L’expression se présente comme une triade. Nous devons distinguer la substance, les attributs, l’essence. La substance s’exprime, les attributs sont des expressions, l’essence est exprimée. L’idée d’expression reste inintelligible tant qu’on voit seulement deux termes dans le rapport qu’elle présente. Nous confondons substance et attribut, attribut et essence, essence et substance, tant que nous ne tenons pas compte de la présence et de l’intermédiaire du troisième. La substance et les attributs se distinguent, mais en tant que chaque attribut exprime une certaine essence. L’attribut et l’essence se distinguent, mais en tant que chaque essence est exprimée comme essence de la substance et non de l’attribut. L’originalité du concept d’expression se manifeste ici : l’essence, en tant qu’elle existe, n’existe pas hors de l’attribut qui l’exprime ; mais, en tant qu’elle est essence, elle ne se rapporte qu’à la substance. Une essence est exprimée par chaque attribut mais comme essence de la substance elle-même. Les essences infinies se distinguent dans les attributs où elles existent, mais s’identifient dans la substance à laquelle elles se rapportent. Nous retrouverons toujours la nécessité de distinguer trois termes : la substance qui s’exprime, l’attribut qui l’exprime, l’essence qui est exprimée. C’est par les attributs que l’essence est distinguée de la substance, mais c’est par l’essence que la substance elle-même est distinguée des attributs. La triade est telle que chacun de ses termes, en trois syllogismes, est apte à servir de moyen par rapport aux deux autres.
L’expression convient avec la substance, en tant que la substance est absolument infinie ; elle convient avec les attributs, en tant qu’ils sont une infinité ; elle convient avec l’essence, en tant que chaque essence est infinie dans un attribut. Il y a donc une nature de l’infini. Merleau-Ponty a bien marqué ce qui nous paraît aujourd’hui le plus difficile à comprendre dans les philosophies du XVIIe siècle : l’idée de l’infini positif comme « secret du grand rationalisme », « une manière innocente de penser à partir de l’infini », qui trouve sa perfection dans le spinozisme1. L’innocence, il est vrai, n’exclut pas le travail du concept. Il fallait à Spinoza toutes les ressources d’un élément conceptuel original pour exposer la puissance et l’actualité de l’infini positif. Si l’idée d’expression remplit ce rôle, c’est dans la mesure où elle porte dans l’infini certaines distinctions qui correspondent à ces trois termes : substance, attributs, essence. Quel est le type de distinction dans l’infini ? Quel type de distinction peut-on porter dans l’absolu, dans la nature de Dieu ? Tel est le premier problème posé par l’idée d’expression ; il domine le premier livre de l’Éthique.
Dès le début de l’Éthique Spinoza demande comment deux choses, au sens le plus général du mot, peuvent se distinguer, puis comment deux substances, au sens précis du mot, doivent se distinguer. La première question prépare la seconde. La réponse à cette seconde question semble sans équivoque : s’il est vrai que deux choses en général diffèrent par les attributs des substances ou bien par les modes, deux substances à leur tour ne peuvent pas se distinguer par le mode, mais seulement par l’attribut. Donc il est impossible qu’il y ait deux ou plusieurs substances de même attribut2. Que Spinoza prenne ici son point de départ dans un domaine cartésien n’est pas douteux. Mais ce qu’il accepte de Descartes, ce qu’il en refuse, et surtout ce qu’il accepte pour le retourner contre Descartes, tout cela doit être évalué soigneusement.
Qu’il n’existe que des substances et des modes, le mode étant en autre chose et la substance en soi, on en trouve le principe explicite chez Descartes3. Et si les modes supposent toujours une substance qu’ils suffisent à nous faire connaître, c’est par l’intermédiaire d’un attribut principal qu’ils impliquent et qui constitue l’essence de la substance elle-même : ainsi deux ou plusieurs substances se distinguent et sont connues distinctement par leurs attributs principaux4. Descartes en conclut que nous concevons une distinction réelle entre deux substances, une distinction modale entre la substance et le mode qui la suppose sans réciprocité, une distinction de raison entre la substance et l’attribut sans lequel nous ne pourrions en avoir une connaissance distincte5. L’exclusion, l’implication unilatérale et l’abstraction sont les critères correspondants dans l’idée, ou plutôt les données élémentaires de la représentation qui permettent de définir et de reconnaître ces types de distinction. La détermination et l’application de ces types jouent un rôle essentiel dans le cartésianisme. Et sans doute Descartes profitait de l’effort précédent de Suarez pour mettre de l’ordre dans un problème si compliqué6. Mais l’usage qu’il fait lui-même des trois distinctions semble, par sa richesse, comporter encore de nombreuses équivoques.
Une première ambiguïté, de l’aveu de Descartes, concerne la distinction de raison, la distinction modale et leur rapport. Elle apparaît déjà dans l’emploi des mots « mode », « attribut », « qualité ». Un attribut quelconque étant donné, il est qualité parce qu’il qualifie la substance comme telle ou telle, mais il est aussi bien mode en tant qu’il la diversifie7. Quelle est de ce point de vue la situation de l’attribut principal ? Je ne peux séparer la substance de cet attribut que par abstraction. Mais aussi je peux distinguer cet attribut de la substance, à condition de ne pas en faire quelque chose de subsistant par soi, à condition d’en faire seulement la propriété que la substance a de changer (c’est-à-dire d’avoir des figures variables ou des pensées diverses). C’est pourquoi Descartes dit que l’extension et la pensée peuvent être conçues distinctement de deux façons : « en tant que l’une constitue la nature du corps, et l’autre celle de l’âme » ; mais aussi en les distinguant de leurs substances, en les prenant simplement pour des « modes » ou des « dépendances »8. Or, si dans le premier cas les attributs distinguent des substances qu’ils qualifient, il semble bien que, dans le second cas, les modes distinguent des substances de même attribut. Ainsi des figures variables renvoient à tel ou tel corps réellement distinct des autres ; et les pensées diverses, à une âme réellement distincte. L’attribut constitue l’essence de la substance qu’il qualifie, mais n’en constitue pas moins aussi l’essence des modes qu’il rapporte aux substances de même attribut. Ce double aspect soulève de grandes difficultés dans le cartésianisme9. Nous pouvons seulement en retenir la conséquence : qu’il y a des substances de même attribut. En d’autres termes, il y a des distinctions numériques qui sont en même temps réelles ou substantielles.
La seconde difficulté concerne la distinction réelle en elle-même. Celle-ci, non moins que les autres, est une donnée de la représentation. Deux choses sont réellement distinctes quand on peut concevoir clairement et distinctement l’une en excluant tout ce qui appartient au concept de l’autre. C’est en ce sens que Descartes explique à Arnauld que le critère de la distinction réelle est seulement l’idée comme complète. Il rappelle à bon droit qu’il n’a jamais confondu les choses conçues comme réellement distinctes avec les choses réellement distinguées. Pourtant, le passage des unes aux autres lui paraît nécessairement légitime ; ce n’est qu’une question de moment. Il suffit, dans l’ordre des Méditations, d’en arriver au Dieu créateur, pour conclure qu’il manquerait singulièrement de véracité s’il créait les choses autrement qu’il ne nous en donne l’idée claire et distincte. La distinction réelle ne possède pas en soi la raison du distingué ; mais cette raison se trouve fournie par la causalité divine, extérieure et transcendante, qui crée les substances conformément à la manière dont nous les concevons comme possibles. Là encore, toutes sortes de difficultés naissent en rapport avec l’idée de création. L’ambiguïté principale est dans la définition de la substance : « une chose qui peut exister par soi-même »10. N’y a-t-il pas contradiction à poser l’existence par soi comme n’étant en soi qu’une simple possibilité ? Nous pouvons ici retenir une seconde conséquence : le Dieu créateur nous fait passer des substances conçues comme réellement distinctes aux substances réellement distinguées. La distinction réelle, soit entre substances d’attributs différents, soit entre substances de même attribut, s’accompagne d’une division des choses, c’est-à-dire d’une distinction numérique qui lui correspond.
C’est en fonction de ces deux points que s’organise le début de l’Éthique. Spinoza demande : En quoi consiste l’erreur, quand nous posons plusieurs substances de même attribut ? Cette erreur, Spinoza la dénonce de deux façons, suivant un procédé qui lui est cher. D’abord dans une démonstration par l’absurde, puis dans une démonstration plus complexe. S’il y avait plusieurs substances de même attribut, elles devraient se distinguer par les modes, ce qui est absurde, puisque la substance par nature est antérieure à ses modes et ne les implique pas : telle est la voie brève, en I, 5. Mais la démonstration positive apparaît plus loin, dans un scolie de 8 : deux substances de même attribut seraient seulement distinctes in numero ; or les caractères de la distinction numérique excluent la possibilité d’en faire une distinction réelle ou substantielle.
D’après ce scolie, une distinction ne serait pas numérique si les choses n’avaient pas le même concept ou la même définition ; mais ces choses ne seraient pas distinctes s’il n’y avait hors de la définition une cause extérieure par laquelle elles existent en tel nombre. Deux ou plusieurs choses numériquement distinctes supposent donc autre chose que leur concept. C’est pourquoi des substances ne pourraient être numériquement distinctes qu’en renvoyant à une causalité externe capable de les produire. Or, quand nous affirmons que des substances sont produites, nous avons beaucoup d’idées confuses à la fois. Nous disons qu’elles ont une cause, mais que nous ne savons pas comment cette cause procède ; nous prétendons avoir de ces substances une idée vraie, puisqu’elles sont conçues par elles-mêmes, mais nous doutons que cette idée soit vraie, puisque nous ne savons pas par elles-mêmes si elles existent. On retrouve ici la critique de l’étrange formule cartésienne : ce qui peut exister par soi. La causalité externe a un sens, mais seulement à l’égard des modes existants finis : chaque mode existant renvoie à un autre mode, précisément parce qu’il ne peut pas exister par soi. Quand nous appliquons cette causalité aux substances, nous la faisons jouer hors des conditions qui la légitiment et la déterminent. Nous l’affirmons, mais dans le vide, en lui retirant toute détermination. Bref, la causalité externe et la distinction numérique ont un sort commun : elles s’appliquent aux modes et seulement aux modes.
L’argument du scolie 8 se présente donc sous la forme suivante : 1o) la distinction numérique exige une cause extérieure à laquelle elle renvoie ; 2o) or il est impossible d’appliquer une cause extérieure à une substance, en raison de la contradiction contenue dans un tel usage du principe de causalité ; 3o) deux ou plusieurs substances ne peuvent donc pas se distinguer in numero, il n’y a pas deux substances de même attribut. L’argument des huit premières démonstrations n’a pas la même structure : 1o) deux ou plusieurs substances ne peuvent pas avoir le même attribut, parce qu’elles devraient se distinguer par les modes, ce qui est absurde ; 2o) une substance ne peut donc pas avoir une cause externe, elle ne peut pas être produite ou limitée par une autre substance, car toutes deux devraient avoir la même nature ou le même attribut ; 3o) il n’y a donc pas de distinction numérique dans une substance de quelque attribut, « toute substance est nécessairement infinie »11.
Tout à l’heure, de la nature de la distinction numérique, on concluait son impuissance à s’appliquer à la substance. Maintenant, de la nature de la substance, nous concluons son infinité, donc l’impossibilité de lui appliquer des distinctions numériques. De toutes façons, la distinction numérique ne distingue jamais des substances, mais seulement des modes enveloppant le même attribut. Car le nombre exprime à sa façon les caractères du mode existant : la composition des parties, la limitation par autre chose de même nature, la détermination externe. En ce sens il peut aller à l’infini. Mais la question est : peut-il être porté dans l’infini lui-même ? Ou, comme dit Spinoza : même dans le cas des modes, est-ce de la multitude des parties que nous concluons qu’elles sont une infinité12 ? Quand nous faisons de la distinction numérique une distinction réelle ou substantielle, nous la portons dans l’infini, ne serait-ce que pour assurer la conversion devenue nécessaire entre l’attribut comme tel et l’infinité de parties finies que nous y distinguons. En sortent de grandes absurdités : « Si une quantité infinie est mesurée en parties égales à un pied, elle devra consister en une infinité de telles parties ; et de même si elle est mesurée en parties égales à un doigt ; et par suite un nombre infini sera douze fois plus grand qu’un autre nombre infini13. » L’absurdité ne consiste pas, ainsi que le croyait Descartes, à hypostasier l’étendue comme attribut, mais au contraire à la concevoir comme mesurable et composée de parties finies avec lesquelles on prétend la convertir. La physique, ici, vient confirmer les droits de la logique : qu’il n’y ait pas de vide dans la nature signifie seulement que la division des parties n’est pas une distinction réelle. La distinction numérique est une division, mais la division n’a lieu que dans le mode, seul le mode est divisé14.
Il n’y a pas plusieurs substances de même attribut. D’où l’on conclut, du point de vue de la relation, qu’une substance n’est pas produite par une autre ; du point de vue de la modalité, qu’il appartient à la nature de la substance d’exister ; du point de vue de la qualité, que toute substance est nécessairement infinie15. Mais ces résultats sont comme enveloppés dans l’argument de la distinction numérique. C’est lui qui nous ramène au point de départ : « Il n’existe qu’une seule substance de même attribut16. » Or, à partir de la proposition 9, il semble que Spinoza change d’objet. Il s’agit de démontrer, non plus qu’il y a seulement une substance par attribut, mais qu’il y a seulement une substance pour tous les attributs. L’enchaînement des deux thèmes semble difficile à saisir. Car, dans cette nouvelle perspective, quelle portée faut-il accorder aux huit premières propositions ? Le problème gagne en clarté si nous considérons que, pour passer d’un thème à l’autre, il suffit d’opérer ce qu’on appelle en logique la conversion d’une universelle négative. La distinction numérique n’est jamais réelle ; réciproquement, la distinction réelle n’est jamais numérique. L’argument de Spinoza devient le suivant : les attributs sont réellement distincts ; or la distinction réelle n’est pas numérique ; donc il n’y a qu’une substance pour tous les attributs.
Spinoza dit que les attributs sont « conçus comme réellement distincts »17. Dans cette formule on ne verra pas un usage affaibli de la distinction réelle. Spinoza ne suggère pas que les attributs sont autres qu’on ne les conçoit, ni qu’ils soient de simples conceptions qu’on se fait de la substance. Pas davantage on ne croira que Spinoza fasse de la distinction réelle un usage seulement hypothétique ou polémique18. La distinction réelle, au sens le plus strict, est toujours une donnée de la représentation : deux choses sont réellement distinctes lorsqu’elles sont conçues comme telles, c’est-à-dire « l’une sans le secours de l’autre », de telle manière que l’on conçoive l’une en niant tout ce qui appartient au concept de l’autre. À cet égard Spinoza ne diffère nullement de Descartes : il en accepte le critère et la définition. Le seul problème est de savoir si la distinction réelle ainsi comprise s’accompagne ou non d’une division dans les choses. Chez Descartes, seule l’hypothèse d’un Dieu créateur fondait cette concomitance. Suivant Spinoza, on ne fera correspondre une division à la distinction réelle qu’en faisant de celle-ci une distinction numérique au moins possible, donc en la confondant déjà avec la distinction modale. Or il est impossible que la distinction réelle soit numérique ou modale.
Quand on demande à Spinoza comment il arrive à l’idée d’une seule substance pour tous les attributs, il rappelle qu’il a proposé deux arguments : plus un être a de réalité, plus il faut lui reconnaître d’attributs ; plus on reconnaît d’attributs à un être, plus il faut lui accorder l’existence19. Or, aucun de ces arguments ne serait suffisant s’il n’était garanti par l’analyse de la distinction réelle. Seule cette analyse, en effet, montre qu’il est possible d’accorder tous les attributs à un être, donc de passer de l’infinité de chaque attribut à l’absoluité d’un être qui les possède tous. Et ce passage, étant possible ou n’impliquant pas contradiction, se révèle nécessaire, selon la preuve de l’existence de Dieu. Bien plus, c’est encore l’argument de la distinction réelle qui montre que tous les attributs sont une infinité. Car nous ne pourrions pas passer par l’intermédiaire de trois ou quatre attributs sans réintroduire dans l’absolu cette même distinction numérique que nous venons d’exclure de l’infini20.
Si l’on divisait la substance conformément aux attributs, il faudrait la traiter comme un genre, et les attributs comme des différences spécifiques. La substance serait posée comme un genre qui ne nous ferait rien connaître en particulier ; alors elle serait distincte des attributs, comme le genre de ses différences, et les attributs seraient distincts des substances correspondantes, comme les différences spécifiques et les espèces elles-mêmes. C’est ainsi qu’en faisant de la distinction réelle entre attributs une distinction numérique entre substances, on porte de simples distinctions de raison dans la réalité substantielle. Il ne peut y avoir de nécessité d’exister pour une substance de même « espèce » que l’attribut ; une différence spécifique ne détermine que l’existence possible d’objets qui lui correspondent dans le genre. Voilà toujours la substance réduite à une simple possibilité d’exister, l’attribut n’étant que l’indication, le signe d’une telle existence possible. La première critique à laquelle Spinoza soumet la notion de signe dans l’Éthique apparaît précisément à propos de la distinction réelle21. La distinction réelle entre attributs n’est pas plus « signe » d’une diversité de substances que chaque attribut n’est le caractère spécifique d’une substance qui lui correspondrait ou pourrait lui correspondre. Ni la substance n’est genre, ni les attributs ne sont des différences, ni les substances qualifiées ne sont des espèces22. Sont également condamnées chez Spinoza la pensée qui procède par genre et différence, la pensée qui procède par signes.
Dans un livre où il défend Descartes contre Spinoza, Régis invoque l’existence de deux sortes d’attributs, les uns « spécifiques », qui distinguent les substances d’espèce différente, les autres « numériques », qui distinguent des substances de même espèce23. Mais c’est précisément ce que Spinoza reproche au cartésianisme. Selon Spinoza, l’attribut n’est jamais spécifique ni numérique. Il semble que nous puissions ainsi résumer la thèse de Spinoza : 1o) quand nous posons plusieurs substances de même attribut, nous faisons de la distinction numérique une distinction réelle, mais alors nous confondons la distinction réelle et la distinction modale, nous traitons les modes comme des substances ; 2o) et quand nous posons autant de substances qu’il y a d’attributs différents, nous faisons de la distinction réelle une distinction numérique, nous confondons la distinction réelle non seulement avec une distinction modale mais encore avec des distinctions de raison.
Dans ce contexte, il semble difficile de considérer que les huit premières propositions n’aient qu’un sens hypothétique. On fait parfois comme si Spinoza commençait par raisonner dans une hypothèse qui n’était pas la sienne, comme s’il partait d’une hypothèse qu’il avait l’intention de réfuter. On laisse ainsi échapper le sens catégorique des huit premières propositions. Il n’y a pas plusieurs substances de même attribut, la distinction numérique n’est pas réelle : nous ne nous trouvons pas devant une hypothèse provisoire, valable tant qu’on n’a pas encore découvert la substance absolument infinie ; au contraire nous sommes en présence d’une genèse qui nous conduit nécessairement à la position d’une telle substance. Et le sens catégorique des premières propositions n’est pas seulement négatif. Comme dit Spinoza, « il n’existe qu’une substance de même nature ». L’identification de l’attribut à une substance infiniment parfaite, aussi bien dans l’Éthique que dans le Court Traité, n’est pas elle-même une hypothèse provisoire. Elle doit s’interpréter positivement du point de vue de la qualité. Il y a une substance par attribut du point de vue de la qualité, mais une seule substance pour tous les attributs du point de vue de la quantité. Que signifie cette multiplicité purement qualitative ? Cette formule obscure marque les difficultés de l’entendement fini s’élevant à la compréhension de la substance absolument infinie. Elle est justifiée par le nouveau statut de la distinction réelle. Elle veut dire : les substances qualifiées se distinguent qualitativement, non pas quantitativement. Ou, mieux encore, elles se distinguent « formellement », « quidditativement », non pas « ontologiquement ».
L’anti-cartésianisme de Spinoza trouve une de ses sources dans la théorie des distinctions. Dans les Pensées métaphysiques, Spinoza exposait la conception cartésienne : « Il y a trois sortes de distinctions entre les choses, réelle, modale et de raison ». Et il semblait l’approuver : « Nous n’avons cure d’ailleurs du fatras des distinctions des Péripatéticiens »24. Mais ce qui compte, c’est moins la liste des distinctions reconnues que leur sens et leur distribution déterminée. À cet égard, il n’y a plus rien de cartésien chez Spinoza. Le nouveau statut de la distinction réelle est essentiel : purement qualitative, quidditative ou formelle, la distinction réelle exclut toute division. N’est-ce pas, sous un nom cartésien, le retour d’une de ces distinctions péripatéticiennes en apparence méprisées ? Que la distinction réelle n’est pas numérique et ne peut pas l’être, nous semble un des motifs principaux de l’Éthique. En suit un bouleversement profond des autres distinctions. Non seulement la distinction réelle ne renvoie plus à des substances possibles distinguées in numero, mais la distinction modale, à son tour, ne renvoie plus à des accidents comme à des déterminations contingentes. Chez Descartes une certaine contingence des modes fait écho à la simple possibilité des substances. Descartes a beau rappeler que les accidents ne sont pas réels, la réalité substantielle n’en a pas moins des accidents. Les modes, pour être produits, ont besoin d’autre chose que de la substance à laquelle ils se rapportent, soit d’une autre substance qui les mette dans la première, soit de Dieu qui crée la première avec ses dépendances. Tout autre est la vision spinoziste : il n’y a pas plus de contingence du mode par rapport à la substance, que de possibilité de la substance par rapport à l’attribut. Tout est nécessaire, ou bien par son essence ou bien par sa cause : la Nécessité est la seule affection de l’Être, la seule modalité. La distinction de raison, à son tour, en est elle-même transformée. Nous verrons qu’il n’est pas un axiome cartésien (le néant n’a pas de propriétés, etc.) qui ne prenne un nouveau sens, hostile au cartésianisme, à partir de la nouvelle théorie des distinctions. Cette théorie trouve son principe dans le statut qualitatif de la distinction réelle. Dissociée de toute distinction numérique, la distinction réelle est portée dans l’absolu. Elle devient capable d’exprimer la différence dans l’être, elle entraîne en conséquence le remaniement des autres distinctions.
1. Cf. M. MERLEAU-PONTY, in Les Philosophes célèbres (Mazenod éd., p. 136).
2. É, I, 5, prop et dem.
3. Spinoza expose ainsi la thèse cartésienne, PM, II, 5 : « ... Il faut se rappeler ce que Descartes a indiqué dans les Principes de philosophie (partie I, articles 48 et 49), à savoir qu’il n’y a rien dans la nature en dehors des substances et de leurs modes ; d’où est déduite une triple distinction (articles 60, 61 et 62), c’est-à-dire la réelle, la modale et la distinction de raison. »
4. DESCARTES, Principes, I, 53.
5. DESCARTES, Principes, I, 60, 61 et 62.
6. Cf. SUAREZ, Metaphysicarum disputationum, D VII. Suarez ne reconnaît que les distinctions réelle, modale et de raison, et critique la distinction formelle de Duns Scot dans des termes très voisins de ceux que Descartes utilisera.
7. DESCARTES, Principes, I, 56.
8. DESCARTES, Principes, I, 63 et 64.
9. Sur ces paragraphes 63 et 64, cf. la discussion entre F. ALQUIÉ et M. GUÉROULT, Descartes, Cahiers de Royaumont (éd. de Minuit, 1967), pp. 32-56.
10. DESCARTES, Réponses aux quatrièmes objections (AT, IX, p. 175).
11. Cette division tripartite est exposée dans la Lettre 2, à Oldenburg (III, p. 5).
12. Lettre 81, à Tschirnhaus (III, p. 241). Cf. aussi Lettre 12, à Meyer (III, p. 41) : le nombre n’exprime pas adéquatement la nature des modes en tant qu’ils sont une infinité, c’est-à-dire en tant qu’ils découlent de la substance.
13. É, I, 15, sc.
14. CT, I, ch. 2, 19-22.
15. É, I, 5, 6, 7 et 8, prop.
16. É, I, 8, sc. 2.
17. É, I, 10, sc.
18. Cf. l’interprétation de P. LACHIÈZE-REY, Les Origines cartésiennes du Dieu de Spinoza (Vrin, 2e éd., p. 151) : « L’usage fait ainsi de cette distinction n’implique d’ailleurs nullement son admission de la part de Spinoza ; elle reste uniquement un moyen de démonstration utilisé en partant de l’hypothèse d’une pluralité de substances et destiné à annuler les effets possibles de cette hypothétique pluralité. »
19. Lettre 9, à De Vries (III, p. 32). Dans l’Éthique, le premier argument se retrouve presque littéralement en I, 9 ; le second, moins nettement, en I, 11, sc.
20. Cf. Lettre 64, à Schuller (III, p. 206).
21. É, I, 10, sc. « Si quelqu’un demande maintenant à quel signe nous pourrons reconnaître la diversité des substances, qu’il lise les propositions suivantes, qui montrent qu’il n’existe dans la Nature qu’une substance unique et qu’elle est absolument infinie, ce pourquoi on chercherait en vain le signe en question. »
22. CT, I, ch. 7, 9-10.
23. Cf. RÉGIS, Réfutation de l’opinion de Spinoza touchant l’existence et la nature de Dieu, 1704.
24. PM, II, 5.