L’héritage difficile de Michel Foucault

Juin 2004

Il y a, ce mois-ci, vingt ans que Michel Foucault est mort. C’est une nouvelle occasion de commémoration comme on les aime en France. Cet anniversaire pourtant est plus problématique que celui de Sartre, il y a quatre ans. Une grande opération de réconciliation avait alors dégagé le philosophe provocateur des causes « extrémistes » où il s’était compromis pour l’installer dans le panthéon national des écrivains et penseurs amis de la liberté. Le cas de Foucault est plus complexe. Il n’y a pas d’excès qu’il faille pardonner au philosophe ou à l’activiste au nom de ses vertus. Car justement, on ne sait pas très bien ni ce qu’il faut reprocher à l’activiste, ni de quoi on doit créditer le philosophe. Plus radicalement, on ne sait pas trop comment appréhender le rapport entre l’un et l’autre.

Cette incertitude se traduit dans les débats sur l’héritage de Foucault. L’un d’entre eux concerne son rapport à la cause des minorités sexuelles. La Volonté de savoir soutenait en effet une thèse provocatrice : la prétendue « répression sexuelle » avait été le masque d’une opération inverse où le pouvoir s’exerçait en faisant parler sur le sexe, en obligeant les individus à surinvestir les secrets et les promesses dont il était détenteur. On en a volontiers déduit, aux États-Unis notamment, l’invalidité des politiques identitaires menées par les minorités sexuelles. Avec le Saint Foucault de David Halperin, le philosophe s’est vu à l’inverse introniser en saint patron du mouvement queer, dénonçant le jeu des identités sexuelles construites par la tradition homophobe. En France la polémique s’est développée sur un autre terrain. L’un des deux éditeurs des Dits et Écrits de Foucault, François Ewald, est en effet aujourd’hui le théoricien attitré du syndicat des patrons, engagé, au nom de la morale du risque, dans la lutte contre le système de protection sociale français. D’où la question qui agite les polémistes : peut-on tirer de la critique foucaldienne de la « société de contrôle » un programme de lutte contre la Sécurité sociale ?

Certains veulent dépasser ces débats en dégageant les fondements philosophiques de la politique de Foucault. Ils les cherchent généralement dans l’analyse du biopouvoir, un temps esquissée par Foucault. Les uns, avec Michael Hardt et Toni Negri, lui donnent le substrat d’une philosophie de la vie, qu’il ne s’est jamais soucié lui-même d’élaborer, pour assimiler la biopolitique au mouvement des multitudes brisant le carcan de l’Empire. D’autres, comme Giorgio Agamben, assimilent le « pouvoir sur la vie » décrit par Foucault à un régime généralisé de l’état d’exception, commun aux démocraties et aux totalitarismes. D’autres encore font de Foucault un théoricien de l’éthique et nous invitent à trouver, entre ses savantes études sur l’ascétisme antique et ses petites confidences sur les plaisirs contemporains des saunas, les principes d’une morale nouvelle du sujet.

Toutes ces entreprises ont un point commun. Elles veulent définir dans le parcours de Foucault un principe de finalité, qui en assurerait la cohérence d’ensemble et donnerait une base solide à une nouvelle politique ou à une éthique inédite. Elles veulent lui voir confirmer l’idée du philosophe qui synthétise le savoir pour enseigner les règles de l’action.

Or c’est précisément cette idée du philosophe et de la concordance entre le savoir, la pensée et la vie que Foucault a remises en question, par sa démarche plus encore que par ses affirmations. Ce qu’il a d’abord inventé, c’est une manière inédite de faire de la philosophie. Quand la phénoménologie nous promettait, au bout de ses abstractions, l’accès aux « choses mêmes » et au « monde de la vie » et que certains rêvaient de faire coïncider ce monde promis avec celui que le marxisme promettait aux travailleurs, il pratiquait un écart maximal. Il ne promettait pas la vie. Il était en plein dedans, dans les décisions de police, les cris des enfermés ou l’examen du corps des malades. Mais il ne nous disait pas ce que nous pouvions faire de cette « vie » et de son savoir. Bien plus il y voyait la réfutation en acte des discours sur la conscience et sur l’humain qui soutenaient alors l’espoir de lendemains libérés. Plus qu’aucun autre théoricien « structuraliste », Foucault fut accusé d’être un penseur du technocratisme, faisant de la société et de notre pensée une machine définie par des fonctionnements anonymes inéluctables.

On sait comment les années 68 renversèrent les choses. Entre la création de l’université de Vincennes et celle du Groupe d’information sur les prisons, le « technocrate » structuraliste se retrouvait au premier rang des intellectuels dans lesquels se reconnaissait le mouvement anti-autoritaire. La chose semblait tout à coup évidente : celui qui avait analysé la naissance du pouvoir médical et le grand enfermement des fous et des marginaux était prédisposé à symboliser un mouvement qui ne s’en prenait plus seulement aux rapports de production et aux institutions visibles de l’État mais à toutes les formes de pouvoir disséminées dans le corps social. Une photographie résuma cette logique : on y voyait Foucault, armé d’un microphone, haranguer, aux côtés de son ancien ennemi Sartre, les manifestants réunis pour dénoncer un crime raciste. La photo s’intitulait « Les philosophes sont dans la rue ».

Mais il ne suffit pas qu’un philosophe soit dans la rue pour que sa philosophie y fonde le mouvement ni même sa propre présence. Le déplacement philosophique opéré par Foucault impliquait justement le dérèglement des rapports entre savoir positif, conscience philosophique et action. En s’enfonçant dans l’examen des fonctionnements réels par lesquels la pensée effective agit sur les corps, la philosophie abdique sa position centrale. Mais le savoir qu’elle délivre alors ne définit aucune arme des masses à la manière marxiste. Il est simplement une carte nouvelle sur le terrain de cette pensée effective et décentrée. Il ne fournit à la révolte aucune conscience. Mais il permet au réseau de ses raisons de rencontrer le réseau des raisons de ceux qui, ici ou là, s’autorisent de leur propre savoir et de leurs propres raisons pour introduire le grain de sable qui bloque la machine.

L’archéologie des rapports de pouvoir et des fonctionnements de la pensée ne fonde donc pas plus la révolte que la soumission. Elle redistribue les territoires et les cartes. En soustrayant la pensée à sa place royale, elle fait droit à celle de chacun et de tous, celle notamment de ces « hommes infâmes » dont Foucault avait entrepris d’écrire la vie. Mais elle interdit du même coup que cette pensée, restituée à tous, s’installe dans la centralité d’un face-à-face du savoir et du pouvoir. Cela ne veut pas dire que la politique se perde dans la multiplicité des rapports de pouvoir disséminés partout. Cela veut dire d’abord qu’elle est toujours un saut qu’aucun savoir ne justifie et dont aucun savoir ne dispense. De tout savoir à toute intervention, le passage suppose un relais singulier, le sentiment d’un intolérable

« La situation dans les prisons est intolérable », déclara Foucault en fondant en 1971 le Groupe d’information sur les prisons. Cet « intolérable » ne résulte pas de l’évidence du savoir et ne s’adresse à aucune conscience universelle qui serait forcée d’en convenir. C’est seulement un « sentiment », le même sans doute qui avait poussé le philosophe à s’engager sur le territoire inconnu des archives, sans savoir où il le mènerait lui-même, moins encore où il pourrait en mener d’autres. Quelques mois plus tard pourtant, l’intolérable du philosophe devait rencontrer celui que les prisonniers en révolte de plusieurs prisons françaises déclareraient avec leurs propres armes sur la base de leur propre savoir. La pensée ne se transmet pas à l’action. C’est une pensée qui se transmet à une pensée et une action qui en provoque une autre. La pensée agit pour autant qu’elle accepte de ne pas très bien savoir ce qui la pousse elle-même et renonce à garder la maîtrise de ses effets.

Ce paradoxe, Foucault lui-même semble avoir eu du mal à l’assumer entièrement. On sait qu’il s’est un long moment arrêté d’écrire. C’était justement après La Volonté de savoir, ce livre autour duquel se battent aujourd’hui les exégètes. Ce livre introduisait en principe une Histoire de la sexualité dont il résumait par avance la signification. Il semble que Foucault ait eu peur de ce chemin tracé par avance. Avant que l’imminence de la mort ne le pousse à publier L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, il n’a plus rien publié sinon des interviews. Dans ces interviews, bien sûr, on lui demandait de dire ce qui liait ses patientes investigations dans les archives avec ses interventions sur la répression en Pologne, sa plongée dans les techniques grecques de la subjectivité et son travail avec une confédération syndicale. Toutes ses réponses, nous le sentons bien, sont autant de leurres qui réintroduisent une place du maître que son travail même avait ruiné. Il en va de même de toutes ces rationalisations qui tirent de ses écrits le principe de la révolution queer, de l’émancipation des multitudes ou d’une nouvelle éthique de l’individu. Il n’y a pas de pensée de Foucault qui fonde une politique ou une éthique nouvelle. Il y a des livres qui font effet dans la mesure même où ils ne nous disent pas ce que nous devons en faire. Les embaumeurs auront du mal.