Les chroniques ici réunies ont été choisies parmi celles que j’ai écrites depuis dix ans, à l’invitation d’un grand quotidien brésilien, la Folha de São Paulo. Les thèmes traités m’ont parfois été proposés par le journal. Le plus souvent ils relèvent de mon seul choix parmi les faits présentés par ce qu’on appelle actualité : débats nationaux et conflits mondiaux, expositions ou films nouveaux.
Mais la chronique n’est pas une manière de répondre aux événements du temps qui passe. Car le temps qui passe ne connaît justement pas d’événements. Ceux-ci sont toujours des manières d’arrêter le temps, de construire la temporalité même qui permet de les identifier comme événements. Qui dit chronique dit règne : non pas la carrière d’un roi, mais la scansion d’un temps et le tracé d’un territoire, une certaine configuration de ce qui arrive, un mode de perception de ce qui est notable, un régime d’interprétation de l’ancien et du nouveau, de l’important et de l’accessoire, du possible et de l’impossible.
J’ai cru pouvoir résumer ce qui règne aujourd’hui sous le nom de consensus. Mais le consensus n’est pas ce que décrit volontiers une littérature désabusée : un état du monde où tous s’accordent dans le culte même de la petite différence, où les passions fortes et les grands idéaux ont cédé la place à l’ajustement des satisfactions narcissiques. Il y a vingt ans, des esprits qui se voulaient facétieux louaient cette humeur nouvelle qui devait accorder sans heurt les institutions de la démocratie à ses mœurs. Aujourd’hui, des esprits qui se veulent graves – les mêmes souvent – dénoncent cet amollissement des grandes vertus collectives produit par le règne de l’« individualisme de masse » et y voient la racine de toutes les dictatures. On connaît la commune origine de ces numéros de bravoure pour débats intellectuels : ils empruntent également à Tocqueville l’éloge des mœurs douces de la démocratie et la dénonciation de son penchant à la servitude.
Les pages qui suivent rappellent que le consensus n’est pas la pacification des esprits et des corps ainsi décrite. Nouveau racisme et épurations ethniques, guerres « humanitaires » et « guerre à la terreur » sont au cœur des temps consensuels ici chroniqués ; les fictions cinématographiques de la guerre totale et du mal radical ou les polémiques intellectuelles sur l’interprétation du génocide nazi y figurent aussi en bonne place. Le consensus n’est pas la paix. Il est une carte des opérations de guerre, une topographie du visible, du pensable et du possible où loger guerre et paix.
Ce que consensus veut dire en effet, ce n’est pas l’accord des gens entre eux, mais l’accord du sens avec le sens : l’accord entre un régime sensible de présentation des choses et un mode d’interprétation de leur sens. Le consensus qui nous gouverne est une machine de pouvoir pour autant qu’il est une machine de vision. Il prétend constater seulement ce que tous peuvent voir en ajustant deux propositions sur l’état du monde : l’une dit que nous sommes enfin en paix, l’autre énonce la condition de cette paix : la reconnaissance qu’il n’y a que ce qu’il y a. En cette coquille de noix peuvent se résumer les argumentations développées au compte de la fin des utopies ou de l’histoire. Il y aurait eu un temps de la guerre : le temps où l’on voulait qu’il y eût plus que ce qui était : non pas seulement des groupes économiques mais des classes sociales, non pas seulement une population mais un peuple, non pas seulement des intérêts à accorder mais des mondes en conflit, non pas seulement le futur à prévoir mais l’avenir à libérer. Nous serions en paix pour nous être libérés de tous ces suppléments ou de tous ces fantômes, pour savoir désormais que seul est ce qui est.
La paix seulement se dérobe trop souvent à son évidence invoquée : une corporation de travailleurs refuse l’affirmation que seul est ce qui est et que seuls les gouvernements savent lier ce qui est à ce qui sera ; des partis extrêmes réveillent la guerre contre l’étranger à la race ; des guerres nouvelles inscrivent sur les corps massacrés les droits du sol et du sang ; terreur et guerre à la terreur s’affrontent. Le consensus est alors la machine de vision et d’interprétation qui doit sans cesse redresser l’apparence, remettre guerre et paix à leur place. Le principe voudrait en être simple. La guerre, dit la machine, n’a lieu qu’ailleurs et autrefois : dans les pays encore soumis à la loi obscure du sol et du sang, dans les crispations archaïques de ceux qui s’accrochent aux combats d’hier et aux vieux privilèges. Mais comme l’ailleurs affirme être ici et le passé aujourd’hui, la machine consensuelle doit sans cesse retracer la frontière des espaces et la rupture des temps.
Il faut souvent des bombes pour séparer les espaces, pour mettre les guerres « archaïques » aux marges du monde consensuel. Le temps, lui, est plus aisément manipulable. Le consensus affirme sa réalité une et incontournable, mais c’est pour mieux multiplier ses usages, le plier aux scénarios impérieux du présent qui ne laisse pas discuter sa présence, du passé où l’on parque les récalcitrants – éclopés de la modernité ou survivants mal guéris de l’utopie –, du futur qui commande le déploiement de toutes les énergies. Les chroniques ici rassemblées s’appliquent à analyser les tours et détours confiés au temps : diagnostic incessant du présent et politiques de l’amnésie, adieux au passé, commémorations, devoir de mémoire, explications des raisons pour lesquelles le passé refuse de passer, répudiation des avenirs qui prétendaient chanter, exaltation du siècle nouveau et des utopies nouvelles.
La chronique doit alors, pour analyser ces jeux consensuels, déplacer ses lieux d’investigation, aller voir d’autres marquages du temps et inventer ses propres scénarios temporels : confronter par exemple les machines des fictions de Cronenberg ou des installations de Matthew Barney à celles de Zola ou de Picabia ; voir dans les expositions d’aujourd’hui l’exaltation christique de la présence réelle se mesurer aux politiques de l’archive ; dans les nouvelles fictions du mal, les films historiques ou les films catastrophes, le visage que se donne le présent ou, dans les débats juridiques sur la propriété des images, la façon dont s’efface le statut politique du visible.
Ces chroniques ne prétendent pas pour autant inventorier les signes du temps. Cela encore appartient à la logique du consensus, à sa machine interprétative qui sans cesse ausculte les symptômes du temps et se penche sur tous les troubles du corps social pour y reconnaître toujours le même mal : un manque d’ajustement au présent, un défaut d’adhésion au futur. Le consensus dit qu’il n’y a qu’une réalité dont il faut épuiser les signes, qu’un seul espace, quitte à y retracer les frontières, qu’un seul temps, quitte à en multiplier les figures. En conséquence de quoi il ne nous demande que de consentir. L’actualité récente d’un référendum en a fourni l’illustration la plus nue : lors même qu’il nous propose un choix par oui ou non, il entend que nous disions oui, sauf à nous avouer adorateurs du néant. Car les seules oppositions qu’il connaisse sont celles du présent et du passé, de l’affirmation et de la négation, de la santé et de la maladie. Ce qui doit disparaître sans reste dans ce jeu d’oppositions est la possibilité même d’un certain conflit : celui qui porte sur ce qu’il y a, qui prétend opposer un présent à un autre, affirmer qu’il y a plusieurs manières de décrire ce qui est visible, pensable et possible. Cette autre manière a un nom. Elle s’appelle politique. Les chroniques qui suivent tâchent à leur manière d’en rouvrir l’espace.