La politique des images

Février 2005

Soixantième anniversaire de l’entrée des troupes alliées à Auschwitz, sortie du film La Chute qui raconte les derniers jours d’Adolf Hitler dans son bunker : l’actualité de l’histoire et du cinéma repose la question lancinante : que faut-il ou ne faut-il pas montrer de la grande entreprise nazie et de son achèvement : l’extermination des Juifs d’Europe ?

Ce problème à l’évidence en contient deux. Le premier est celui de la fiction historique en général : comment concilier les réquisits de la fiction et ceux de l’histoire ? Avant l’âge des révolutions modernes, la question ne se posait guère : les historiens racontaient les hauts faits des princes et des généraux ; la grande poésie narrait les pensées, sentiments et actions de personnages situés au-dessus du commun. Mais depuis deux siècles, les cartes du fictionnel et de l’historique ont été redistribuées, comme celles du grand et du petit. La fiction a décrété l’égalité de tous devant sa loi, l’histoire s’est trouvée écartelée entre les décisions des États et la vie lente et obscure des multitudes. La fiction historique est devenue l’entrelacement de deux logiques. Elle nous montre les grands faits de l’histoire à travers le regard des petites gens et le bouleversement des vies privées. La Chute est ainsi construite à partir d’un livre d’historien sur les derniers jours d’Hitler et du témoignage d’une ancienne secrétaire du Führer. Wim Wenders a vivement reproché au cinéaste ce mélange qui permet à l’auteur de se dispenser d’un point de vue propre. Mais il aurait pu faire le même reproche à Hugo ou à Tolstoï : Les Misérables comme Guerre et paix sont construits sur cette oscillation dont Tolstoï a fait la théorie et dont d’innombrables romanciers ou cinéastes ont repris la formule.

Le reproche n’a donc guère de portée en lui-même. Il couvre en fait un tout autre problème. En se mêlant aux vraisemblances de la fiction et à la familiarité des personnages incarnés, les faits des hommes célèbres se trouvent rapprochés de nous, rapportés à des corps auxquels nous sommes sensibles, à des systèmes d’explication qui les justifient. La fiction doit être acceptée ; et peut-elle l’être sans rendre acceptable ce qu’elle montre, en l’occurrence la folie meurtrière d’un système ? Demander à l’auteur d’avoir un point de vue à lui, c’est lui demander de contrarier cette logique naturelle de la fiction, d’introduire l’inacceptable dans l’acceptable.

Quelle forme cet inacceptable doit-il prendre ? La Chute ne cesse de nous faire entendre les propos monstrueux d’Hitler ou de ses fidèles et de nous montrer des spectacles insupportables : corps amputés, cervelles qu’un revolver fait sauter, cérémonial glacial de Mme Goebbels empoisonnant l’un après l’autre ses six enfants. Mais les propos monstrueux sont ceux d’un homme usé, enfermé dans son bunker et dans son délire, semblable à un de ces rois fous que nous montre le théâtre. La monstrueuse méticulosité de Mme Goebbels réveille des souvenirs de héros antiques se soustrayant et soustrayant leur famille à la servitude. Tous ces corps ensanglantés appartiennent à un peuple de vaincus, et il y a toujours de la commisération pour les vaincus. Si l’ordinaire quotidien du bunker traite le crime nazi par la banalisation, l’extraordinaire des paroles et des actes monstrueux le fait verser dans la terreur tragique.

On dira que l’affaire est piégée dès le départ : ce qui est représenté c’est la défaite du nazisme. Or ce qui doit être jugé n’est pas sa défaite mais ses « victoires » antérieures, l’ordre monstrueux qu’il avait instauré. Ce qui manque dans le film, ce sont ses véritables victimes : non pas les généraux qui se font sauter la cervelle mais d’abord les six millions de morts des camps d’extermination.

Malheureusement le même problème se pose de ce côté. Et le choix des films présentés par les télévisions pour commémorer Auschwitz remettait en scène la question : comment montrer les camps ? Évidemment pas par des images d’actualité : celles-ci sont absentes par la logique même du processus qui a effacé ses propres traces. Par la fiction alors, à la manière d’Holocaust, c’est-à-dire par le destin de quelques individus pris dans le processus, du côté des bourreaux ou de celui des victimes ? Mais notre empathie avec le destin tragique de la famille Weiss est aussitôt suspecte : partager les malheurs d’une famille souffrante, n’est-ce pas oublier ce que cette famille est censée incarner : le sort fait à un peuple tout entier ? La commisération que nous éprouvons pour ceux qui vont entrer dans la chambre à gaz et même notre identification avec les combattants du ghetto n’ont-elles pas un contre-effet ? Elles rendent présents ceux dont le plan nazi visait à supprimer l’existence et la trace même. Elle nous empêche donc de considérer froidement la monstruosité du plan global d’extermination d’une collectivité et le silence dans lequel ce processus s’est accompli.

Le second problème se formulerait donc ainsi : comment donner forme fictionnelle au crime exceptionnel de l’extermination ? À la banalisation sentimentale d’Holocaust il est alors courant d’opposer la rigueur de Shoah. Le film de Claude Lanzmann en effet refuse à la fois toute image historique et toute fictionnalisation de l’histoire. Il veut que le passé soit présent seulement par la parole des survivants confrontée au silence des lieux de l’extermination. Il prétend ainsi éviter deux formes de banalisation : celle de la fiction qui efface l’extermination en rendant présents les corps, celle du document historique qui lui trouve des raisons renvoyant à un enchaînement plus vaste de causes et d’effets.

La bonne représentation de l’extermination serait donc celle qui sépare l’horreur du crime de toute image qui la rapproche de notre sensibilité, de toute explication qui lui donne une raison acceptable par notre intelligence. Elle serait la représentation de l’irreprésentable. Mais la question se pose aussitôt : à quoi cette bonne représentation est-elle alors bonne ? La réponse est assurément prête sous la forme d’une formule rabâchée : ceux qui ignorent leur passé sont condamnés à le revivre. Il faut donc, nous dit-on, observer le « devoir de mémoire » et bien regarder le passé pour éviter qu’il ne se répète. Mais qu’entend-on par là au juste ? La formule peut vouloir dire deux choses : il faut montrer l’horreur dans sa réalité sensible pour susciter le sentiment de l’insupportable qui pousse à repousser les idées qui ont engendré l’horreur ; ou bien : il faut montrer comment ces idées elles-mêmes ont été engendrées pour que la connaissance du processus engendre les moyens d’empêcher sa reproduction. Or le purisme de la bonne représentation rend l’une et l’autre déduction caduques. Mettre en images les corps souffrant l’intolérable, c’est les offrir à la commisération sentimentale ou au voyeurisme pervers. Donner des raisons à l’extermination, c’est lui conférer une justification. L’horreur de l’extermination doit être laissée sans cause autre que la monstruosité de son propre projet. Mais il n’y a alors aucun effet à attendre de la connaissance du passé pour éviter qu’il ne se reproduise. La politique de la mémoire se contredit elle-même. Et la bonne représentation n’est pas plus assurée de son effet que la mauvaise.

C’est là le fond de l’affaire. L’opposition des bonnes et des mauvaises manières de représenter l’histoire confond deux problèmes. D’un côté, elle définit des normes d’acceptabilité. Elle s’insurge ainsi contre les représentations qui transforment les criminels en hommes comme les autres. Elle suppose que nous sommes moins sensibles à la barbarie hitlérienne si nous voyons le dictateur attendri par son chien ou affectueux envers sa secrétaire. Mais elle veut aussi que ces normes d’acceptabilité soient des principes d’utilité. Or, en quoi l’image d’un Hitler frappant son chien ou sa secrétaire serait-elle plus utile à la cause du combat contre le nazisme ? Et en quoi la représentation de l’extermination comme mécanique désincarnée est-elle plus propre à nourrir la haine de l’antisémitisme que celle des souffrances des victimes ou des états d’âme des bourreaux ? On peut toujours établir des critères pour dire que Shoah est plus propre qu’Holocaust à traduire la monstruosité du génocide et à respecter la mémoire de ses victimes. Autre chose est d’en déduire leur capacité respective d’interdire à l’avenir des formes équivalentes de monstruosité. Entre la bonne manière de parler de l’horreur passée et la manière utile de prévenir l’horreur dans le futur, il n’y a aucun lien nécessaire. La pieuse pensée qui veut utiliser la connaissance du passé pour garantir l’avenir en est peut-être restée au temps des princes et des précepteurs qui leur enseignaient les exemples à imiter pour gouverner les peuples et gagner les batailles.