Les nouvelles raisons du mensonge

Août 2004

Au début de l’été un fait divers secouait la France. Dans un train de banlieue, une jeune femme, voyageant avec son bébé, avait été volée et brutalisée par une bande d’adolescents maghrébins et noirs. Constatant, en volant ses papiers, qu’elle était née dans les « beaux quartiers », ils en avaient conclu qu’elle était juive. En conséquence le vol s’était transformé en agression antisémite : ils avaient marqué son visage au couteau, peint sur elle des croix gammées et taillé sauvagement ses cheveux. Aucun des passagers du train n’était intervenu pour défendre la jeune femme et son bébé ou même, simplement, pour tirer le signal d’alarme.

En quarante-huit heures, on voyait se multiplier les déclarations de responsables politiques et les commentaires des journaux. Plus encore que l’agression, c’était la passivité des voyageurs qui soulevait l’indignation. Le comportement monstrueux des jeunes gens apparaissait comme une réalité malheureusement trop explicable : les colonnes des journaux ne cessent d’évoquer les méfaits de petites bandes de jeunes des banlieues, souvent issus de l’immigration. La tension entre communautés musulmane et juive est également une réalité bien présente ainsi que les agressions contre des personnes et des institutions juives lors des derniers mois. Mais comment expliquer la passivité complice des voyageurs ? Le Monde faisait ainsi voisiner deux sortes de commentaires. Une sociologue expliquait que les jeunes Maghrébins des banlieues renvoyaient à la société l’image que celle-ci se faisait d’eux : celle de jeunes gens brutaux, machistes et fanatiques. Un éditorialiste commentait, lui, le comportement des voyageurs qui témoignait de quelque chose de beaucoup plus grave encore : un phénomène de lâcheté collective, d’effondrement des valeurs collectives les plus traditionnelles. L’événement renvoyait ainsi à la société l’image d’une double décomposition : d’un côté, de petites bandes de sauvages, de l’autre une masse amorphe d’individus égoïstes.

Deux jours plus tard, on apprenait que toute l’affaire était une pure et simple affabulation. La jeune femme avait voulu par cette mise en scène attirer sur elle l’attention d’un compagnon insuffisamment sensible à ses problèmes.

Les fausses nouvelles sont aussi vieilles que le monde, de même que leur utilisation dans le cadre de conflits entre communautés. Celle-ci pourtant semble bien témoigner d’un régime nouveau du mensonge. On connaît en effet deux formes traditionnelles du mensonge de masse. Il y a la forme de la « rumeur populaire », par exemple celle qui, au Moyen Âge, accusait les Juifs d’enlèvements d’enfants destinés à des meurtres rituels. Et il y a la forme du mensonge délibérément inventé par un pouvoir, étatique ou autre, pour attiser à son profit la haine contre une communauté servant de bouc émissaire.

Le mensonge de la jeune Marie Léonie n’entre dans aucun de ces deux cadres. La machine d’information, de nos jours, va plus vite que toute rumeur populaire. Et nos gouvernements consensuels n’ont aucun intérêt à alimenter la guerre des communautés. On ne peut donc accuser ici ni la « crédulité » des masses populaires ni l’imagination perverse d’hommes de pouvoir. Mais ce mensonge n’est pas, pour autant, une pure création individuelle. Par la manière même dont il simule à des fins privées un « phénomène de société », il témoigne d’une forme nouvelle du faux. Cette forme n’est liée à aucun excès ou défaut mais au fonctionnement normal de la machine d’information, au rapport normal entre information et pouvoir dans nos sociétés. L’invention « individuelle » de cette agression raciste était possible et plausible parce que l’événement était en quelque sorte attendu par la machine sociale de fabrication et d’interprétation des événements.

Précisons les choses. Il ne s’agit pas de dire, comme certains critiques des médias, que l’écran télévisuel rend la réalité et le simulacre équivalents, et que les événements n’ont plus besoin d’exister en vrai puisque leurs images existent sans eux. Quoi qu’en disent ces critiques, ce n’est pas l’image qui constitue le cœur du pouvoir médiatique et de son utilisation par les pouvoirs. Le cœur de la machine d’information, c’est l’interprétation. On a besoin d’événements, même faux, parce que leurs interprétations sont déjà là, qu’elles leur préexistent et les appellent. De ce point de vue l’indignation unanime contre la « lâcheté » des témoins est significative. Du fait qu’aucun témoin ne se soit manifesté, aucun commentateur n’a pensé à tirer la conclusion la plus simple : si aucun témoin de l’événement n’a rien fait, c’est peut-être parce qu’il n’y avait rien à faire, parce que l’événement n’a pas eu lieu. Ce qui est insupportable aux yeux du journaliste moraliste, c’est l’idée même qu’il ne se soit rien passé. C’est le manque d’événements. L’interprétation doit alors tourner à l’envers : s’il n’y a pas de témoin, c’est parce que les témoins ont fait preuve de lâcheté. Et c’est cette lâcheté qui devient le cœur même de l’événement, le phénomène de société à mettre en question.

Il faut qu’il y ait toujours des événements pour que la machine tourne. Cela ne veut pas simplement dire qu’il faut du sensationnel pour vendre du papier. Il ne faut pas simplement noircir du papier. Il faut fournir de la matière à la machine interprétative. Celle-ci n’a pas besoin seulement qu’il arrive toujours quelque chose. Elle a besoin qu’il arrive aussi un certain type de choses : ce qu’on appelle des « phénomènes de société » : des événements particuliers arrivant en un point quelconque de la société à des gens ordinaires, mais aussi des événements qui constituent des symptômes, à travers lesquels le sens global d’une société puisse se lire : des événements qui appellent une interprétation mais une interprétation qui est déjà là avant eux. Car, en définitive, l’interprétation se ramène toujours à la même explication, en deux points : premièrement, il y a du trouble dans la société moderne, parce qu’elle n’est pas assez moderne, parce qu’il y a des groupes qui ne sont pas encore vraiment modernes, qui véhiculent toujours les valeurs tribales traditionnelles. Deuxièmement, il y a du trouble dans la société moderne, parce qu’elle est trop moderne, parce qu’elle a perdu trop vite le sens des solidarités collectives qui caractérisait les sociétés traditionnelles et que tout le monde y est indifférent à tout le monde. Barbarie des jeunes habitants non encore socialisés des banlieues, indifférence des passagers ordinaires des transports en commun. L’extraordinaire de l’agression imaginaire subie par Marie Léonie ne fait que répéter l’ordinaire du fonctionnement de la machine à interpréter.

Il ne s’agit pas simplement de la contrainte qui pèse sur les médias, soumis à la dure loi des ventes ou de l’audimat. Il s’agit du mode d’exercice et de légitimation de la machine sociale et étatique. C’est ce qui explique la célérité, voire l’imprudence, avec laquelle ont réagi les gouvernants français. Il est bien vrai qu’ils n’ont aucun intérêt à faire circuler des nouvelles susceptibles d’attiser les querelles entre communautés. Mais ils ont un intérêt vital à montrer leur vigilance à l’égard de tout ce qui peut engendrer ces querelles, leur oreille attentive à tout « phénomène de société » traduisant un malaise du corps collectif. Nos gouvernements n’ont pas besoin de mensonge pour exciter les foules. Mais ils ont, eux aussi, besoin d’événements et d’interprétations parce que c’est leur légitimité même que cette collecte continue des faits et cette lecture incessante des symptômes. L’ordre consensuel se représente comme celui de la grande famille où les chefs sont d’abord des médecins attentifs à tous les symptômes d’une maladie qui couve, voire même d’un mal-être susceptible d’engendrer des fantasmes dangereux pour la santé collective. Le risque de consacrer un faux symptôme est alors moindre que celui d’en rater un vrai, et surtout que celui de ne pas paraître s’intéresser aux symptômes. Le souci paternel des gouvernements est ainsi en harmonie avec l’activité d’une société inlassablement occupée à la tâche de son auscultation et de son auto-interprétation. L’essentiel, c’est qu’il y ait toujours des événements à interpréter, toujours des symptômes à déchiffrer. Une plaisanterie de théâtre célèbre disait qu’un homme bien portant est un malade qui s’ignore. Cette logique est devenue aujourd’hui la logique globale d’une société où un non-événement est toujours un événement qui s’ignore.