La démocratie et ses médecins

Mai 2005

Le trouble a gagné le personnel gouvernemental français et européen après plusieurs sondages montrant que les Français pourraient voter non au référendum ratifiant la Constitution européenne. Comment une telle chose est-elle possible, demande-t-on, alors que le gouvernement conservateur et l’opposition socialiste appellent également à voter oui ? C’est, répond-on aussitôt, que les Français n’ont pas compris. Ils veulent exprimer leur mécontentement contre leur gouvernement, en oubliant qu’on ne leur demande pas leur avis sur ce gouvernement mais sur un traité engageant vingt-cinq États européens. Mais s’ils ne comprennent pas la question qu’on leur pose, c’est sans doute l’effet d’un malaise, le malaise d’une nation qui contemple avec mélancolie son irréversible déclin.

Les Français se sentent-ils plus mal aujourd’hui qu’il y a dix ou vingt ans ? Il est difficile de trancher la question. Et ce n’est peut-être pas nécessaire. Car le diagnostic, de toute façon, précède la maladie. Pas de résultats électoraux surprenants ou décevants qui ne suscitent aussitôt cette explication toute prête : les gens n’ont pas voté comme ils auraient dû le faire parce qu’ils n’ont pas compris le choix qui leur était présenté. Ils n’ont pas compris ce choix parce qu’ils éprouvent un malaise. Et ils éprouvent un malaise parce qu’ils appartiennent à des groupes économiques, des classes sociales ou des États nationaux en déclin.

Ce qui mérite notre attention alors, plus que le malaise supposé des malades, est celui que traduit le raisonnement des médecins. C’est cette médicalisation de l’opinion, cette interprétation de tout vote non conforme aux attentes officielles en expression d’un état pathologique. Si l’on pose à un corps électoral la question de savoir s’il est pour ou contre une mesure proposée par leur gouvernement, on doit bien inclure dans la proposition l’hypothèse que la réponse soit négative. C’est là, dit-on, ce qui sépare nos pays démocratiques de ceux où les gouvernements sont imperturbablement élus par un peu moins, voire même un peu plus de 100 % des électeurs. Pourquoi alors tant de surprise et de désolation quand le libre choix imprévisible accordé en droit aux citoyens se traduit en fait ou menace de se traduire par une réponse non prévue ? Que signifie cette étrange structure où le libre choix donné au suffrage populaire s’avère être en réalité un test sur sa capacité à discerner la bonne réponse et sur l’état de santé qui le lui permet ou l’en empêche ?

Ce n’est pas d’hier qu’on suspecte la validité du choix populaire. Ce qui est nouveau, c’est qu’il soit surtout dénoncé aujourd’hui par ceux qui en exaltent le principe. Longtemps cette dénonciation fut l’œuvre des « élites », déplorant que l’on laisse les choix de gouvernement à la merci de la « canaille ». Puis les marxistes dénoncèrent l’illusion de la démocratie formelle cachant la réalité de la lutte de classes et de la domination. Aujourd’hui ce sont les gouvernants des régimes dits démocratiques qui s’inquiètent de ce principe. Ils se réclament du libre choix de leurs concitoyens. Mais c’est pour déplorer aussitôt que les mesures qu’ils proposent soient elles aussi à la merci de ce libre choix.

Car ces mesures, selon eux, ne relèvent pas du libre choix mais de la nécessité des choses. Si le test électoral se double d’un test d’intelligence et de santé du corps électoral, c’est que nous vivons sous le régime d’une double légitimité. Nos gouvernements fondent leur autorité sur deux systèmes de raisons opposées ; ils le font, d’un côté, par la vertu du choix populaire ; de l’autre, par la capacité qu’ils ont – et qui manque par principe au peuple qui les a choisis : celle de choisir les bonnes solutions aux problèmes des sociétés. Or ces bonnes solutions se reconnaissent à ceci qu’elles n’ont pas à être choisies parce qu’elles découlent de la connaissance de l’état objectif des choses qui est affaire de savoir expert et non de libre choix. La vertu des gouvernants, celle qui les sépare du peuple qui les a choisis, est de savoir distinguer entre ce qui peut être choisi – eux-mêmes – et ce qui ne peut pas l’être : l’état des choses et les solutions qu’ils proposent de lui apporter.

Il fut un temps où l’harmonie était plus ou moins présupposée entre le savoir expert légitimant l’action des gouvernements et le libre choix populaire légitimant leur existence. Ces deux principes tendent aujourd’hui à se dissocier sans pourtant pouvoir divorcer. Et c’est pour combler cet écart que le processus électoral prend cette étrange allure de test pédagogique et de processus thérapeutique. D’un côté il ressemble de plus en plus à ces exercices de maïeutique scolaire où le maître qui connaît la bonne réponse feint de l’ignorer et de laisser à l’initiative des élèves le soin de la trouver. Mais, dans la logique pédagogique, le maître gagne à tous coups : il démontre ou l’excellence des élèves formés par sa méthode ou leur incapacité à trouver sans lui la bonne réponse. L’exercice est plus périlleux pour nos gouvernants. C’est l’incapacité de leurs élèves qui fonde leur compétence mais cette incapacité risque d’abord de s’exercer contre eux.

L’exercice pédagogique se transforme alors en psychanalyse sauvage du corps social malade. D’où l’importance de ces exercices de simulation que sont les sondages et de l’énorme travail d’interprétation que gouvernants, experts et journalistes déploient à leur sujet pour montrer au peuple souverain qu’il est une population malade s’il croit pouvoir vraiment choisir et adopte en conséquence la position suicidaire consistant à refuser la réalité. Le processus électoral se transforme alors en cure psychothérapique où la population est invitée à se faire peur à elle-même en s’approchant jusqu’au bord du gouffre de la négation et à retrouver par là son équilibre mental.

Le référendum européen met cette logique en pleine lumière. Ceux qui veulent conjurer les risques d’un suffrage populaire négatif usent, pour l’essentiel, de deux arguments : premièrement, cette Constitution européenne ne change rien à ce qui existait déjà : toutes les dispositions qui font crier les opposants, dénonçant la dérive « libérale » de l’Europe, étaient déjà en vigueur dans le cadre existant. Il est donc vain de s’y opposer aujourd’hui. Deuxièmement, il n’y a pas de « solution de rechange ». Les mauvais esprits pourraient répondre que les deux arguments se contredisent : si tout est pareil à ce qui était avant, il n’y a pas besoin de solution de rechange et peut-être pas besoin de Constitution nouvelle. Mais, à répondre ainsi, ils se dénonceraient eux-mêmes comme des mauvais esprits, des esprits négatifs. Car l’argument est simplement qu’il faut dire oui à ce qui est parce que, si l’on ne dit pas oui à ce qui est, on dit oui à son contraire, à savoir le néant. L’argument est qu’il faut être affirmatif et non négatif.

C’est là en effet le seul moyen de faire coïncider les deux principes de légitimité : le savoir expert qui reconnaît ce qui est et fixe les moyens de s’y adapter, et le suffrage populaire qui est déclaré souverain sur le choix de ses gouvernants mais ne saurait l’être sur la détermination de la réalité qui forme la matière de leur gouvernement. Tel est l’enjeu de la constitution d’espaces supranationaux comme l’Europe : le brouillage du rapport entre le peuple souverain et l’espace de sa souveraineté. Les choses seraient simples s’il s’agissait seulement de remplacer les petits États nationaux par un plus grand qui les engloberait. Mais ce n’est pas cela dont il s’agit. La Constitution européenne n’est, en fait, pas une Constitution. Elle n’est l’émanation d’aucun peuple et ne fonde aucun État. Mais cette Constitution qui n’en est pas une dessine, par là même, une nouvelle carte des rapports entre peuple souverain et État compétent. Elle distend le rapport entre l’espace symbolique où s’exerce la souveraineté du premier et l’espace matériel où s’exerce la compétence étatique et interétatique. Elle achève l’effort de nos États pour instituer l’espace d’une coexistence sans trouble entre la légitimité du suffrage populaire et celle du savoir expert.

Le fond du problème est en effet là. Il ne concerne pas le mal-être de tel ou tel peuple ou de tel ou tel groupe. Il concerne le rapport des États parlementaires avec le suffrage populaire qui les légitime, le rapport des « démocraties » avec leur propre nom.