La justice au passé

Avril 1998

Pendant six mois la France officielle semble avoir été occupée par un unique événement : le procès fait à Maurice Papon, ancien fonctionnaire de l’État français du maréchal Pétain, pour sa complicité dans l’arrestation, entre 1942 et 1944, d’hommes, de femmes et d’enfants juifs, disparus dans les camps de la mort. Ce procès aurait pu se ramener à un affrontement simple. D’un côté, des parents des déportés demandaient réparation pour le crime perpétré à l’égard de leurs proches. De l’autre, se tenait un fonctionnaire qui avait occupé sa place de fonctionnaire de l’État collaborationniste sans état d’âme ni excès de zèle. Il avait signé les ordres d’arrestation et de déportation qui relevaient de son autorité, sans se soucier personnellement ni d’organiser la chasse aux juifs ni de savoir ce que devenaient les déportés. Un verdict de dix ans de prison a sanctionné cette responsabilité indéniable et bien circonscrite.

Ici, pourtant, la simplicité des choses commence à se troubler. Quel rapport de commensurabilité y a-t-il entre dix ans de prison infligés, cinquante-cinq ans après les faits, à un homme de quatre-vingt-sept ans et le martyre de ceux qui ont été assassinés en masse dans les camps de la mort ? Et pourquoi un procès qui ne pouvait aboutir à aucun verdict proportionnant la faute d’un individu au crime de masse a-t-il pris une telle importance ?

Cette absence de proportion montre d’abord la singulière fonction que prend aujourd’hui l’instance du judiciaire. Toute affaire politique de droit ou de tort, de justice ou d’injustice prend la forme d’un procès mené en un tribunal réel ou imaginaire. En même temps que les Français étaient, jour après jour, informés du déroulement du procès Papon, ils pouvaient contempler, à toutes les devantures des librairies le Livre noir du communisme, recouvert d’une manchette publicitaire rouge annonçant : 85 millions de morts. Certains ont contesté les chiffres : comment chiffrer exactement les victimes des famines chinoises et faut-il les compter comme victimes du communisme au même titre que les fusillés ou les morts des camps ? Mais ce n’est pas le fond du problème. La fonction du chiffre est judiciaire plus que statistique. De Voline1 à Soljenitsyne il n’a pas manqué d’hommes pour révéler les crimes des régimes communistes. Mais ils le faisaient sur le mode politique. Ils témoignaient en victimes du communisme, le dénonçant au nom d’une autre idée politique, depuis l’anarchisme ou le « véritable » communisme jusqu’à la restauration de l’ordre monarchique et religieux ancien. Il s’agit aujourd’hui d’autre chose : le compte des morts s’identifie à un tribunal de l’histoire qui a tranché, qui énonce le verdict non plus d’un régime mais d’une idéologie, c’est-à-dire finalement d’un temps où l’on croyait aux idéologies. Le tribunal de l’histoire règle en somme les comptes du présent avec un autre temps, celui de Voline et de Soljenitsyne autant que de Lénine ou Staline : en bref, le temps de la politique.

On peut dire que le procès Papon est, de la même manière, un règlement de comptes des Français avec l’État français de Vichy et sa participation à l’entreprise d’extermination nazie. Le procès d’un individu devient alors le procès du passé. Il s’identifie à un tribunal de l’histoire, chargé d’énoncer une vérité qui permettrait à la fois d’affirmer une culpabilité collective et de la rejeter dans le passé, de tirer enfin le trait entre ce passé et nous. Les dix ans de prison infligés à un fonctionnaire de l’État français affirment, une fois pour toutes, la culpabilité de cet État comme tel. Ils marquent en même temps la distance qui en fait pour nous un pur objet de jugement. Mais cette équivalence est justement trompeuse. Transformer le procès d’un fonctionnaire en procès de son État, c’est faire une chose contradictoire : l’accuser à la fois de ce qu’il a fait comme fonctionnaire de cet État globalement coupable, et de ce qu’il n’a pas fait, comme individu : désobéir à l’État dont il était le fonctionnaire.

Par définition, un fonctionnaire sert l’État. Maurice Papon a servi l’État collaborationniste. Après quoi, il a servi la République du général de Gaulle. L’État a horreur du vide et la République gaulliste a pris les serviteurs de l’État là où elle pouvait les trouver : parmi les serviteurs de l’« État français » qui n’avaient fait que servir l’État en général, sans excès de zèle militant. Maurice Papon est ainsi devenu un serviteur exemplaire de la République française, dirigeant notamment en octobre 1961 la répression d’une manifestation algérienne, au cours de laquelle près de deux cents manifestants furent battus à mort et jetés à la Seine.

Ce dernier crime d’État n’était pas en cause dans ce procès. S’il y a été invoqué, c’est dans le cadre de ce syllogisme significatif : puisqu’il a commis ce crime de notre État républicain, que nul ne songe à poursuivre, il peut bien avoir commis l’autre, celui de l’État collaborationniste. Le fait qu’il ait toujours été un bon serviteur de notre État prouve son incapacité en général à ne pas servir l’État, donc son implication dans le crime de celui qu’il servait en 1942.

Faudrait-il croire alors que le procès fait à Papon soit le procès de l’État en général et de ceux qui n’arrivent pas à lui désobéir ? Et le tribunal de l’histoire aurait-il, en infligeant dix ans de prison à la raison d’État, tranché en faveur de ce « droit à la désobéissance » dont la légitimité est la croix des philosophes politiques ? La chose serait bien étrange, si l’on se réfère à ce qui se passait le jour même du verdict sur un aéroport parisien : certains passagers du vol Paris-Bamako refusaient de faire le vol en compagnie de travailleurs clandestins que le ministère de l’Intérieur français renvoyait par force dans leur pays. Le ministre annonçait aussitôt son intention de poursuivre ces passagers récalcitrants pour « entrave à circulation d’aéronef ».

Il est donc peu probable que le tribunal ait voulu, par son verdict, consacrer le droit de désobéir. La condamnation du serviteur trop fidèle de l’État renvoie bien plutôt à l’obligation de désobéir dans le passé : pas seulement dans le contexte répressif de l’État vichyssois, mais dans un temps où obéir et désobéir avaient un sens. Elle nous dit : en ce temps-là, obéir ou désobéir était un choix des individus. Elle nous remet en somme dans l’ambiance de l’époque existentialiste. En ce temps-là Sartre pouvait prononcer la phrase qui a suscité tant de scandale et de railleries : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. » C’était le temps de l’engagement et de la responsabilité : celui où chacun choisissait « pour tous » et était « responsable de tout devant tous ». La conjonction entre la condamnation (au passé) du tribunal et les menaces (au présent) du ministre de l’Intérieur rejette ce temps bien à sa place dans le passé. Aujourd’hui, obéir ou désobéir à l’État n’est plus un problème. Non pas simplement parce que l’État est légitime, mais plus profondément parce qu’il prétend ne plus rien vouloir, n’être plus rien que l’humble exécutant d’une nécessité impersonnelle. À l’État qui ne commande rien et ne fait qu’obéir à la circulation des flux quel sens y aurait-il à désobéir ? Au temps de Platon, le sophiste Antiphon avait opposé la justice de la nature à celle de la loi selon ce principe bien simple : celui qui enfreint la loi ne sera châtié que s’il est vu. Mais celui qui va contre la nature en subira le châtiment de toute façon. C’est cette logique que nos États ont reprise à leur compte : ils nous disent que leurs règlements ne sont que l’obéissance aux lois naturelles de la circulation équilibrée des richesses et des populations. Les voyageurs qui, ce jour-là, n’ont pas voulu aller à Bamako se sont rendus, envers l’État français, coupables d’une rébellion qui n’est ni plus ni moins qu’une « entrave à circulation d’aéronef ».

Ainsi s’opère le règlement de comptes avec le passé. La désobéissance a eu son temps : celui où des individus s’opposaient à la volonté d’autres individus ou d’États, le temps de la politique et des idéologies. La justice salue ce temps et nous fait savoir qu’il est passé. En quelque façon, le verdict du procès Papon est un hommage d’adieu à l’existentialisme.

1.

Auteur de La Révolution inconnue.