallait repenser toute l’histoire des deux derniers siècles.

C’est là qu’apparaît le paradoxe. On pouvait croire que l’effondrement de l’alternative soviétique et le nouveau bilan des crimes nazis et soviétiques renforceraient la fragile foi occidentale dans les vertus de la démocratie. Il n’en a rien été, au contraire. Au fur et à mesure que les crimes de ces régimes connaissaient une publicité nouvelle, les anciens chantres des droits de l’homme occidental et démocratique se retournaient contre leur idole d’hier. Les plus acharnés à dénoncer les crimes soviétiques étaient, comme l’historien François Furet, les premiers à y voir la conséquence directe de la Révolution française. On pouvait encore, il est vrai, accuser les excès du « gouvernement du peuple » révolutionnaire et les opposer aux droits de l’homme proclamés par la révolution libérale américaine. Mais justement ces droits eux-mêmes tombaient vite sous le coup du soupçon. C’était le temps où des sociologues américains, à la suite de Daniel Bell, dénonçaient les méfaits de l’individualisme de masse ruinant toute forme d’autorité commune. À leur suite, des politologues français, comme Marcel Gauchet, faisaient des droits de l’homme la formule même de cet individualisme démocratique de masse, destructeur non seulement de l’autorité mais du sens même de la communauté politique.

Ainsi les oppositions traditionnelles tendaient à s’évanouir de proche en proche. Les déchaînements des foules révolutionnaires devenaient identiques à la dispersion des individus égoïstes et narcissiques de la société démocratique. Et la « déliaison » démocratique devenait identique à la catastrophe totalitaire. On pouvait alors, avec Giorgio Agamben, montrer dans les droits de l’homme la confusion de l’identité citoyenne et de la vie nue et voir leur logique également accomplie dans le génocide nazi et dans l’ordinaire de nos démocraties. On pouvait avec Jean-Claude Milner faire de la démocratie le principe même du génocide.

Le problème est alors de savoir quelle forme de bon gouvernement on oppose à cette démocratie qui ne se distingue plus du totalitarisme. Certains l’appellent république et opposent la vertu du bon gouvernement républicain à l’anarchie des individus démocratiques réglés par leur seul bon plaisir. Jean-Claude Milner choisit, lui, un terme plus cru. Il l’appelle gouvernement pastoral.

Ce faisant, il nous rappelle l’origine très ancienne des discours actuels sur la démocratie. C’est Platon qui dans la République a brossé le tableau de la cité démocratique que reprennent indéfiniment nos sociologues : la démocratie, nous dit-il, est le charmant régime où tout le monde est libre et n’en fait qu’à sa tête : non seulement les hommes mais aussi les femmes et les enfants et même les chevaux et les ânes que leur fierté démocratique pousse à occuper la rue et à y bousculer les passants. C’est toujours de cet âne démocratique indocile que nous parlent les descriptions complaisantes de la société du bon plaisir illimité où les travailleurs qui en veulent toujours plus et les chômeurs ivres de nouvelles jouissances détruisent par leurs exigences insensées la communauté républicaine. Mais la dénonciation de l’âne indocile cache sans doute un trouble plus profond. Dans la démocratie, nous dit Platon, les gouvernants ont l’air de gouvernés et les gouvernés de gouvernants. Nous comprenons alors que le vrai scandale de la démocratie ne réside pas dans les fureurs des masses ou la licence des individus. Il réside simplement en ceci que le fait de gouverner y apparaisse comme purement contingent, fondé sur aucun titre donné par la naissance, l’âge, le savoir ou quelque autre supériorité manifeste. La démocratie est la forme de gouvernement qui repose sur l’idée que nul individu et nul groupe n’ont de titre à gouverner les autres.

Ce gouvernement contingent de n’importe qui témoigne pour Platon d’un monde qui tourne à l’envers. Il fut un temps où le monde guidé par la divinité tournait dans le bon sens : le pouvoir y était alors semblable à la sollicitude éclairée du pasteur qui sait ce qui est bon pour son troupeau. C’est ce gouvernement pastoral où les élites se soucient paternellement du troupeau et le protègent contre ses propres humeurs rebelles dont on rêve aujourd’hui à voix de plus en plus haute en Occident. Quant à savoir qui doit éduquer ces pasteurs et à quoi se reconnaît leur sagesse, la chose reste plus obscure