Janvier 1997
D’une œuvre cinématographique, comme de toute chose fabriquée, il y a deux manières de parler. La première est de la juger selon son idée et de comparer ce que l’artisan a fait à ce qu’il devait ou voulait faire. On part ainsi du fait que Crash est l’adaptation cinématographique d’un roman de J. G. Ballard, sorte de contre-utopie en forme de roman de science-fiction pornographique, mettant la voiture au centre d’un scénario sadien de plaisir fondé sur la destruction infligée. On y ajoute l’intérêt propre du réalisateur, David Cronenberg, pour les grandes mythologies de notre temps, pour les figures de mutants ou les hybridations de l’homme et de la machine. Et l’on juge les images du film comme la réalisation plus ou moins adéquate des intentions de l’un et de l’autre.
Et puis il y a l’autre manière, fondée sur ce qu’on ignore ou le fait qu’on veuille oublier tout cela, pour se mettre en face de la chose, regarder les images et imaginer soi-même la fable que leur enchaînement nous propose. On part alors de ce que nous montrent les premières images du film : un hangar à avions. Une jeune femme apparemment habitée par un désir impérieux s’approche d’un avion. Elle ouvre son corsage, sort un sein de son soutien-gorge, le presse extatiquement contre le métal de la carlingue et engage avec la machine un corps à corps érotique que la bande-son accompagne du halètement de circonstance. Pendant ce temps un homme est survenu par-derrière qui se joint à la fête et ramène, en somme, vers sa normalité humaine la jouissance machinique de la jeune femme. À la fin du film nous verrons la même jeune femme, sur le talus d’une autoroute, allongée auprès de sa voiture renversée, et oubliant ses contusions pour faire l’amour avec son mari ou compagnon privilégié, lequel s’était amusé à faire passer sa voiture par-dessus bord.
Le film, en somme, pourrait se raconter ainsi : l’histoire d’une aviatrice qui renonce à voler. Si elle était dans le hangar, c’est qu’elle prépare un brevet de pilote, sans doute pour l’ivresse de fendre le ciel avec la machine de rêve. Seulement, entre-temps, son compagnon l’aura initié à ce qu’il aura appris lui-même : il y a une tout autre manière de faire l’amour avec les machines et de les utiliser pour l’accomplissement de son désir. Pour la jouissance il faut préférer au bel avion qui fend le ciel la voiture lancée à la rencontre d’une autre : la voiture qui fait couler le sang, brise les membres, déchire la peau de cicatrices, barde le corps de prothèses mais aussi, et finalement surtout, la voiture que l’on froisse, défonce, renverse, détruit, met en flammes.
On pourrait alors considérer que le point où nous amène la fable de Crash est le dernier épisode, le finale du grand opéra des noces de l’homme et de la machine. Et l’image dernière qui fait la moralité de ce film sulfureux pourrait être considérée comme le strict pendant d’une autre image terminale, une image littéraire, qui marquait, elle, le début de cette aventure. À la fin de La Bête humaine, après que le conducteur et son chauffeur se sont entretués, mettant fin à une longue histoire de désirs, de jalousies et de folie meurtrière, Zola nous décrivait la locomotive désertée continuant toute seule son implacable ligne droite et conduisant, en dépit des victimes écrasées, l’humanité vers son avenir. Le crime ou la folie de son héros Jacques Lantier avait peut-être été de préférer les jouissances de la chair féminine et du sang humain à l’amour fidèle de la machine. Et, à l’inverse, la grande utopie des machines qui, dans les années 1920, mit les aspirations de l’art cinématographique en harmonie avec la grande entreprise de construction de l’homme nouveau serait la révocation de l’indignité de la « bête humaine » au profit d’une humanité en harmonie avec l’exactitude fidèle de la machine. « L’incapacité des hommes à savoir se tenir nous fait honte devant les machines », disait Dziga Vertov, opposant les « manières infaillibles de l’électricité » à « l’agitation désordonnée des hommes actifs et la mollesse corruptrice des hommes passifs ».
C’est bien la revanche de l’homme désordonné et de sa « mollesse corruptrice » que présente l’obstination des héros de Crash à ne voir dans tout véhicule qu’une machine à faire des accidents pour provoquer de la jouissance. Et là où certains voient célébrée la figure futuriste de l’homme hybridé avec la machine, je verrais bien plutôt la liquidation de l’utopie séculaire du couple de l’homme nouveau et de la machine de rêve. Finalement, nous montre le film, la seule machine qui tienne le coup, c’est la petite machine sexuelle humaine, laquelle se sert des machines de métal et de leur destruction, mais peut très bien s’en passer, se contenter, pour atteindre ses fins, comme nous le montre le couple maître du jeu, de leur seule évocation par les mots. Et toutes ces scènes d’horreur et d’orgasme automobiles pourraient n’être que les histoires que le couple se raconte sur son lit pour mettre du piment dans ses plaisirs.
Ce film de porno-fiction futuriste nous présenterait alors une version branchée et paradoxale du grand thème de la fin des idéologies célestes et du retour aux simples et solides satisfactions que l’humanité sait se donner quand elle se déprend des utopies. Un film « humaniste » à sa façon. Et, si l’on recule d’un siècle, on pourra aussi y voir le retournement d’une autre scène : la scène d’union entre l’absolu de la liberté et l’absolu de la jouissance obtenue du corps supplicié de l’autre, que Sade avait illustrée à l’époque de la Révolution française. Dans un article intitulé « Kant avec Sade », Lacan s’était attaché naguère à montrer comment l’absoluité de l’impératif sadien de la soumission de l’autre à ma jouissance était la vérité cachée de l’inconditionnalité de l’impératif moral et de la loi kantiens. Tout se passe comme si le film renversait la démonstration. Regardons ainsi les deux héroïnes féminines se rendre dans un parking pour y faire l’amour dans une voiture. Tout se passe comme si elles venaient là accomplir leur devoir : devoir fixé par le scénario, d’abord. Les autres combinaisons hétérosexuelles ou homosexuelles ont été épuisées et c’est leur tour d’y passer. Ce qu’elles font sans frénésie apparente et sans intérêt évident du cinéaste qui écourte leurs ébats. C’est que ce devoir fictionnel est en définitive un devoir moral : l’affirmation du droit égal de tout couple hétéro ou homosexuel constituable à la jouissance prise avec le concours de la machine. Le jeu sadien des permutations est devenu un contrat de jouissance généralisé et la violence sur laquelle il reposait chez Sade a été justement localisée dans les rapports de l’homme et de la machine. Entre les partenaires semble régner une sorte d’harmonie préétablie où la jouissance que l’un désire obtenir de l’autre semble, à chaque fois, exactement ajustée à celle que l’autre désire obtenir de lui.
En refusant l’étiquette pornographique appliquée à son film, Cronenberg oppose ses scènes sexuelles aux habituelles histoires d’amour et de séduction du cinéma qui sont au fond, dit-il, des scènes de viol. On pourrait répondre que l’histoire d’amour a, de fait, ceci de commun avec la cruauté sadienne qu’elle est toujours, si peu que ce soit, fondée sur l’inégalité de deux désirs. Ce qui caractérise au contraire la scène pornographique, c’est la présupposition que ce que l’un fait à l’autre est très précisément ce que l’autre souhaite qu’on lui fasse. Ainsi la pornographie illustre-t-elle à sa manière la version libérale du contrat social. C’est pourquoi elle développe son empire visuel au rythme du développement du néolibéralisme consensuel. C’est ce que la séquence finale nous donne à voir et à entendre « Ça va ? » demande le héros à sa compagne dont il vient de balancer la voiture par-dessus la balustrade et qu’il retrouve assommée au bord de la voie d’en dessous. « Ça va », répond-elle, réponse où il faut entendre non pas un renseignement sur son état physique mais une invite qui dit : « Tu peux y aller. Moi aussi, je désire ce que tu désires. » Ainsi toute violence est-elle ramenée au contrat, comme toute puissance de la machine à celle du désir humain. Ainsi la contre-utopie du brave new world présente-t-elle finalement une parabole assez conforme à la pensée régnante de la « fin des utopies ».