Octobre 2004
D’emblée le visiteur qui passe la porte de la Biennale de São Paulo est saisi : en face de lui, un « Cauchemar de George V » lui montre un tigre attaquant un éléphant ; à sa droite s’étend un décor de pyramides, semblable aux maquettes des musées d’archéologie, à sa gauche, des machines à coudre sur lesquelles des femmes assemblent des fils, comme pour travailler à la confection du décor qui les entoure : des carrés en patchworks où sont disposés des décors urbains ou rustiques en mousse recouverte de tissus colorés, évoquant à la fois les peluches et les jeux de construction enfantins, pour signifier une interrogation sur les transformations économiques et la mutation des identités dans la Chine contemporaine.
En continuant sa visite, le visiteur rencontrera notamment une barque de pêche du Nordeste évoquant la traversée du Portugal au Brésil, une maison de rêve en tissus, une tente mongole, un « Puzzle Polis II », disposant en forme de ville les lampes en formes de tours ou de voitures d’un artiste d’une favela ; cent quatre-vingt-dix-huit portraits de paysans chinois, accolés comme en une grande fresque ; un assemblage de dizaines de photographies, représentant la salle de séjour de Malais de toutes conditions, ethnies ou religions ; des photographies d’une petite ville polonaise, témoignant de la misère post-socialiste ; des photographies de décors sordides de l’Amérique profonde, témoignant de l’envers de la prospérité capitaliste ; des petites photographies d’Ukrainiens moyens collés sur de grands décors kitsch de parcs fleuris avec étangs et cygnes.
Il est admis chez les nostalgiques que l’art contemporain est le règne du « n’importe quoi ». Ce jugement est trop global pour nous instruire. Le prétendu n’importe quoi est toujours quelque chose, un mélange déterminé qui témoigne d’un état donné des rapports entre les formes de l’art et les objets, images ou usages de la vie ordinaire. Ce qui règne à la Biennale de São Paulo, comme dans tant d’expositions contemporaines, n’est pas la fantaisie d’artistes obéissant à leur caprice. Le visiteur est au contraire frappé par la similitude des préoccupations auxquelles les artistes obéissent et des procédures qu’ils utilisent, qu’ils soient chinois ou américains, brésiliens, indonésiens ou slovaques. L’unité est sans doute due au choix du commissaire qui a fixé aux artistes élus par lui un thème, celui de la ville. Mais ce choix reflète lui-même une tendance aujourd’hui massive : une sorte d’obsession, voire un fanatisme du réel.
L’obsession du réel prend plusieurs formes. Ce peut être le souci de témoigner de l’état du monde à travers l’objectivité de l’appareil photographique qui nous restitue exactement les décors de la vie ordinaire à l’heure de la globalisation. Ce peut être le désir de mêler les images de la culture quotidienne ou les objets de l’art populaire aux dispositifs conceptuels des artistes. À Rio de Janeiro, dans le même temps, l’exposition « Tudo e Brasil » témoignait du rêve insistant d’un art brésilien unissant le modernisme constructiviste aux formes de l’art ou de la culture populaire : grands tableaux abstraits faits d’une multiplicité de dominos ou de pièces de ballon de football, ou œuvres vidéo recensant l’art des tags et des peintures de rue. C’est encore la volonté de fabriquer de vrais objets, des objets délivrés de l’irréalité de la toile peinte ou de la médiation de la reproduction photographique et imposant immédiatement leur réalité dans les trois dimensions de l’espace : une maison, une tente, un bateau… Comme si le refus du simulacre de la représentation avait pris la direction contraire à celle qui marqua l’art au temps de Malevitch ou de Mondrian : non plus la toile abstraite mais l’objet vraiment existant comme chose du monde. Dans le Cratyle, Platon évoquait la limite vers laquelle la ressemblance tend, au risque de s’y abolir. Cette limite, c’est l’objet absolument semblable au modèle, le double qui ne se distingue plus de la chose réelle. Le cratylisme est resté le nom de cette tentative de faire du signe ou de l’image non plus un indice ou une copie de la chose, mais la chose elle-même. Et assurément le cratylisme hante cette biennale comme il hante bien des manifestations de l’art contemporain.
Mais l’obsession du réel, c’est aussi celle de l’acte qui intervient directement dans la réalité sociale. Sur les murs des expositions contemporaines, figurent souvent des photographies ou des vidéos, qui rendent compte de telles interventions : provocations d’un Gianni Motti s’immisçant, dans une mise en scène de politique-fiction, au cœur des secrets d’État, ou d’un Santiago Sierra payant des sous-prolétaires marocains pour qu’ils miment leur exploitation en creusant leur propre tombe. Il ne s’agit pas de provocation dans l’œuvre que présente à la Biennale un artiste cubain, René Francisco. Avec un groupe d’artistes il a consacré l’argent d’une fondation artistique à une enquête sur les besoins des habitants d’un quartier pauvre. Mais il ne suffit pas d’enquêter sur les besoins. Il faut encore y répondre. La vidéo de René Francisco nous montre les artistes/artisans occupés à refaire la plomberie et la peinture dans la maison d’un vieux couple dont les ombres sur la toile les regardent.
Est-ce là de l’art ? demanderont les esthètes. La question est mal posée. Car l’art moderne tout entier a été habité par le souci de sortir de lui-même pour transformer la réalité même des choses. Les pionniers d’une peinture abstraite, ramenée à son essence d’assemblage de formes colorées, ont aussi été les champions d’un art qui soit plus qu’un art, qui se transforme en forme de vie commune. Ne plus faire « de la peinture », comme réalité séparée, mais construire les formes de vie et le mobilier d’une vie nouvelle, tel fut le rêve commun à Mondrian et à Malevitch. Telle fut la base de l’adhésion de l’avant-garde artistique à la création de la « vie nouvelle » soviétique.
Ce qui est nouveau et significatif, ce n’est donc pas la volonté d’un art agissant directement sur le monde. C’est la forme aujourd’hui prise par cette volonté : cette forme d’assistance individuelle aux plus démunis que rejetaient également naguère les avant-gardes artistiques et les constructeurs du socialisme. Le rêve d’un art construisant les formes d’une vie nouvelle est devenu le projet modeste d’un « art relationnel » : un art qui cherche à créer non plus des œuvres mais des situations et des relations, et où l’artiste, comme le dit un théoricien français de cet art, rende à la société « de menus services » propres à réparer « les failles du lien social »1. L’ironie est évidemment que cette esthétique de l’art comme service social soit particulièrement représentée à la Biennale par des artistes venant des derniers pays qui se réclament du socialisme marxiste.
Il n’est guère intéressant de mettre en cause la naïveté des artistes – ou la roublardise des commissaires. Car cette obsession du réel, cette volonté fiévreuse de « faire » quelque chose qui soit un objet solide, une action effective ou un témoignage sur l’état du monde reflète aussi la position singulière de l’activité artistique dans un univers où tendent à s’effacer non seulement les grands projets révolutionnaires mais les formes même du conflit politique. Le vide de la scène politique incite les artistes et les acteurs du monde de l’art à utiliser leurs moyens et leurs lieux pour témoigner d’une réalité des inégalités, des contradictions et des conflits que le discours consensuel tend à rendre invisibles et à opposer leurs propositions d’intervention au fatalisme régnant. Le problème est que cet effort indiscutable de beaucoup d’artistes pour briser le consensus dominant et remettre en cause l’ordre existant tend à s’inscrire lui-même dans le cadre des descriptions et des catégories consensuelles, ramenant le pouvoir artistique de provocation aux tâches éthiques du témoignage sur un monde commun et de l’assistance aux plus défavorisés.
Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998.