D’après une longue tradition, les noms divins se rapportent à des manifestations de Dieu. Inversement, les manifestations divines sont des paroles par lesquelles Dieu se fait connaître sous tel ou tel nom. Il revient donc au même de demander si les noms qui désignent Dieu sont des affirmations ou des négations, si les qualités qui le manifestent et les attributs qui lui conviennent sont positifs ou négatifs. Le concept d’expression, à la fois parole et manifestation, lumière et son, semble avoir une logique propre qui favorise les deux hypothèses. On insistera tantôt sur la positivité, c’est-à-dire sur l’immanence de l’exprimé dans l’expression, tantôt sur la « négativité », c’est-à-dire sur la transcendance de ce qui s’exprime par rapport à toutes les expressions. Ce qui cache exprime aussi, mais ce qui exprime cache encore. C’est pourquoi, dans le problème des noms divins ou des attributs de Dieu, tout est question de nuance. La théologie dite négative admet que des affirmations sont capables de désigner Dieu comme cause, sous des règles d’immanence qui vont du plus proche au plus lointain. Mais Dieu comme substance ou essence ne peut être défini que négativement, suivant des règles de transcendance où l’on nie tour à tour les noms les plus lointains, puis les plus proches. Et enfin, la déité suprasubstantielle ou suressentielle se tient splendide, aussi loin des négations que des affirmations. La théologie négative combine donc la méthode négative avec la méthode affirmative, et prétend les dépasser toutes deux. Comment saurait-on ce qu’il faut nier de Dieu comme essence, si l’on ne savait d’abord ce qu’on doit en affirmer comme cause ? On ne peut donc définir la théologie négative que par son dynamisme : les affirmations se dépassent dans des négations, les affirmations et les négations se dépassent dans une éminence ténébreuse.
Une théologie d’ambition plus positive, comme celle de saint Thomas, compte sur l’analogie pour fonder de nouvelles règles affirmatives. Les qualités positives ne désignent pas seulement Dieu comme cause, mais lui conviennent substantiellement, à condition de subir un traitement analogique. Dieu est bon ne signifie pas que Dieu est non mauvais ; ni qu’il est cause de bonté. Mais en vérité : ce que nous appelons bonté dans les créatures « préexiste » en Dieu, suivant une modalité plus haute qui convient avec la substance divine. Là encore, c’est un dynamisme qui définit la nouvelle méthode. Ce dynamisme, à son tour, maintient les droits du négatif et de l’éminent, mais les comprend dans l’analogie : on remonte d’une négation préalable à un attribut positif, cet attribut s’appliquant à Dieu formaliter eminenter1.
La philosophie arabe, la philosophie juive se heurtaient au même problème. Comment des noms s’appliqueraient-ils, non seulement à Dieu comme cause, mais à l’essence de Dieu ? Faut-il les prendre négativement, les nier d’après certaines règles ? Faut-il les affirmer, d’après d’autres règles ? Or, si nous nous plaçons du point de vue du spinozisme, les deux tendances paraissent également fausses, parce que le problème auquel elles se rapportent est lui-même entièrement faux.
Il est évident que la division tripartite des propres chez Spinoza reproduit une classification traditionnelle des attributs de Dieu : 1o) dénominations symboliques, formes et figures, signes et rites, métonymies du sensible au divin ; 2o) attributs d’action ; 3o) attributs d’essence. Soit une liste ordinaire d’attributs divins : bonté, essence, raison, vie, intelligence, sagesse, vertu, béatitude, vérité, éternité ; ou bien grandeur, amour, paix, unité, perfection. On demande si ces attributs conviennent avec l’essence de Dieu ; s’il faut les comprendre comme des affirmations conditionnelles, ou comme des négations qui marqueraient seulement l’ablation d’un privatif. Mais selon Spinoza, ces questions ne se posent pas, parce que la plupart de ces attributs sont seulement des propres. Et ceux qui ne le sont pas sont des êtres de raison. Ils n’expriment rien de la nature de Dieu, ni négativement ni positivement. Dieu n’est pas plus caché en eux qu’exprimé par eux. Les propres ne sont ni négatifs ni affirmatifs ; en style kantien, on dirait qu’ils sont indéfinis. Quand on confond la nature divine avec les propres, il est inévitable qu’on ait de Dieu une idée elle-même indéfinie. On oscille alors entre une conception éminente de la négation et une conception analogique de l’affirmation. Chacune, dans son dynamisme, implique un peu de l’autre. On se fait une fausse conception de la négation parce qu’on introduit l’analogie dans l’affirmé. Mais l’affirmation n’en est plus une quand elle cesse d’être univoque, ou de s’affirmer formellement de ses objets.
Que la nature de Dieu n’a jamais été définie, parce qu’elle fut toujours confondue avec les « propres », c’est une des thèses principales de Spinoza. Elle explique son attitude à l’égard des théologiens. Mais les philosophes ont suivi la théologie : Descartes lui-même croit que la nature de Dieu consiste dans l’infiniment parfait. L’infiniment parfait, pourtant, n’est qu’une modalité de ce qui constitue la nature divine. Seuls les attributs au vrai sens du mot, la pensée, l’étendue, sont les éléments constitutifs de Dieu, ses expressions constituantes, ses affirmations, ses raisons positives et formelles, en un mot sa nature. Mais précisément, n’étant pas cachés par vocation, on se demandera pourquoi ces attributs furent ignorés, pourquoi Dieu fut dénaturé, confondu avec ses propres qui en donnaient une image indéfinie. Il faut trouver une raison capable d’expliquer pourquoi, malgré tout leur génie, les prédécesseurs de Spinoza s’en tinrent aux propriétés et ne surent pas découvrir la nature de Dieu.
La réponse de Spinoza est simple : on manquait d’une méthode historique, critique et interne, capable d’interpréter l’Écriture2. On ne se demandait pas quel était le projet des textes sacrés. On les considérait comme la Parole de Dieu, la manière dont Dieu s’exprimait. Ce qu’ils disaient de Dieu nous en paraissait tout l’« exprimé », ce qu’ils ne disaient pas semblait inexprimable3. À aucun moment nous ne demandions : la révélation religieuse porte-t-elle sur la nature de Dieu ? A-t-elle pour but de nous faire connaître cette nature ? Est-elle justiciable des traitements, positif ou négatif, qu’on prétend lui appliquer pour achever la détermination de cette nature ? En vérité, la révélation concerne seulement certains propres. Elle ne se propose nullement de nous faire connaître la nature divine et ses attributs. Sans doute les données de l’Écriture sont-elles hétérogènes : nous nous trouvons tantôt devant des enseignements rituels particuliers, tantôt devant des enseignements moraux universels, tantôt même devant un enseignement spéculatif, le minimum de spéculation nécessaire à l’enseignement moral. Mais nul attribut de Dieu n’est jamais révélé. Rien que des « signes » variables, dénominations extrinsèques qui garantissent un commandement divin. Au mieux, des « propres », comme l’existence divine, l’unité, l’omniscience et l’omniprésence, qui garantissent un enseignement moral4. Car le but de l’Écriture est de nous soumettre à des modèles de vie, de nous faire obéir et de fonder l’obéissance. Il serait absurde, alors, de croire que la connaissance puisse se substituer à la révélation : comment la nature divine supposée connue pourrait-elle servir de règle pratique dans la vie quotidienne ? Mais il est plus absurde encore de croire que la révélation nous fasse connaître quelque chose de la nature ou de l’essence de Dieu. Cette absurdité pourtant traverse toute la théologie. Et, de là, elle compromet la philosophie tout entière. Tantôt l’on fait subir aux propres de la révélation un traitement spécial qui les réconcilie avec la raison ; tantôt même on découvre des propres de la raison, distincts de ceux de la révélation. Mais on ne sort pas ainsi de la théologie ; toujours on compte sur des propriétés pour exprimer la nature de Dieu. On méconnaît leur différence de nature avec les véritables attributs. Or il est inévitable que Dieu soit toujours éminent par rapport à ses propres. Dès qu’on leur prête une valeur expressive qu’ils n’ont pas, on prête à la substance divine une nature inexprimable qu’elle n’a pas davantage.
Jamais ne fut poussé plus loin l’effort pour distinguer deux domaines : la révélation et l’expression. Ou deux relations hétérogènes : celle du signe et du signifié, celle de l’expression et de l’exprimé. Le signe se rattache toujours à un propre ; il signifie toujours un commandement ; et il fonde notre obéissance. L’expression concerne toujours un attribut ; elle exprime une essence, c’est-à-dire une nature à l’infinitif ; elle nous la fait connaître. Si bien que la « Parole de Dieu » a deux sens très divers : une Parole expressive, qui n’a pas besoin de mots ni de signes, mais seulement de l’essence de Dieu et de l’entendement de l’homme. Une Parole impresse, impérative, opérant par signe et commandement : elle n’est pas expressive, mais frappe notre imagination et nous inspire la soumission nécessaire5. Dira-t-on au moins que les commandements « expriment » les volontés de Dieu ? Ce serait encore préjuger de la volonté comme appartenant à la nature de Dieu, prendre un être de raison, une détermination extrinsèque, pour un attribut divin. Tout mélange des deux domaines est ruineux. Chaque fois qu’on fait d’un signe une expression, on voit des mystères partout, d’abord et y compris dans l’Écriture elle-même. Tels les Juifs qui pensent que tout exprime Dieu, sans condition6. On se fait alors une conception mystique de l’expression : celle-ci ne nous paraît pas moins cacher que révéler ce qu’elle exprime. Les énigmes, les paraboles, les symboles, les analogies, les métonymies viennent ainsi troubler l’ordre rationnel et positif de l’expression pure. En vérité l’Écriture est bien Parole de Dieu, mais parole de commandement : impérative, elle n’exprime rien, parce qu’elle ne fait connaître aucun attribut divin.
L’analyse de Spinoza ne se contente pas de marquer l’irréductibilité des domaines. Elle propose une explication des signes, qui est comme la genèse d’une illusion. Il n’est pas faux de dire, en effet, que chaque chose exprime Dieu. L’ordre de la nature entière est expressif. Mais il suffit de mal comprendre une loi naturelle pour la saisir comme un impératif ou un commandement. Quand Spinoza illustrera les différents genres de connaissance par l’exemple fameux des nombres proportionnels, il montrera que, au plus bas degré, nous ne comprenons pas la règle de proportionnalité : alors nous en retenons un signe, qui nous dit quelle opération nous devons faire sur ces nombres. Même les règles techniques prennent un aspect moral quand nous ignorons leur sens et n’en retenons qu’un signe. À plus forte raison les lois de nature. Dieu révèle à Adam que l’ingestion de la pomme aurait pour lui des conséquences funestes ; mais Adam, impuissant à saisir les rapports constitutifs des choses, imagine cette loi de nature comme une loi morale qui lui défend de manger du fruit, et Dieu lui-même comme un souverain qui le sanctionne parce qu’il en a mangé7. Le signe est la chose des prophètes ; mais précisément les prophètes ont l’imagination forte et l’entendement faible8. Les expressions de Dieu ne tombent jamais dans l’imagination ; celle-ci saisit tout sous l’aspect du signe et du commandement.
Dieu ne s’exprime ni par des signes, ni dans des propres. Quand nous lisons dans l’Exode que Dieu s’est révélé à Abraham, à Isaac et à Jacob, mais comme Dieu Sadaï (suffisant aux besoins de chacun) et non comme Jéhovah, nous ne devons pas conclure au mystère du tétragramme, ni à la suréminence de Dieu pris dans sa nature absolue. Nous devons conclure plutôt que la révélation n’a pas pour objet d’exprimer cette nature ou essence9. En revanche, la connaissance naturelle implique l’essence de Dieu ; et elle l’implique, parce qu’elle est connaissance des attributs qui expriment effectivement cette essence. Dieu s’exprime dans ses attributs, les attributs s’expriment dans les modes qui en dépendent : c’est par là que l’ordre de la nature manifeste Dieu. Les seuls noms expressifs de Dieu, les seules expressions divines sont donc les attributs : formes communes qui se disent de la substance et des modes. Si nous n’en connaissons que deux, c’est précisément parce que nous sommes constitués par un mode de l’étendue et un mode de la pensée. Du moins ces attributs ne supposent-ils aucune révélation ; ils renvoient à la lumière naturelle. Nous les connaissons tels qu’ils sont en Dieu, dans leur être commun à la substance et aux modes. Spinoza insiste sur ce point, en citant un texte de saint Paul dont il fait presque un manifeste de l’univocité : « Les choses divines cachées depuis les fondements du monde sont aperçues par l’entendement dans les créatures de Dieu10... » Il semble que l’univocité des attributs se confonde avec leur expressivité : de manière indissoluble, les attributs sont expressifs et univoques.
Les attributs ne servent pas à nier, pas plus qu’on ne les nie de l’essence. Pas davantage on ne les affirme de Dieu par analogie. Une affirmation par analogie ne vaut pas mieux qu’une négation par éminence (il y a encore de l’éminence dans le premier cas, déjà de l’analogie dans le second). Il est vrai, dit Spinoza, qu’un attribut est nié d’un autre11. Mais en quel sens ? « Si l’on dit que l’étendue n’est pas limitée par l’étendue, mais par la pensée, cela ne revient-il pas à dire que l’étendue n’est pas infinie absolument, mais seulement en tant qu’étendue12 ? » La négation, ici, n’implique donc aucune opposition ni privation. L’étendue comme telle ne souffre d’aucune imperfection ou limitation qui dépendrait de sa nature ; aussi bien est-il vain d’imaginer un Dieu qui posséderait « éminemment » l’étendue13. Inversement, en quel sens l’attribut est-il affirmé de la substance ? Spinoza insiste souvent sur ce point : les substances ou les attributs existent formellement dans la Nature. Or, parmi les nombreux sens du mot « formel », nous devons tenir compte de celui par lequel il s’oppose à « éminent » ou à « analogue ». Jamais la substance ne doit être pensée comme comprenant éminemment ses attributs ; à leur tour, les attributs ne doivent pas être pensés comme contenant éminemment les essences de mode. Les attributs s’affirment formellement de la substance. Les attributs se disent formellement de la substance dont ils constituent l’essence, et des modes dont ils contiennent les essences. Spinoza ne cesse de rappeler le caractère affirmatif des attributs qui définissent la substance, comme la nécessité pour toute bonne définition d’être elle-même affirmative14. Les attributs sont des affirmations. Mais l’affirmation, dans son essence, est toujours formelle, actuelle, univoque : c’est en ce sens qu’elle est expressive.
La philosophie de Spinoza est une philosophie de l’affirmation pure. L’affirmation est le principe spéculatif dont toute l’Éthique dépend. À ce point, nous pouvons chercher comment Spinoza rencontre, pour s’en servir, une idée cartésienne. Car la distinction réelle tendait à donner au concept d’affirmation une véritable logique. En effet, la distinction réelle telle que Descartes l’utilisait nous mettait sur la voie d’une découverte profonde : les termes distingués conservaient toute leur positivité respective, au lieu de se définir par opposition l’un avec l’autre. Non opposita sed diversa, telle était la formule de la nouvelle logique15. La distinction réelle semblait annoncer une nouvelle conception du négatif, sans opposition ni privation, mais aussi une nouvelle conception de l’affirmation, sans éminence et sans analogie. Or si cette voie n’aboutit pas dans le cartésianisme, c’est pour une raison que nous avons vue précédemment : Descartes donne encore à la distinction réelle une valeur numérique, une fonction de division substantielle dans la nature et dans les choses. Il conçoit toute qualité comme positive, toute réalité comme perfection ; mais tout n’est pas réalité dans une substance qualifiée et distinguée, tout n’est pas perfection dans la nature d’une chose. C’est à Descartes, entre autres, que Spinoza pense quand il écrit : « Dire que la nature de la chose exigeait la limitation et par suite ne pouvait être autrement, c’est ne rien dire, car la nature d’une chose ne peut rien exiger tant qu’elle n’est pas16. » Chez Descartes, il y a des limitations que la chose « exige » en vertu de sa nature, des idées qui ont si peu de réalité qu’on pourrait presque dire qu’elles procèdent du néant, des natures auxquelles manque quelque chose. Par là se réintroduit tout ce que la logique de la distinction réelle était censée chasser : la privation, l’éminence. Nous verrons que l’éminence, l’analogie, même une certaine équivocité restent des catégories presque spontanées de la pensée cartésienne. Au contraire, pour dégager les conséquences extrêmes de la distinction réelle conçue comme logique de l’affirmation, il fallait s’élever jusqu’à l’idée d’une seule substance ayant tous les attributs réellement distincts. Il fallait d’abord éviter toute confusion, non seulement des attributs et des modes, mais des attributs et des propres.
Les attributs sont les affirmations de Dieu, les logoi ou les vrais noms divins. Revenons au texte où Spinoza invoque l’exemple d’Israël, ainsi nommé comme patriarche, mais appelé Jacob par rapport à son frère17. D’après le contexte, il s’agit d’illustrer la distinction de raison telle qu’elle est entre la substance et l’attribut : Israël est dit Jacob (Supplantator) par rapport à son frère, comme « plan » est dit « blanc » par rapport à un homme qui le regarde, comme la substance est dite telle ou telle par rapport à l’entendement qui lui « attribue » telle ou telle essence. Il est certain que ce passage favorise une interprétation intellectualiste ou même idéaliste des attributs. Mais un philosophe est toujours amené à simplifier sa pensée dans certaines occasions, ou à la formuler partiellement. Spinoza ne manque pas de souligner l’ambiguïté des exemples qu’il cite. En vérité l’attribut n’est pas une simple façon de voir ou de concevoir ; sa relation avec l’entendement est bien fondamentale, mais s’interprète autrement. C’est parce que les attributs sont eux-mêmes des expressions qu’ils renvoient nécessairement à l’entendement comme à la seule instance qui perçoit l’exprimé. C’est parce que les attributs expliquent la substance, qu’ils sont, par là-même, relatifs à un entendement dans lequel toutes les explications se reproduisent, ou « s’expliquent » elles-mêmes objectivement. Alors le problème tend à se préciser : les attributs sont des expressions, mais comment des expressions différentes peuvent-elles désigner une seule et même chose ? Comment des noms différents peuvent-ils avoir un même désigné ? « Vous désirez que je montre par un exemple comment une seule et même chose peut être désignée (insigniri) par deux noms. »
Le rôle de l’entendement est celui qui lui revient dans une logique de l’expression. Cette logique est le résultat d’une longue tradition, stoïcienne et médiévale. On distingue dans une expression (par exemple dans une proposition) ce qu’elle exprime et ce qu’elle désigne18. L’exprimé est comme le sens qui n’existe pas hors de l’expression ; il renvoie donc à un entendement qui le saisit objectivement, c’est-à-dire idéalement. Mais il se dit de la chose, et non de l’expression elle-même ; l’entendement le rapporte à l’objet désigné, comme l’essence de cet objet. On conçoit dès lors que des noms puissent se distinguer par leur sens, mais que ces sens différents soient rapportés au même objet désigné dont ils constituent l’essence. Il y a dans la conception spinoziste des attributs une sorte de transposition de cette théorie du sens. Chaque attribut est un nom ou une expression distincte ; ce qu’il exprime est comme son sens ; mais s’il est vrai que l’exprimé n’existe pas hors de l’attribut, il n’en est pas moins rapporté à la substance comme à l’objet désigné par tous les attributs ; ainsi tous les sens exprimés forment l’« exprimable » ou l’essence de la substance. Celle-ci sera dite à son tour s’exprimer dans les attributs.
Il est vrai qu’en assimilant la substance à l’objet désigné par différents noms, nous ne résolvons pas le problème essentiel, celui de la différence entre ces noms. Bien plus, la difficulté augmente dans la mesure où ces noms sont univoques et positifs, donc s’appliquent formellement à ce qu’ils désignent : leur sens respectif semble introduire dans l’unité du désigné une multiplicité nécessairement actuelle. Il n’en est pas ainsi dans une vision analogique : les noms s’appliquent à Dieu par analogie, leur sens « préexiste » en lui sur un mode éminent qui en assure l’inconcevable unité, l’inexprimable unité. Mais que faire si les noms divins ont le même sens, tels qu’ils sont appliqués à Dieu et tels qu’ils sont impliqués dans les créatures, c’est-à-dire dans tous les emplois qu’on en fait, si bien que leur distinction ne peut plus se fonder sur les choses créées, mais doit être fondée dans ce Dieu qu’ils désignent ? On sait que Duns Scot, au Moyen Âge, avait posé ce problème et lui avait donné une solution profonde. Duns Scot sans doute est celui qui mena le plus loin l’entreprise d’une théologie positive. Il dénonce à la fois l’éminence négative des néo-platoniciens, la pseudo-affirmation des thomistes. Il leur oppose l’univocité de l’Être : l’être se dit au même sens de tout ce qui est, infini ou fini, bien que ce ne soit pas sous la même « modalité ». Mais précisément, l’être ne change pas de nature en changeant de modalité, c’est-à-dire quand son concept est prédiqué de l’être infini et des êtres finis (déjà chez Scot, l’univocité n’entraîne donc aucune confusion d’essences)19. Et l’univocité de l’être entraîne elle-même l’univocité des attributs divins : le concept d’un attribut qui peut être élevé à l’infini est commun lui-même à Dieu et aux créatures, à condition d’être pris dans sa raison formelle ou dans sa quiddité, car « l’infinité ne supprime nullement la raison formelle de ce à quoi on l’ajoute20 ». Mais, se disant formellement et positivement de Dieu, comment les attributs infinis ou les noms divins n’introduiraient-ils pas en Dieu une pluralité correspondante à leurs raisons formelles, à leurs quiddités distinctes ?
C’est à ce problème que Scot applique un de ses concepts les plus originaux, qui vient compléter celui de l’univocité : l’idée de la distinction formelle21. Celle-ci concerne l’appréhension de quiddités distinctes qui n’en appartiennent pas moins à un même sujet. Elle renvoie évidemment à un acte de l’entendement. Mais l’entendement ne se contente pas ici d’exprimer une même réalité sous deux aspects qui pourraient exister à part dans d’autres sujets, ni d’exprimer une même chose à divers degrés d’abstraction, ni d’exprimer quelque chose analogiquement par rapport à d’autres réalités. Il appréhende objectivement des formes actuellement distinctes, mais qui, comme telles, composent un seul et même sujet. Entre animal et raisonnable, il n’y a pas seulement une distinction de raison comme entre homo-humanitas ; il faut que la chose elle-même soit déjà « structurée selon la diversité pensable du genre et de l’espèce22 ». La distinction formelle est bien une distinction réelle, parce qu’elle exprime les différentes couches de réalités qui forment ou constituent un être. En ce sens elle est dite formalis a parte rei ou actualis ex natura rei. Mais elle est un minimum de distinction réelle, parce que les deux quiddités réellement distinctes se coordonnent et composent un être unique23. Réelle et pourtant non numérique, tel est le statut de la distinction formelle24. Encore doit-on reconnaître que, dans le fini, deux quiddités comme animal et raisonnable ne communiquent que par le troisième terme auquel elles sont identiques. Mais il n’en est pas de même dans l’infini. Deux attributs portés à l’infini seront encore formellement distincts, tout en étant ontologiquement identiques. Comme dit É. Gilson, « parce qu’elle est une modalité de l’être (et non un attribut), l’infinité peut être commune à des raisons formelles quidditativement irréductibles, et leur conférer l’identité dans l’être sans supprimer leur distinction dans la formalité25. » Deux attributs de Dieu, par exemple Justice et Bonté, sont donc des noms divins qui désignent un Dieu absolument un, tout en signifiant des quiddités distinctes. Il y a là comme deux ordres, l’ordre de la raison formelle et l’ordre de l’être, la pluralité de l’un se conciliant parfaitement avec la simplicité de l’autre.
C’est ce statut qui trouve en Suarez un adversaire déclaré. Celui-ci ne voit pas comment la distinction formelle ne se réduirait pas soit à une distinction de raison, soit à une distinction modale26. Elle en dit trop ou pas assez : trop pour une distinction de raison, mais pas assez pour une distinction réelle. Descartes, à l’occasion, a la même attitude27. Nous retrouvons toujours chez Descartes la même répugnance à concevoir une distinction réelle entre choses qui ne seraient pas dans des sujets différents, c’est-à-dire qui ne s’accompagneraient pas d’une division dans l’être ou d’une distinction numérique. Or, il n’en est pas de même chez Spinoza : dans sa conception d’une distinction réelle non numérique, on n’aura pas de peine à retrouver la distinction formelle de Scot. Bien plus, la distinction formelle cesse avec Spinoza d’être un minimum de distinction réelle, elle devient toute la distinction réelle, donnant à celle-ci un statut exclusif.
1o) Les attributs chez Spinoza sont réellement distincts, ou conçus comme réellement distincts. En effet, ils ont des raisons formelles irréductibles ; chaque attribut exprime une essence infinie comme sa raison formelle ou sa quiddité. Les attributs se distinguent donc « quidditativement », formellement : ce sont bien des substances, en un sens purement qualitatif ; 2o) Chacun attribue son essence à la substance comme à autre chose. Façon de dire que, à la distinction formelle entre attributs, ne correspond aucune division dans l’être. La substance n’est pas un genre, les attributs ne sont pas des différences spécifiques : il n’y a donc pas de substances de même espèce que les attributs, il n’y a pas de substance qui serait la même chose (res) que chaque attribut (formalitas) ; 3o) Cette « autre chose » est donc la même pour tous les attributs. Bien plus : elle est la même que tous les attributs. Cette dernière détermination ne contredit nullement la précédente. Tous les attributs formellement distincts sont rapportés par l’entendement à une substance ontologiquement une. Mais l’entendement ne fait que reproduire objectivement la nature des formes qu’il appréhende. Toutes les essences formelles forment l’essence d’une substance absolument une. Toutes les substances qualifiées forment une seule substance du point de vue de la quantité. Si bien que les attributs eux-mêmes ont à la fois l’identité dans l’être, la distinction dans la formalité ; ontologiquement un, formellement divers, tel est le statut des attributs.
Malgré son allusion au « fatras des distinctions péripatéticiennes », Spinoza restaure la distinction formelle, lui assurant même une portée qu’elle n’avait pas chez Scot. C’est la distinction formelle qui donne un concept absolument cohérent de l’unité de la substance et de la pluralité des attributs, c’est elle qui donne à la distinction réelle une nouvelle logique. On demandera alors pourquoi Spinoza n’emploie jamais ce terme, mais parle seulement de distinction réelle. C’est que la distinction formelle est bien une distinction réelle. Ensuite, Spinoza avait tout avantage à utiliser un terme que Descartes, par l’emploi qu’il en avait fait, avait en quelque sorte neutralisé théologiquement ; le terme « distinction réelle » permettait alors les plus grandes audaces, sans ressusciter d’anciennes polémiques que Spinoza jugeait sans doute inutiles et même nuisibles. Nous ne croyons pas que le prétendu cartésianisme de Spinoza aille plus loin : toute sa théorie des distinctions est profondément anticartésienne.
À proposer l’image d’un Spinoza scotiste et non cartésien, nous risquons de tomber dans certaines exagérations. En fait, nous voulons dire que les théories scotistes furent certainement connues de Spinoza, et qu’elles participèrent, avec d’autres thèmes, à la formation de son panthéisme28. Le plus intéressant dès lors est la manière dont Spinoza utilise et renouvelle les notions de distinction formelle et d’univocité. Qu’est-ce que Duns Scot, en effet, appelait « attribut » ? Justice, bonté, sagesse, etc., bref des propres. Sans doute reconnaissait-il que l’essence divine peut être conçue sans ces attributs ; mais il définissait l’essence de Dieu par des perfections intrinsèques, entendement et volonté. Scot était « théologien » et, à ce titre, restait aux prises avec des propres et des êtres de raison. C’est pourquoi, chez lui, la distinction formelle n’avait pas toute sa portée, s’exerçant toujours sur des êtres de raison, comme les genres et les espèces, comme les facultés de l’âme, ou bien sur des propres, comme ces prétendus attributs de Dieu. Plus encore, l’univocité chez Scot semblait compromise par le souci d’éviter le panthéisme. Car la perspective théologique, c’est-à-dire « créationniste », le forçait à concevoir l’Être univoque comme un concept neutralisé, indifférent. Indifférent au fini et à l’infini, au singulier et à l’universel, au parfait et à l’imparfait, au créé et à l’incréé29. Chez Spinoza au contraire, l’Être univoque est parfaitement déterminé dans son concept comme ce qui se dit en un seul et même sens de la substance qui est en soi, et des modes qui sont en autre chose. Avec Spinoza, l’univocité devient l’objet d’affirmation pure. La même chose, formaliter, constitue l’essence de la substance et contient les essences de mode. C’est donc l’idée de cause immanente qui, chez Spinoza, prend le relais de l’univocité, libérant celle-ci de l’indifférence et de la neutralité où la maintenait la théorie d’une création divine. Et c’est dans l’immanence que l’univocité trouvera sa formule proprement spinoziste : Dieu est dit cause de toutes choses au sens même (eo sensu) où il est dit cause de soi.
1. Sur tous ces points, cf. M. de GANDILLAC, Introduction aux œuvres complètes du Pseudo-Denys (Aubier, 1941) ; et La Philosophie de Nicolas de Cues (Aubier, 1943). Dans ce dernier ouvrage, M. de Gandillac montre bien comment la théologie négative d’une part, l’analogie d’autre part combinent toutes deux les affirmations et les négations, mais dans un rapport inverse : « À l’inverse donc de Denys, qui réduisait les affirmations elles-mêmes à des négations déguisées, saint Thomas... usera surtout de l’apophase pour remonter de telle ou telle négation préalable à quelque attribut positif. De l’impossibilité du mouvement divin, il tirera par exemple une preuve de l’Éternité divine ; de l’exclusion de la matière, il fera un argument décisif en faveur de la coïncidence en Dieu de l’essence et de l’existence » (p. 272.)
2. TTP, ch. 7 (II ; p. 185) « ... La voie que (cette méthode) enseigne, qui est la droite et la vraie, n’a jamais été suivie ni frayée par les hommes, de sorte qu’à la longue elle est devenue très ardue et presque impraticable. » Et ch. 8 (II, p. 191) : « Je crains toutefois que ma tentative ne survienne trop tard... »
3. TTP, ch. 2 (II, p. 113) : « Avec une surprenante précipitation, tout le monde s’est persuadé que les prophètes ont eu la science de tout ce que l’entendement humain peut saisir. Et, bien que certains passages de l’Écriture nous disent le plus clairement que les prophètes ont ignoré certaines choses, on aime mieux déclarer qu’on n’entend pas ces passages que d’accorder que les prophètes aient ignoré quelque chose, ou bien l’on s’efforce de torturer les textes de l’Écriture pour lui faire dire ce que manifestement elle ne veut pas dire. »
4. Cf. TTP, ch. 14 : la liste des « dogmes de la foi ». On remarquera que, même du point de vue des « propres », la révélation reste limitée. Tout est centré sur justice et charité. L’infinité, notamment, ne semble pas révélée dans l’Écriture ; cf. ch. 2, où Spinoza expose les ignorances d’Adam, d’Abraham et de Moïse.
5. Sur les deux sens de la « Parole de Dieu », cf. TTP, ch. 12. Déjà le Court Traité opposait la communication immédiate à la révélation par signes : II, ch. 24, 9-11.
6. TTP, ch. 1 (II, p. 95).
7. TTP, ch. 4 (II, p. 139). Lettre 19, à Blyenbergh (III, p. 65).
8. Cf. TTP, chapitres 2 et 3.
9. TTP, ch. 13 (II, pp. 239-240).
10. TTP, ch. 4 (II, p. 144).
11. É, I, def. 6, expl. : « De ce qui est infini seulement en son genre, nous pouvons nier une infinité d’attributs. »
12. Lettre 4, à Oldenburg (III, p. 10).
13. CT, II, ch. 19, 5.
14. Cf. les formules constantes du Court Traité (surtout I, ch. 2) d’après lesquelles les attributs s’affirment, et s’affirment d’une Nature elle-même positive. Et TRE 96 : « Toute définition doit être affirmative. »
15. Cf. les remarques de Lewis Robinson à cet égard, et les textes des Cartésiens qu’il cite : Kommentar zu Spinozas Ethik, Leipzig, 1928.
16. CT, I, ch. 2, 5, note. Sur l’imperfection de l’étendue selon Descartes, cf. par exemple Principes, I, 23.
17. Lettre 9, à De Vries (III, p. 33).
18. La distinction de « l’exprimé » (sens) et du « désigné » (designatum, denominatum) n’est pas récente dans une logique des propositions, bien qu’elle réapparaisse chez beaucoup de philosophes modernes. L’origine en est dans la logique stoïcienne, qui distingue l’exprimable et l’objet. Ockham à son tour distingue la chose en tant que telle (extra animam) et la chose comme exprimée dans la proposition (declaratio, explicatio, significatio sont des synonymes d’expressio). Certains disciples d’Ockham poussent encore plus loin la distinction, et rejoignent les paradoxes stoïciens, faisant de « l’exprimé » une entité non existante, irréductible à la chose et à la proposition : cf. H. ÉLIE, Le Complexe significabile (Vrin, 1936). Ces paradoxes de l’expression jouent un grand rôle dans la logique moderne (Meinong, Frege, Husserl), mais leur source est ancienne.
19. Duns SCOT, Opus oxoniense (éd. Vivès) : sur la critique de l’éminence et de l’analogie, I. D3, q. 1, 2 et 3 ; sur l’univocité de l’être, I, D8, q. 3. On a souvent remarqué que l’Être univoque laisse subsister la distinction de ses « modes » : quand on le considère, non plus dans sa nature en tant qu’Être, mais dans ses modalités individuantes (infini, fini), il cesse d’être univoque. Cf. É. GILSON, Jean Duns Scot, Vrin, 1952, pp. 89, 629.
20. Op. ox, I, D8, q. 4 (a. 2, n. 13).
21. Op. ox, I, D2, q. 4 ; D8, q. 4 (cf. É. GILSON, ch. 3).
22. M. de GANDILLAC, « Duns Scot et la Via antiqua », in Le Mouvement doctrinal du IXe au XIVe siècle (Bloud et Gay, 1951), p. 339.
23. Op. ox., I, D2, q. 4 (a. 5, n. 43) : La distinction formelle est minima in suo ordine, id est inter omnes quae praecedunt intellectionem.
24. Op. ox., II, D3, q. 1 : La forme distincte a une entité réelle, ista unitas est realis, non autem singularis nel numeralis.
25. É. Gilson, p. 251.
26. SUAREZ, Metaphysicarum Disputationum, D7.
27. CATERUS, dans les Premières objections, avait invoqué la distinction formelle à propos de l’âme et du corps. Descartes répond : « Pour ce qui regarde la distinction formelle que ce très docte théologien dit avoir prise de Scot, je réponds brièvement qu’elle ne diffère point de la modale, et qu’elle ne s’étend que sur les êtres incomplets... » (AT, IX, pp. 94-95).
28. Il n’y a vraiment pas lieu de se demander si Spinoza a lu Duns Scot. Il est peu vraisemblable qu’il l’ait lu. Mais nous savons, ne serait-ce que par l’inventaire de ce qui restait de sa bibliothèque, le goût de Spinoza pour les traités de métaphysique et de logique, du type quaestiones disputatae ; or, ces traités comportent toujours des exposés de l’univocité et de la distinction formelle scotistes. De tels exposés font partie des lieux communs de la logique et de l’ontologie des XVIe et XVIIe siècles (cf. par exemple Heereboord dans son Collegium logicum). Nous savons aussi, grâce aux travaux de Gebhardt et de Révah, l’influence probable de Juan de Prado sur Spinoza ; or Juan de Prado avait une connaissance certaine de Duns Scot (cf. I.S. RÉVAH, Spinoza et Juan de Prado, éd. Mouton, 1959, p. 45).
On ajoutera que les problèmes d’une théologie négative ou positive, d’une analogie ou d’une univocité de l’être, et d’un statut correspondant des distinctions, ne sont nullement propres à la pensée chrétienne. On les trouve, aussi vivaces, dans la pensée juive du Moyen Âge. Certains commentateurs ont souligné l’influence de Hasdaï Crescas sur Spinoza, en ce qui concerne la théorie de l’étendue. Mais plus généralement, Crescas semble avoir élaboré une théologie positive, comportant l’équivalent d’une distinction formelle entre attributs de Dieu (cf. G. VADJA, Introduction à la pensée juive du Moyen Âge, Vrin, 1947, p. 174).
29. Op. ox., I, D3, q. 2 (a. 4, n. 6) : Et ita neuter ex se, sed in utroque illorum includitur ; ergo univocus.