Le racisme froid

Juillet 1996

Au cœur de l’Occident libéral et supranational, en marche vers la rationalisation absolue des comportements sociaux et la suppression de tous les archaïsmes idéologiques, le racisme est de retour. On pourrait s’étonner de cette marche à contretemps. Mais la science politique n’est pas la philosophie. Si celle-ci, selon Aristote, commence avec l’étonnement, celle-là a pour axiome que rien n’est jamais étonnant. Et l’un de ses exercices favoris est de montrer combien était prévisible ce que, par ailleurs, elle a été impuissante à prévoir.

S’agissant du racisme et de la xénophobie, l’explication est toujours prête à l’avance. Ceux-ci sont, explique-t-on, des phénomènes d’arriération. Et les phénomènes d’arriération sont des conséquences inévitables de la marche en avant. Pas de modernisation économique sans ébranlement de secteurs d’activité traditionnels et fragilisation de couches sociales liées à ces activités. Ces populations inquiètes, menacées dans leur avenir, développent alors des comportements régressifs et archaïques. Elles cherchent des boucs émissaires et les trouvent dans « les autres » : les étrangers qui prennent les places au travail, prolifèrent dans la cité et reçoivent toutes les prévenances de la classe politique.

On reconnaît aisément l’origine de ces schémas ; ils sont empruntés au vieux fonds marxiste : quand les sociétés se transforment, les couches petites-bourgeoises menacées se cramponnent au passé et s’enrôlent dans la réaction. On sait, par ailleurs, que ce marxisme-là est un peu partout devenu l’idéologie officielle des États libéraux et de leurs intelligentsias. La raison de cet apparent paradoxe est simple. Il y a une chose que l’optimisme libéral est congénitalement impuissant à comprendre : la raison pour laquelle la marche en avant peut produire de la marche en arrière. S’il y a une chose, en revanche, que la littérature marxiste a portée à un point de perfection indépassable, c’est bien cela : l’analyse des raisons historico-économico-sociologiques qui font que l’histoire accouche toujours d’autre chose que ce dont elle devrait accoucher.

L’avantage de ces explications par les conditions économiques et sociologiques est qu’elles marchent toujours, quelles que soient lesdites conditions. Et elles marchent toujours pour une raison bien simple. C’est qu’elles n’énoncent en définitive qu’une pure tautologie, à savoir que les attardés sont des attardés. Cette tautologie a surtout le mérite d’assurer, sans même avoir besoin de l’expliciter, son incontestable réciproque : à savoir que les avancés sont bien des avancés.

Il y a deux choses que les avancés semblent avoir du mal à percevoir. La première est qu’il n’y a pas besoin d’être socialement menacé ou culturellement « handicapé » pour ressentir l’autre comme un obstacle à la jouissance et une menace pour l’identité. À défaut des spécialistes de science politique, c’est un psychanalyste, Jacques Lacan, qui annonçait, il y a vingt ans, le nouveau racisme à naître du cœur même d’une société tout entière affairée à la jouissance illimitée. La seconde est que, à l’inverse, le plaisir de parler et celui de raisonner sont également partagés par les classes dites défavorisées. Si les énoncés racistes ont toujours proliféré de compagnie avec les promesses de performances sexuelles inouïes, dans la vétusté des toilettes publiques comme dans la modernité des réseaux Internet, c’est qu’ils procurent un égal plaisir. Et il n’y a pas à y soupçonner la conjugaison d’une misère économico-sociale et d’une misère sexuelle. Il y a un plaisir objectif à jouer avec les formulations qui identifient les traits de l’autre, ridicule, haïssable ou simplement inférieur. Parce qu’il y a d’abord un plaisir à jouer avec les mots.

La théorie des avancés est que les attardés n’utilisent les mots qu’en les chargeant d’un sens qui est celui de leurs besoins, passions, peurs ou frustrations. Dans l’énoncé raciste, selon leur thèse, il y aurait nécessairement un poids de passions populistes ou populaires. Bref, il faudrait y croire et avoir de bonnes grosses raisons d’y croire pour que ça marche. Les avancés ne semblent pas percevoir que les « attardés » sont aussi les destinataires quotidiens de messages, politiques ou publicitaires, qui jouent tous sur l’un ou l’autre des deux registres dominants de la communication : l’explication savante et la dérision. Et les « attardés » suivent très bien. D’un côté les racistes parlent comme les savants, ils parlent leur langage : ils disent de moins en moins que les nègres sont sales ou paresseux ; ils expliquent de plus en plus qu’il y a des contraintes économiques, des problèmes de compatibilité et d’incompatibilité entre les cultures, des seuils de tolérance et que, en définitive, il faut chasser les étrangers parce que, si on ne les chasse pas, cela risque de créer du racisme. De l’autre, ils savent très bien jouer avec le statut de réalité indécidable et d’énonciation ambiguë qui caractérise la circulation des messages médiatiques. Il n’est guère aujourd’hui de publicité pour un produit qui ne soit un jeu de mots ; guère d’appel au désir ou de demande d’adhésion à une croyance qui ne passe par un soupçon ou une dérision plus ou moins prononcés de l’objet du désir ou de la forme même de la croyance. Ce n’est pas par la croyance forte, enracinée dans le vécu, que l’on adhère à l’ordre de nos sociétés. C’est au contraire par le jeu sur les mots, le soupçon sur la croyance et le caractère indécidable de l’opinion.

Le racisme qui se développe aujourd’hui n’est pas alors le fait des « attardés du progrès ». Il est parfaitement synchrone avec les formes de légitimation des gouvernements éclairés et de la pensée avancée. Il reproduit les formes dominantes de description de la société et le mode régnant de l’opinion, celui de la croyance incroyante, de la croyance qui n’a pas besoin d’être crue pour faire effet. La sociologie post-moderniste, d’accord en cela avec le marxisme traditionnel comme avec le discours gouvernemental, s’imagine que la déflation des croyances rend les passions collectives plus difficiles et assure ainsi la paix sociale. Mais la déduction est fausse. L’incroyance et le soupçon peuvent tout simplement produire des passions plus intellectuelles, plus ludiques, plus individualisées et par conséquent plus efficaces, mieux adaptées au règne de l’adhésion soupçonneuse et de la croyance incroyante.

Un bon exemple nous en est fourni par le succès croissant des thèses négationnistes. Ces thèses apportent à l’antisémitisme un apport purement « intellectuel », conçu en quelque sorte in vitro. Ce sont des universitaires qui ont forgé, sans aucun besoin objectif et sans aucune passion apparente, les armes du négationnisme. Ils les ont forgées en se servant des thèmes favoris de la pensée avancée : le doute sur les grands mots qu’il convient de « dégonfler », le rejet des interprétations globalisantes et des explications « manichéennes ». Ils ont déclaré que la science ne connaissait pas de tabous, qu’« extermination » était un mot un peu gros et qu’il fallait examiner la chose dans les détails pour voir si ceux-ci étaient également prouvés et formaient bien un seul enchaînement de causes et d’effets. Et la raison du succès de leurs thèses est simple : ils donnent simplement, en raison de l’objet choisi, une forme provocatrice aux modes de pensée et aux formes de croyance qui appartiennent au régime dominant de l’opinion. Si divers parlements ont dû voter des lois pour interdire de nier l’extermination, c’est bien parce que c’était la seule solution pour interdire cette transformation exemplaire des modes de pensée dominants en provocation antisémite. C’est bien parce que l’ordinaire de la pensée avancée est à tout moment capable d’être traduit dans sa version « arriérée ».

« Classes éclairées, éclairez-vous ! » disait Flaubert. C’est là le commandement le plus difficile à appliquer. Qui s’en va chercher ce qu’il est assuré de posséder ? Et pourquoi soumettre à examen des théories qui marchent à tous les coups ? Peut-être, tout simplement, pour ne plus avoir besoin de les faire marcher.