Fin de siècle
et nouveau millénaire
Mai 1996
« Il faut donner du temps au temps », aimait à dire le défunt président Mitterrand. Lionel Jospin, candidat malheureux à sa succession, avait, lui, pris comme premier point de son programme : faire entrer le pays dans le troisième millénaire. Assurément les propos sentencieux sur le temps qu’il faut attendre et le temps qui n’attend pas font partie de la sagesse des nations et, en conséquence, de la rhétorique de nos gouvernants. Mais chacun sent bien la plus-value que leur donne une fin de siècle qui est aussi une fin de millénaire. Dire qu’il faut donner du temps au temps, c’est se placer en juge historique de l’âge des révolutions et des communismes où l’on avait identifié la marche du temps à l’avènement d’une ère nouvelle. C’est nous dire, en somme, que le temps n’est rien que le temps : l’incompressible intervalle nécessaire pour que le sucre fonde et que l’herbe lève. Prendre, à l’inverse, le 1er janvier de l’an 2000 comme le début d’un âge nouveau qui requiert par avance toute notre pensée et nos efforts, c’est, au contraire, nous dire que le temps est beaucoup plus que le temps, qu’il est la puissance inépuisable de production du nouveau et de la vie à laquelle nous devons nous identifier sous peine de périr.
Ces formules contrastées de scepticisme fin de siècle et de millénarisme nouveau indiquent bien l’étrange mixture de réalisme et d’utopie qui caractérise la pensée régnante. Si nous en croyons le discours des sages, notre fin de siècle est l’âge du réalisme enfin conquis. Nous avons enterré le marxisme et congédié les utopies. Nous avons même enterré ce qui les avait rendus possibles : la croyance au temps comme porteur d’un sens et d’une promesse. C’est ce que veut dire la « fin de l’histoire », dont le thème fit fureur il y a quelques années. La « fin de l’histoire », c’est la fin d’une époque où l’on croyait à l’« histoire », à un temps en marche vers un but, vers la manifestation d’une vérité ou l’accomplissement d’une émancipation. Les fins de siècle, en général, se donnent pour tâche d’enterrer le passé. Mais la nôtre met une nuance de ressentiment bien spécifique dans cette tâche d’époque. Les penseurs qui se sont fait une spécialité de nous rappeler sans trêve toutes les horreurs du siècle nous expliquent également sans relâche qu’elles sont toutes dues à un crime fondamental. Ce crime est d’avoir cru que l’histoire avait un sens et que les peuples avaient à le réaliser. Et même les commémorations dont notre époque est si friande ont pris cette signification nécrologique. Naguère elles devaient nous rappeler le sens de notre histoire, c’est-à-dire notre dette envers le passé et notre obligation d’en accomplir la promesse à l’égard de l’avenir. Aujourd’hui, elles ont la fonction inverse : il s’agit de réenterrer ou, à tout le moins, de mettre dans sa distance exotique, le temps où l’on croyait à l’histoire.
Il est donc entendu que nous ne croyons plus aux promesses. Nous sommes devenus réalistes. Ou, en tout cas, nos gouvernants et nos sages le sont devenus pour nous. Ils s’en tiennent au possible, lequel n’offre justement pas beaucoup de possibilités. Ce possible est fait de petites choses qui progressent lentement si elles sont manipulées avec précaution par ceux qui savent. Nous ne devons plus attendre que les lendemains chantent et que la liberté vienne renverser l’oppression. Nous sommes seulement priés d’attendre que la « conjoncture » se renverse. La bonne mesure du temps réaliste, ce n’est pas le présent (il faut savoir attendre). Mais ce n’est pas non plus l’avenir lointain. C’est le temps de la conjoncture : nous travaillons pour le semestre suivant ou l’année prochaine. Ainsi mesurons-nous, au quotidien, le temps qu’il faut donner au temps pour que, l’an prochain, nous ayons, si les choses vont bien, cent mille chômeurs de moins ou, si elles vont mal, pas plus de cent mille de plus.
Mais on n’est pas réaliste à si bon compte et la modestie du temps qu’il faut attendre révèle soudain son autre face : la frénésie du temps qui, lui, n’attend pas. Il ne suffit pas de « donner du temps au temps » pour qu’il apporte ses modestes fruits. Le temps n’est pas un chef d’entreprise libéral, c’est un monarque à l’ancienne. Il veut être obéi en tout et aimé par-dessus tout. Il ne veut pas seulement que nous suivions sa marche. Il veut que nous allions au-devant de lui, que nous lui fassions don par avance de nos personnes et de nos pensées. Le propre du temps n’est pas seulement d’être lent. Il est de ne jamais s’arrêter. Les humains, eux, ont, comme on sait, une fâcheuse tendance à s’arrêter. Comme l’ont prouvé des décennies de luttes ouvrières, on peut vouloir le règne futur du travail et vivre par avance un avenir de progrès infini. Cela n’empêche pas, bien au contraire, de s’appliquer pour l’heure à séparer clairement le temps du loisir et celui du travail et à restreindre strictement le second au profit du premier. Il y a une manière de vivre l’avenir et il y en a une autre de vivre le présent. Les utopies de l’homme nouveau et du travail glorieux ont cherché vainement à corriger cette double appréciation du temps, à prouver que le présent et l’avenir, le loisir et le travail n’étaient pas différents dans leur essence.
Nos gouvernants et nos sages réalistes reprennent aujourd’hui la même chanson que les utopistes honnis. Il est vrai qu’ils nous promettent bien peu, par comparaison avec eux. Mais à ce peu ils mettent la condition maximale. Pour que nous ayons l’an prochain 0,2 % de croissance en plus et 2 % de chômeurs en moins, il faut que nous nous mobilisions à temps complet, que nous cessions de nous accrocher, comme des arriérés, aux « rigidités » du temps de travail et de sa mesure en salaire, que nous nous mettions entièrement à la disposition du temps. Il faut que nous devenions entièrement « flexibles ». Ce n’est pas que le temps ait toujours besoin de nous. Mais il peut toujours en avoir besoin. Et il faut que nous soyons entièrement disponibles, pour les moments où il a besoin de nous et pour ceux où il n’en a pas besoin. Le temps nous apportera ses modestes fruits, à une condition : que nous cessions de nous arrêter et de l’arrêter. Walter Benjamin évoquait dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire ces insurgés de la révolution française de 1830 qui auraient manifesté symboliquement leur volonté de casser le cours du temps, en tirant des coups de fusil sur les horloges. Nos gouvernants et nos entrepreneurs réalistes sont des utopistes d’un autre genre. Eux aussi casseraient volontiers les horloges mais pour une autre raison : parce qu’elles sonnent les interruptions du temps – fin du travail, fermeture des magasins, passage du cours à la récréation ou de la classe d’histoire à celle de mathématiques… C’est ici que la triste réalité économique se sublime en grande mystique du nouveau millénaire. L’avenir à construire précautionneusement, pas à pas, devient le Futur qui nous appelle et n’attend pas, le Futur que nous risquons de perdre à jamais si nous ne nous dépêchons pas, si nous ne nous débarrassons pas de tout ce qui nous empêche d’épouser son rythme.
Les gestionnaires fin de siècle du réalisme désenchanté deviennent alors les prophètes du nouveau millénaire. Ils nous enseignaient la soumission à la loi du présent et du seul possible. Ils exaltent maintenant le déploiement infini de nos potentialités d’action et d’imagination. Ils nous invitent à dépouiller entièrement le vieil homme, à mobiliser en nous toutes les énergies qui feront de nous des hommes du futur. Le temps n’est plus alors le support d’une promesse qui s’appellerait histoire, progrès ou libération. Il est ce qui tient lieu de toute promesse. Il est la vérité et la vie qui doit pénétrer nos corps et nos âmes. Telle est en somme la quintessence de la science futurologique. Cette science, à vrai dire, ne nous apprend pas grand-chose sur le futur. Qui lit ses ouvrages pour apprendre de quoi sera fait le temps à venir en est généralement pour ses frais. C’est que sa fin est autre : non pas nous apprendre le futur, mais faire de nous des êtres du futur. C’est pourquoi la réforme de l’École est toujours le cœur de la promesse futurologique. L’École est le lieu mythique où l’on peut fantasmer l’adéquation entre le processus de maturation d’un individu, l’avenir collectif d’une société et la progression harmonieuse et ininterrompue du temps. Au titre des grandes mutations indispensables, Alvin Toffler avait naguère inscrit une singulière réforme de l’école : celle-ci devait cesser sa vieille routine d’enseignement par tranches de la littérature, de l’histoire ou des mathématiques. Elle devait enseigner désormais les âges de la vie : l’enfance et l’adolescence, l’âge mûr et la vieillesse1. Il ne s’agissait plus, à l’ancienne, d’une école préparant à la vie. Il s’agissait de rendre l’une et l’autre indiscernables, de former en somme des êtres entièrement faits de temps. Parce que le Temps qui ne se prête plus à la réalisation d’aucune utopie est devenu lui-même la dernière utopie. Parce que le réalisme qui prétend nous libérer de l’utopie et de ses maléfices est lui-même encore une utopie. Il promet moins, il est vrai. Mais il ne promet pas autrement.
Alvin Toffler, Le Choc du futur, Paris, Denoël/Gonthier, 1984.