Dialectique dans la dialectique

Août 1997

Comment aborder aujourd’hui la Dialectique des Lumières d’Adorno et Horkheimer ? Son éclat semble être deux fois pâli ; une première fois, comme celui d’une étoile de la constellation irrémédiablement éloignée dans le passé qui s’appela marxisme ; une deuxième fois, au contraire, comme prototype, usé par ses copies, de ce double discours sous le régime banalisé duquel nous vivons : la critique du totalitarisme de la raison des Lumières qui donne son point d’honneur intellectuel à l’ordre gouvernemental libéral ; et la critique de l’industrie culturelle qui nourrit les velléités vaguement contestatrices de l’opinion intellectuelle.

D’un côté, en effet, le livre semble appartenir à l’histoire des nombreuses tentatives pour arracher le marxisme, comme pensée de l’émancipation, à la raison des Lumières : à une critique de la religion qui transporte sur la terre cette religion qu’elle chasse du ciel ; à une foi dans la science qui ramène son esprit à celui de la maîtrise technique du monde ; à une vision progressiste de l’histoire qui soumet les potentiels d’émancipation aux nécessités de l’histoire de la domination. Le marxisme, en un sens, n’est que le mouvement perpétuellement contrarié de cet arrachement : il commence avec la critique marxienne des rapports entre les droits de l’homme et la logique du capitalisme ; il se poursuit à travers la polémique récurrente contre la philosophie évolutionniste qu’illustrent Lénine comme Benjamin, Gramsci comme Adorno. Il se manifeste encore dans les années 1960 avec la polémique althussérienne contre le double héritage de l’économisme et de l’humanisme juridique.

Et sans doute cet arrachement interminable porte-t-il la trace du conflit des philosophies de l’histoire au sein duquel se sont développées la théorie et la politique marxistes. La confiance émancipatrice des Lumières n’a peut-être jamais existé que dans les écrits de Condorcet et de quelques autres. Et l’identification marxiste entre une théorie scientifique et une pratique d’émancipation a tôt rencontré une double dénégation. D’un côté, le pessimisme schopenhauerien ou les théories de la décadence retournaient l’affirmation progressiste et incriminaient un péché ou une illusion originelle de la prétention rationaliste à la maîtrise du monde et à la libération de l’homme. De l’autre, le scientisme, avec Spencer, Renan et bien d’autres, liait la philosophie évolutionniste au thème de la sélection des meilleurs et du gouvernement des savants sur des masses vouées à la servitude. La critique nietzschéenne de la civilisation se situe à l’exact croisement de ces deux traditions. Et elle entretient par là même un rapport complexe avec la critique marxiste des idéologies : elle n’en seconde les effets qu’au prix d’en ruiner les principes. Et l’on en sent la conséquence dans l’argumentation de la Dialectique des Lumières. Ce que celle-ci propose pour critiquer la raison marxiste, c’est une nouvelle version du péché originel de la raison grecque selon Nietzsche. La faute de Socrate, répudiant la sagesse tragique, est devenue celle d’Ulysse, résistant au chant des sirènes. Mais le péché est le même : il réside dans l’orgueil apollinien de la connaissance qui veut oublier la part dionysiaque, la part d’ombre qui la lie au monde mythique et aux forces obscures de la vie.

Sans doute Adorno et Horkheimer lient-ils la dénonciation de cette faute originelle à la critique de la domination sociale : leur Ulysse ne se prémunit pas seulement contre le chant dionysiaque des Sirènes. En bouchant les oreilles de ses matelots, en les obligeant à servir sa propre « renonciation à la jouissance », il identifie le succès de l’entreprise rationnelle commune à la loi capitaliste de la domination. Il s’oppose ainsi strictement au Socrate « plébéien » de Nietzsche. Mais cet écart se fait sur le fond d’un présupposé commun : celui d’un grand destin historique de la raison occidentale conçu comme accomplissement d’une faute première. En cela leur critique de la raison capitaliste ou de l’industrie culturelle apparaît bien plus proche qu’elle ne voudrait de l’autre grande transformation de la scène primitive nietzschéenne, produite par le philosophe qu’Adorno accable de ses sarcasmes : elle apparaît comme la réplique de gauche de la critique heideggérienne de la métaphysique occidentale et de son accomplissement en domination technique du monde. Il y a, en somme, une dialectique de la dialectique de la raison. Celle-ci veut achever la tâche interminable de la critique marxiste : trancher enfin le cordon ombilical qui lie les promesses de l’émancipation révolutionnaire aux menaces de la raison des Lumières. À la raison pervertie, instrumentale et médiatisante de la domination, elle cherche à opposer une raison authentique, un rapport d’intimité de la raison et du monde vécu qui se développe en pouvoir d’émancipation. Mais cette rupture la rejette vers une autre critique des Lumières, celle qui fait de l’histoire de la raison occidentale et de sa promesse d’émancipation le développement irréversible d’une illusion première.

Cette « dialectique dans la dialectique » fonde la version mélancolique de la critique marxiste. Mais elle lui donne aussi un destin ambigu. À sa critique de l’industrie culturelle a succédé la critique situationniste du « spectacle », autre grand discours mélancolique sur l’uniformisation marchande du monde. L’une et l’autre se sont banalisées dans ce discours des « démystificateurs » qui accompagne si bien chaque manifestation de l’industrie culturelle ou de la « société du spectacle » qu’il devient sa doublure obligée, le discours des « malins » dont la « bêtise » de cette industrie a besoin pour se perpétuer. Cette dialectique entre dans l’étrange destin de ce qu’on peut appeler le post-marxisme. Déclaré mort avec l’effondrement du système soviétique, le marxisme s’est, du même coup, trouvé libre pour toutes sortes d’usages posthumes. D’un côté, le marxisme officiel est appelé au service des politiques néolibérales auxquelles il prête la théorie de la nécessité économique et du sens inéluctable des transformations historiques. De l’autre, le marxisme critique prête sa vision désenchantée à ces contestations de la marchandise culturelle qui accompagnent son développement, tout en entretenant les discours réactifs qui opposent l’authenticité de l’art à sa compromission avec les calculs étatiques et les marchands de la culture.

Et, certes, la Dialectique de la raison dénonce déjà un tel usage de sa critique. Elle montre que l’art ou la culture authentiques que l’on prétend faire valoir contre l’industrie culturelle relèvent du même principe qu’elle. Le partage de l’art noble et de la culture industrielle est issu du partage premier que symbolise le geste d’Ulysse. En renonçant à la jouissance promise par le chant des Sirènes, il s’est réservé le privilège d’entendre seul le chant de promesse et de péril dont il a interdit la jouissance à ses matelots. La barbarie civilisée est suspendue à cette exclusion première. Et l’on sent ici le motif profond qui sépare Adorno et Horkheimer de la niaiserie des pleureurs qui s’apitoient périodiquement sur la ruine de l’art dans le commerce et la politique culturels. Ce motif profond remonte plus haut que la critique marxiste du fétichisme ou que la dénonciation des Lumières « bourgeoises ». Par le relais de la poésie hölderlinienne, il remonte à ce qui est sans doute le véritable texte fondateur de la pensée moderne de l’émancipation, les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller. Au partage social établi entre la barbarie de la civilisation des Grands et la sauvagerie populaire, Schiller opposait cette chance d’humanité commune, de réconciliation sensible que constituait la beauté. La force résistante de la Dialectique des Lumières, cette force qui sépare sa dénonciation de toutes les banalisations contemporaines, tient à son refus de céder sur cette promesse esthétique fondamentale, sur cet horizon d’une humanité sensible commune. Elle tient aussi à la radicalisation même du thème de la promesse. Les romantiques lecteurs de Schiller avaient fait de la belle totalité de l’art la préfiguration de la communauté libre. Pour Adorno et Horkheimer, au contraire, l’art ne perpétue la promesse qu’au prix de la décevoir, d’inscrire en lui la blessure maintenue, la contradiction irrésolue de toute transfiguration de la réalité en belle apparence esthétique. C’est cette radicalité qui donne sa force de colère à la dénonciation de la banalité culturelle. Le problème n’est pas que cette banalité ravale l’art au niveau des « masses ». Le problème est qu’elle est une machine à satisfaire tous besoins, y compris les besoins « élevés », qui enlève à l’art sa force de déception, donc son potentiel d’émancipation.

Cette petite différence est essentielle. On voit en même temps ce qui la rend fragile. Ce n’est pas que le marxisme d’Adorno et de Horkheimer soit trop teinté d’utopisme. Il lui manque en fait la même chose qui manque aux marxismes « réalistes » : une pensée politique de l’émancipation.