Il semblerait donc que le parallélisme soit facile à démontrer. Il suffirait de transférer l’unité de la substance à la modification, et le caractère expressif des attributs aux modes. Ce transfert se fonderait sur la nécessité de la production (second niveau d’expression). Mais, considérant l’ensemble de la proposition 7 du livre II, nous sommes déconcertés parce que nous nous trouvons devant une opération beaucoup plus complexe. 1o) Le texte de la proposition, la démonstration et le corollaire affirment bien une identité d’ordre, de connexion et même d’être ; mais non pas entre des modes qui exprimeraient la même modification dans chaque attribut. La triple identité s’affirme seulement de l’idée, qui est un mode de la pensée, et de la chose représentée, qui est un mode d’un certain attribut. Ce parallélisme est donc épistémologique : il s’établit entre l’idée et son « objet » (res ideata, objectum ideae). 2o) En revanche, le scolie suit la démarche indiquée précédemment : elle conclut à un parallélisme ontologique entre tous les modes qui diffèrent par l’attribut. Mais il n’arrive lui-même à cette conclusion que par la voie de la démonstration et du corollaire : il généralise le cas de l’idée et de son objet, il l’étend à tous les modes qui diffèrent par l’attribut1.
Plusieurs questions se posent. D’une part, à supposer que les deux parallélismes s’accordent, pourquoi faut-il passer d’abord par le détour « épistémologique » ? Est-ce seulement un détour ? Quel en est le sens et l’importance dans l’ensemble de l’Éthique ? Mais surtout, les deux parallélismes sont-ils conciliables ? Le point de vue épistémologique signifie : un mode étant donné dans un attribut, une idée lui correspond dans l’attribut pensée, qui représente ce mode et ne représente que lui2. Loin de nous mener à l’unité d’une « modification » exprimée par tous les modes d’attributs différents, le parallélisme épistémologique nous conduit à la simple unité d’un « individu » formé par le mode d’un certain attribut et l’idée qui représente exclusivement ce mode3. Loin de nous mener à l’unité de tous les modes qui diffèrent par leur attribut, il nous conduit à la multiplicité des idées qui correspondent aux modes d’attributs différents. C’est en ce sens que le parallélisme « psycho-physique » est un cas particulier du parallélisme épistémologique : l’âme est l’idée du corps, c’est-à-dire l’idée d’un certain mode de l’étendue, et seulement de ce mode. Le point de vue épistémologique se présente donc ainsi : un seul et même individu est exprimé par un certain mode et par l’idée qui lui correspond. Mais le point de vue ontologique : une seule et même modification est exprimée par tous les modes correspondants qui diffèrent par l’attribut. De tous les élèves et amis de Spinoza, Tschirnhaus est celui qui souligne le mieux la difficulté, s’apercevant qu’elle est au cœur du système de l’expression4. Comment concilier les deux points de vue ? D’autant plus que l’épistémologie nous force à conférer à l’attribut pensée un singulier privilège : cet attribut doit contenir autant d’idées irréductibles qu’il y a de modes d’attributs différents, bien plus, autant d’idées qu’il y a d’attributs. Ce privilège apparaît en contradiction flagrante avec toutes les exigences du parallélisme ontologique.
Il est donc nécessaire d’examiner en détail la démonstration et le corollaire de la proposition 7 : « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses. » La démonstration est simple ; elle se contente d’invoquer un axiome, « la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe ». Ce qui nous renvoie encore à un principe aristotélicien : connaître, c’est connaître par la cause. Dans une perspective spinoziste, on conclut : 1o) à toute idée correspond quelque chose (en effet, aucune chose ne peut être connue sans une cause qui la fait être, en essence ou en existence) ; 2o) l’ordre des idées est le même que l’ordre des choses (une chose n’est connue que par la connaissance de sa cause).
Toutefois, cette perspective proprement spinoziste n’implique pas seulement l’axiome d’Aristote. On ne comprendrait pas pourquoi Aristote lui-même et beaucoup d’autres n’arrivèrent pas à la théorie du parallélisme. Spinoza le reconnaît volontiers : « Nous avons montré que l’idée vraie... manifeste comment et pourquoi quelque chose est ou a été fait, et que ses effets objectifs dans l’âme procédent en conformité avec l’essence formelle de l’objet. Ce qui est la même chose que ce qu’ont dit les Anciens, à savoir que la science vraie procède de la cause aux effets. À cela près que jamais, autant que je sache, ils n’ont conçu, comme nous l’avons fait ici, l’âme agissant selon des lois déterminées et comme un automate spirituel5. » « Automate spirituel » signifie d’abord qu’une idée, étant un mode de la pensée, ne trouve pas sa cause (efficiente et formelle) ailleurs que dans l’attribut pensée. De même, un objet quel qu’il soit ne trouve sa cause efficiente et formelle que dans l’attribut dont il est le mode et dont il enveloppe le concept. Voilà donc ce qui sépare Spinoza de la tradition antique : toute causalité efficiente ou formelle (à plus forte raison matérielle et finale) est exclue entre les idées et les choses, les choses et les idées. Cette double exclusion ne renvoie pas à un axiome, mais est objet de démonstrations qui occupent le début du livre II de l’Éthique6. Spinoza peut donc affirmer l’indépendance des deux séries, série des choses et série des idées. Que, à toute idée, corresponde quelque chose est dans ces conditions un premier élément du parallélisme.
Mais seulement un premier élément. Pour que les idées aient la même connexion que les choses, il faut encore qu’à toute chose corresponde une idée. Nous retrouvons les deux formules du Court Traité : « Aucune idée ne peut être sans que la chose ne soit », mais aussi « il n’y a aucune chose dont l’idée ne soit dans la chose pensante7 ». Or, pour démontrer que toute chose est l’objet d’une idée, nous ne nous heurtons plus aux difficultés qui nous avaient arrêtés dans la preuve a posteriori. Car nous partons maintenant d’un Dieu existant. Nous savons que ce Dieu se comprend lui-même : il forme une idée de soi-même, il possède un entendement infini. Mais il suffit que ce Dieu se comprenne pour qu’il produise et, produisant, comprenne tout ce qu’il produit.
Dans la mesure où Dieu produit comme il se comprend, tout ce qu’il produit « tombe » nécessairement sous son entendement infini. Dieu ne se comprend pas, lui-même et sa propre essence, sans comprendre aussi tout ce qui découle de son essence. C’est pourquoi l’entendement infini comprend tous les attributs de Dieu, mais aussi toutes les affections8. L’idée que Dieu forme est l’idée de sa propre essence ; mais aussi l’idée de tout ce que Dieu produit formellement dans ses attributs. Il y a donc autant d’idées que de choses, toute chose est l’objet d’une idée. On appelle « chose », en effet, tout ce qui suit formellement de la substance divine ; la chose s’explique par tel attribut dont elle est le mode. Mais parce que Dieu comprend tout ce qu’il produit, une idée dans l’entendement de Dieu correspond à chaque mode qui suit d’un attribut. C’est en ce sens que les idées elles-mêmes découlent de l’idée de Dieu, comme les modes suivent ou découlent de leur attribut respectif ; l’idée de Dieu sera donc cause de toutes les idées, comme Dieu lui-même est cause de toutes choses.
À toute idée correspond quelque chose, et à toute chose une idée. C’est bien ce thème qui permet à Spinoza d’affirmer une égalité de principe : il y a en Dieu deux puissances égales. Dans la proposition 7, le corollaire s’enchaîne avec la démonstration, en reconnaissant précisément cette égalité de puissances : « Il suit de là que la puissance de penser de Dieu est égale à sa puissance actuelle d’agir. » L’argument des puissances ne sert donc plus à prouver a posteriori l’existence de Dieu, mais joue un rôle décisif dans la détermination du parallélisme épistémologique. Il nous permet d’aller encore plus loin, d’affirmer enfin une identité d’être entre les objets et les idées. Telle est la fin du corollaire : la même chose suit formellement (c’est-à-dire dans tel ou tel attribut) de la nature infinie de Dieu, et suit objectivement de l’idée de Dieu. Un seul et même être est formel dans l’attribut dont il dépend sous la puissance d’exister et d’agir, objectif dans l’idée de Dieu dont il dépend sous la puissance de penser. Un mode d’un attribut et l’idée de ce mode sont une seule et même chose exprimée de deux façons, sous deux puissances. Dans l’ensemble de la démonstration et du corollaire, nous retrouvons donc les trois temps du parallélisme : identité d’ordre, identité de connexion ou égalité de principe, identité d’être, mais qui ne s’appliquent ici qu’aux rapports de l’idée et de son objet.
Le Dieu de Spinoza est un Dieu qui est et qui produit tout, comme l’Un-Tout des Platoniciens ; mais aussi un Dieu qui se pense et qui pense tout, comme le Premier moteur d’Aristote. D’une part nous devons attribuer à Dieu une puissance d’exister et d’agir identique à son essence formelle ou correspondant à sa nature. Mais d’autre part nous devons également lui attribuer une puissance de penser, identique à son essence objective ou correspondant à son idée. Or ce principe d’égalité des puissances mérite un examen minutieux, parce que nous risquons de la confondre avec un autre principe d’égalité, qui concerne seulement les attributs. Pourtant, la distinction des puissances et des attributs a une importance essentielle dans le spinozisme. Dieu, c’est-à-dire l’absolument infini, possède deux puissances égales : puissance d’exister et d’agir, puissance de penser et de connaître. Si l’on peut se servir d’une formule bergsonienne, l’absolu a deux « côtés », deux moitiés. Si l’absolu possède ainsi deux puissances, c’est en soi et par soi, les enveloppant dans son unité radicale. Il n’en est pas de même des attributs : l’absolu possède une infinité d’attributs. Nous n’en connaissons que deux, l’étendue et la pensée, mais parce que notre connaissance est limitée, parce que nous sommes constitués par un mode de l’étendue et un mode de la pensée. La détermination des deux puissances, au contraire, n’est nullement relative aux limites de notre connaissance, pas plus qu’elle ne dépend de l’état de notre constitution. La puissance d’exister que nous affirmons de Dieu est une puissance absolument infinie : Dieu existe « absolument », et produit une infinité de choses dans « l’infinité absolue » de ses attributs (donc en une infinité de modes)9. De même la puissance de penser est absolument infinie. Spinoza ne se contente pas de dire qu’elle est infiniment parfaite ; Dieu se pense absolument, et pense une infinité de choses en une infinité de modes10. D’où l’expression absoluta cogitatio pour désigner la puissance de penser ; intellectus absolute infinitus, pour désigner l’entendement infini ; et la thèse selon laquelle, de l’idée de Dieu, suivent (objectivement) une infinité de choses en une infinité de modes11. Les deux puissances n’ont donc rien de relatif : ce sont les moitiés de l’absolu, les dimensions de l’absolu, les puissances de l’absolu. Schelling est spinoziste quand il développe une théorie de l’absolu, représentant Dieu par le symbole A3 qui comprend le réel et l’idéal comme ses puissances12.
On demandera : À quelles conditions affirme-t-on de Dieu une puissance absolument infinie d’exister et d’agir qui correspond à sa nature ? À condition qu’il ait une infinité d’attributs formellement distincts qui, tous ensemble, constituent cette nature elle-même. Il est vrai que nous ne connaissons que deux attributs. Mais nous savons que la puissance d’exister ne se confond pas avec l’attribut étendue : une idée n’existe pas moins qu’un corps, la pensée n’est pas moins que l’étendue forme d’existence ou « genre ». Et la pensée et l’étendue prises ensemble ne suffisent pas davantage à épuiser ni à remplir une puissance absolue d’exister. Nous atteignons ici la raison positive pour laquelle Dieu a une infinité d’attributs. Dans un texte important du Court Traité, Spinoza affirme que « nous trouvons en nous quelque chose qui nous révèle clairement l’existence non seulement d’un plus grand nombre, mais encore d’une infinité d’attributs parfaits » ; les attributs inconnus « nous disent qu’ils sont sans nous dire ce qu’ils sont13 ». En d’autres termes : le fait même de notre existence nous révèle que l’existence ne se laisse pas épuiser par les attributs que nous connaissons. L’infiniment parfait n’ayant pas sa raison en lui-même, Dieu doit avoir une infinité d’attributs infiniment parfaits, tous égaux entre eux, chacun constituant une forme d’existence ultime ou irréductible. Nous savons qu’aucun n’épuise cette puissance absolue d’exister qui revient à Dieu comme raison suffisante.
L’absolument infini consiste d’abord en une infinité d’attributs formellement ou réellement distincts. Tous les attributs sont égaux, aucun n’est supérieur ou inférieur à l’autre, chacun exprime une essence infiniment parfaite. Toutes ces essences formelles sont exprimées par les attributs comme l’essence absolue de la substance, c’est-à-dire s’identifient dans la substance ontologiquement une. L’essence formelle est l’essence de Dieu telle qu’elle existe dans chaque attribut. L’essence absolue est la même essence, telle qu’elle se rapporte à une substance dont l’existence découle nécessairement, substance qui possède donc tous les attributs. L’expression se présente ici comme le rapport de la forme et de l’absolu : chaque forme exprime, explique ou développe l’absolu, mais l’absolu contient ou « complique » une infinité de formes. L’essence absolue de Dieu est puissance absolument infinie d’exister et d’agir ; mais, précisément, si nous affirmons cette première puissance comme identique à l’essence de Dieu, c’est sous la condition d’une infinité d’attributs formellement ou réellement distincts. La puissance d’exister et d’agir est donc l’essence formelle-absolue. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre le principe d’égalité des attributs : tous les attributs sont égaux par rapport à cette puissance d’exister et d’agir qu’ils conditionnent.
Mais l’absolu a une seconde puissance, comme une seconde formule ou « période » de l’expression : Dieu se comprend ou s’exprime objectivement. L’essence absolue de Dieu est formelle dans les attributs qui constituent sa nature, objective dans l’idée qui représente nécessairement cette nature. C’est pourquoi l’idée de Dieu représente tous les attributs formellement ou réellement distincts, au point qu’une âme ou une idée distincte correspond à chacun14. Les mêmes attributs qui se distinguent formellement en Dieu se distinguent objectivement dans l’idée de Dieu. Mais cette idée n’en est pas moins absolument une, comme la substance constituée par tous les attributs15. L’essence objective-absolue est donc la seconde puissance de l’absolu lui-même : nous ne posons pas un être comme la cause de toutes choses sans que son essence objective ne soit aussi la cause de toutes les idées16. L’essence absolue de Dieu est objectivement puissance de penser et de connaître, comme elle est formellement puissance d’exister et d’agir. Raison de plus pour demander, dans ce nouveau cas : à quelles conditions attribuons-nous à Dieu cette puissance absolument infinie de penser comme identique à l’essence objective ?
Pas plus que l’attribut étendue ne se confond avec la puissance d’exister, l’attribut pensée ne se confond en droit avec la puissance de penser. Pourtant, un texte de Spinoza semble dire expressément le contraire, identifiant l’attribut pensée avec l’absoluta cogitatio17. Mais Spinoza précisera en quel sens cette identification doit être interprétée : c’est seulement parce que la puissance de penser n’a pas d’autre condition que l’attribut pensée. En effet, il arrive à Spinoza de s’interroger sur la condition de la puissance de penser ou, ce qui revient au même, sur la possibilité de l’idée de Dieu : pour que Dieu puisse penser une infinité de choses en une infinité de modes, pour qu’il ait la possibilité de former une idée de son essence et de tout ce qui s’ensuit, il faut et il suffit qu’il ait un attribut qui est la pensée18. Ainsi, l’attribut pensée suffit à conditionner une puissance de penser égale à la puissance d’exister, laquelle est pourtant conditionnée par tous les attributs (y compris la pensée). On ne se hâtera pas de dénoncer les incohérences du spinozisme. Car on ne trouve d’incohérence qu’à force de confondre, chez Spinoza, deux principes d’égalité très différents. D’une part tous les attributs sont égaux ; mais cela doit se comprendre par rapport à la puissance d’exister et d’agir. D’autre part, cette puissance d’exister n’est qu’une moitié de l’absolu, l’autre moitié est une puissance de penser qui lui est égale : c’est par rapport à cette seconde puissance que l’attribut pensée jouit de privilèges. À lui seul il conditionne une puissance égale à celle que tous les attributs conditionnent. Il n’y a là, semble-t-il, aucune contradiction, mais plutôt un fait ultime. Ce fait ne concerne nullement notre constitution, ni la limitation de notre connaissance. Ce fait serait plutôt celui de la constitution divine ou du développement de l’absolu. « Le fait est » qu’aucun attribut ne suffit à remplir la puissance d’exister : quelque chose peut exister et agir, sans être étendu ni pensant. Au contraire, rien ne peut être connu sauf par la pensée ; la puissance de penser et de connaître est effectivement remplie par l’attribut pensée. Il y aurait contradiction si Spinoza posait d’abord l’égalité de tous les attributs, puis, d’un même point de vue, donnait à l’attribut pensée des pouvoirs et des fonctions contraires à cette égalité. Mais Spinoza ne procède pas ainsi : c’est l’égalité des puissances qui confère à l’attribut pensée des pouvoirs particuliers, dans un domaine qui n’est plus celui de l’égalité des attributs. L’attribut pensée est à la puissance de penser ce que tous les attributs (y compris la pensée) sont à la puissance d’exister et d’agir.
Du rapport (donc aussi de la différence) entre la puissance de penser et l’attribut pensée, trois conséquences découlent. D’abord la puissance de penser s’affirme, par nature ou participation, de tout ce qui est « objectif ». L’essence objective de Dieu est puissance absolument infinie de penser ; et tout ce qui découle de cette essence participe à cette puissance. Mais l’être objectif ne serait rien s’il n’avait lui-même un être formel dans l’attribut pensée. Non seulement l’essence objective de ce qui est produit par Dieu, mais aussi les essences objectives d’attributs, l’essence objective de Dieu lui-même, sont soumises à la condition d’être « formées » dans l’attribut pensée19. C’est en ce sens que l’idée de Dieu n’est qu’un mode de la pensée et fait partie de la nature naturée. Ce qui est mode de l’attribut pensée, ce n’est pas, à proprement parler, l’essence objective ou l’être objectif de l’idée comme tel. Ce qui est mode ou produit, c’est toujours l’idée prise dans son être formel. C’est pourquoi Spinoza prend grand soin de donner au premier mode de la pensée le nom d’entendement infini : car l’entendement infini, ce n’est pas l’idée de Dieu sous n’importe quel point de vue, c’est précisément l’être formel de l’idée de Dieu20. Il est vrai, et nous devons insister sur ce point, que l’être objectif ne serait rien s’il n’avait cet être formel par lequel il est un mode de l’attribut pensée. Ou, si l’on préfère, il serait seulement en puissance sans que cette puissance soit effectuée.
Reste que nous devons distinguer deux points de vue : d’après sa nécessité, l’idée de Dieu se trouve fondée dans la nature naturante. Car il appartient à Dieu, pris dans sa nature absolue, de se comprendre nécessairement. Lui revient une puissance absolue de penser identique à son essence objective ou correspondant à son idée. L’idée de Dieu est donc principe objectif, principe absolu de tout ce qui suit objectivement en Dieu. Mais d’après sa possibilité, l’idée de Dieu n’est fondée que dans la nature naturée à laquelle elle appartient. Elle ne peut être « formée » que dans l’attribut pensée, elle trouve dans l’attribut pensée le principe formel dont elle dépend, précisément parce que cet attribut est la condition sous laquelle on affirme de Dieu la puissance absolument infinie de penser. La distinction des deux points de vue, nécessité et possibilité, nous paraît importante dans la théorie de l’idée de Dieu21. La nature de Dieu, à laquelle correspond la puissance d’exister et d’agir, est fondée à la fois en nécessité et en possibilité : sa possibilité se trouve établie par les attributs formellement distincts, et sa nécessité par ces mêmes attributs pris ensemble, ontologiquement « un ». Il n’en est pas de même de l’idée de Dieu : sa nécessité objective est établie dans la nature de Dieu, mais sa possibilité formelle dans le seul attribut pensée, auquel, dès lors, elle appartient comme un mode. On se souvient que la puissance divine est toujours acte ; mais justement, la puissance de penser qui correspond à l’idée de Dieu ne serait pas actuelle si Dieu ne produisait l’entendement infini comme l’être formel de cette idée. Aussi bien l’entendement infini est-il appelé le fils de Dieu, le Christ22. Or, dans l’image fort peu chrétienne que Spinoza propose du Christ, comme Sagesse, Parole ou Voix de Dieu, on distingue un aspect par lequel il s’accorde objectivement avec la nature absolue de Dieu, un aspect par lequel il découle formellement de la nature divine envisagée sous le seul attribut pensée23. C’est pourquoi la question de savoir si le Dieu spinoziste se pense lui-même en lui-même est une question délicate, qui n’est pas résolue pour autant qu’on rappelle que l’entendement infini n’est qu’un mode24. Car, si Dieu a une sagesse ou une science, c’est une science de soi-même et de sa propre nature ; s’il se comprend nécessairement, c’est en vertu de sa propre nature : la puissance de penser, et de se penser, lui appartient donc en propre absolument. Mais cette puissance resterait en puissance si Dieu ne créait pas dans l’attribut pensée l’être formel de l’idée dans laquelle il se pense. C’est pourquoi l’entendement de Dieu n’appartient pas à sa nature, alors que la puissance de penser appartient à cette nature. Dieu produit comme il se comprend objectivement ; mais se comprendre a nécessairement une forme qui, elle, est un produit25.
Tel est le premier privilège de l’attribut pensée : il contient formellement des modes qui, pris objectivement, représentent les attributs eux-mêmes. On ne confondra pas ce premier privilège avec un autre, qui en découle. Un mode qui dépend d’un attribut déterminé est représenté par une idée dans l’attribut pensée ; mais un mode qui diffère du précédent par l’attribut doit être représenté par une autre idée. En effet, tout ce qui participe à la puissance d’exister et d’agir, sous tel ou tel attribut, participe aussi à la puissance de penser, mais dans le même attribut pensée. Comme dit Schuller, « l’attribut de la pensée a une extension bien plus grande que les autres attributs26 ». Si l’on suppose une modification substantielle, elle sera exprimée une seule fois dans chacun des autres attributs, mais une infinité de fois dans l’entendement infini, donc dans l’attribut pensée27. Et chaque idée qui l’exprimera dans la pensée représentera le mode de tel attribut, non d’un autre. Si bien qu’entre ces idées il y aura autant de distinction qu’entre les attributs eux-mêmes ou les modes d’attributs différents : elles n’auront « aucune connexion28 ». Il y aura donc une distinction objective entre idées, équivalente à la distinction réelle-formelle entre attributs ou modes d’attributs différents. Bien plus, cette distinction entre idées sera elle-même objective-formelle, pour autant qu’on la rapportera à l’être formel des idées elles-mêmes. Il y aura donc dans la pensée des modes qui, appartenant à un même attribut, ne se distingueront pourtant pas modalement, mais formellement ou réellement. Là encore, ce privilège resterait inintelligible si l’on ne faisait intervenir le rapport particulier de l’attribut pensée avec la puissance de penser. La distinction objective-formelle est dans l’idée de Dieu le corrélat nécessaire de la distinction réelle-formelle, telle qu’elle est dans la nature de Dieu ; elle désigne l’acte de l’entendement infini quand il saisit des attributs divers ou des modes correspondants d’attributs divers.
En troisième lieu, tout ce qui existe formellement a une idée qui lui correspond objectivement. Mais l’attribut pensée est lui-même une forme d’existence, et toute idée a un être formel dans cet attribut. C’est pourquoi toute idée, à son tour, est l’objet d’une idée qui la représente ; cette autre idée, l’objet d’une troisième, à l’infini. En d’autres termes : s’il est vrai que toute idée qui participe à la puissance de penser appartient formellement à l’attribut pensée, inversement toute idée qui appartient à l’attribut pensée est l’objet d’une idée qui participe à la puissance de penser. D’où ce dernier privilège apparent de l’attribut pensée, qui fonde une capacité de l’idée de se réfléchir à l’infini. Il arrive à Spinoza de dire que l’idée de l’idée a, avec l’idée, le même rapport que l’idée avec son objet. On s’en étonne, dans la mesure où l’idée et son objet sont une même chose conçue sous deux attributs, tandis que l’idée de l’idée et l’idée sont une même chose sous un seul attribut29. Mais l’objet et l’idée ne renvoient pas seulement à deux attributs, ils renvoient aussi à deux puissances, puissance d’exister et d’agir, puissance de penser et de connaître. De même l’idée et l’idée de l’idée : sans doute renvoient-elles à un seul attribut, mais aussi à deux puissances, puisque l’attribut pensée est d’une part une forme d’existence, d’autre part la condition de la puissance de penser.
On comprend, dès lors, que la théorie de l’idée de l’idée se développe dans deux directions différentes. Car l’idée et l’idée de l’idée se distinguent pour autant que nous considérons l’une dans son être formel, par rapport à la puissance d’exister, et l’autre dans son être objectif, par rapport à la puissance de penser : le Traité de la réforme présentera l’idée de l’idée comme une autre idée, distincte de la première30. Mais d’autre part, toute idée se rapporte à la puissance de penser : même son être formel n’est que la condition sous laquelle elle participe à cette puissance. Apparaît de ce point de vue l’unité de l’idée et de l’idée de l’idée, en tant qu’elles sont données en Dieu avec la même nécessité, de la même puissance de penser31. Dès lors, il n’y a plus qu’une distinction de raison entre les deux idées : l’idée de l’idée, c’est la forme de l’idée, rapportée comme telle à la puissance de penser.
Les pseudo-contradictions du parallélisme s’évanouissent si l’on distingue deux arguments très différents : celui des puissances et de leur égalité, celui des attributs et de leur égalité. Le parallélisme épistémologique découle de l’égalité des puissances. Le parallélisme ontologique découle de l’égalité des attributs (par rapport à la puissance d’exister). Pourtant, une difficulté subsiste encore. La scolie de II 7 passe du parallélisme épistémologique au parallélisme ontologique. Dans ce passage, il procède par simple généralisation : « Et je l’entends de même pour les autres attributs. » Mais comment rendre compte de ce passage ? De ce qu’un objet (dans un attribut quelconque) et une idée (dans l’attribut pensée) sont une seule et même chose (individu), Spinoza conclut que des objets dans tous les attributs sont une seule et même chose (modification). Or il semblerait que l’argumentation dût nous conduire, non pas à l’unité d’une modification, mais au contraire à une pluralité irréductible et infinie de couples « idée-objet ».
La difficulté ne se résout que si l’on considère le statut complexe de l’idée de Dieu. Du point de vue de sa nécessité objective, l’idée de Dieu est principe absolu, et n’a pas moins d’unité que la substance absolument infinie. Du point de vue de sa possibilité formelle, elle est seulement un mode qui trouve son principe dans l’attribut pensée. Voilà donc que l’idée de Dieu est apte à communiquer aux modes quelque chose de l’unité substantielle. En effet il y aura une unité proprement modale dans les idées qui découlent de l’idée de Dieu elle-même, c’est-à-dire dans les modes de penser qui font partie de l’entendement infini. C’est donc une même modification qui s’exprimera en une infinité de manières dans l’entendement infini de Dieu. Dès lors, les objets que ces idées représentent seront des objets ne différant que par l’attribut : de même que leurs idées, ils exprimeront une seule et même modification. Un mode dans tel attribut forme avec l’idée que le représente un « individu » irréductible ; et aussi une idée, dans l’attribut pensée, avec l’objet qu’elle représente. Mais cette infinité d’individus correspondent, en ce qu’ils expriment une seule modification. Ainsi la même modification n’existe pas seulement en une infinité de modes, mais en une infinité d’individus, dont chacun est constitué par un mode et par l’idée de ce mode.
Mais pourquoi fallait-il passer par le parallélisme épistémologique ? Pourquoi ne pas conclure directement de l’unité de la substance à l’unité d’une modification substantielle ? C’est que Dieu produit dans les attributs formellement ou réellement distincts ; il est certain que les attributs s’expriment, mais chacun s’exprime pour son compte, en tant que forme ultime et irréductible. Sans doute, tout nous fait penser que la production bénéficiera d’une unité dérivant de la substance elle-même. Car, si chaque attribut s’exprime pour son compte, Dieu n’en produit pas moins dans tous les attributs à la fois. Tout laisse donc prévoir qu’il y aura dans les différents attributs des modes exprimant la même modification. Pourtant, nous n’en avons pas une certitude absolue. À la limite, on pourrait concevoir autant de mondes qu’il y a d’attributs. La Nature serait une dans sa substance, mais multiple dans ses modifications, ce qui est produit dans un attribut restant absolument différent de ce qui est produit dans un autre. C’est parce que les modes ont une consistance propre, une spécificité, que nous sommes forcés de chercher une raison particulière de l’unité dont ils sont capables. Kant reprochait au spinozisme de ne pas avoir cherché un principe spécifique pour l’unité du divers dans le mode32. (Il pensait à l’unité des modes dans un même attribut, mais le même problème se pose pour l’unité d’une modification par rapport aux modes d’attributs différents.) Or l’objection ne semble pas légitime. Spinoza fut parfaitement conscient d’un problème particulier de l’unité des modes, et de la nécessité de faire appel à des principes originaux pour rendre compte du passage de l’unité substantielle à l’unité modale.
C’est bien l’idée de Dieu qui nous donne un tel principe, en vertu de son double aspect. On passe de l’unité de la substance, constituée par tous les attributs qui en expriment l’essence, à l’unité d’une modification comprise dans l’entendement infini, mais constituée par des modes qui l’expriment dans chaque attribut. À la question : pourquoi n’y a-t-il pas autant de mondes que d’attributs de Dieu ?, Spinoza répond seulement en renvoyant le lecteur au scolie de II, 733. Or, précisément, ce texte implique un argument qui procède par l’entendement infini (d’où l’importance de l’allusion à « certains Hébreux ») : l’entendement de Dieu n’a pas moins d’unité que la substance divine, dès lors les choses comprises par lui n’ont pas moins d’unité que lui-même.
1. É, II, 7, sc. : « Et je l’entends de même pour les autres attributs... ».
2. Ainsi l’âme est une idée qui représente exclusivement un certain mode de l’étendue : cf. É, II, 13, prop.
3. Sur cet emploi du mot « individu » signifiant l’unité d’une idée et de son objet, cf. É, II, 21, sc.
4. Lettre 65, de Tschirnhaus (III, p. 207).
5. TRE, 85.
6. É, II, 5 et 6.
7. CT, II, ch. 20, 4, note 3.
8. É, I, 30, prop.
9. Cf. É, I, 16, dem. : infinita absolute attributa.
10. É, II, 3, prop. et dem
11. Cf. É, I, 31, dem. : absoluta cogitatio. Lettre 64, à Schuller (III, p. 206) : intellectus absolute infinitus.
12. SCHELLING, « Conférences de Stuttgart », 1810 (tr. fr. in Essais, Aubier éd., pp. 309-310) : « Les deux unités ou puissances se trouvent à nouveau unies dans l’Unité absolue, la position commune de la première et de la deuxième puissances sera donc A3... Les puissances sont désormais posées également comme des périodes de la révélation de Dieu. »
13. CT, I, ch. 1, 7, note 3.
14. CT, Appendice II, 9 : « Tous les attributs infinis qui ont une âme aussi bien que l’étendue... »
15. É, II, 4, prop. et dem.
16. TRE, 99 : Il faut que « nous recherchions s’il y a un Être, et aussi quel il est, qui soit la cause de toutes choses, de telle sorte que son essence objective soit aussi la cause de toutes nos idées ».
17. É, I, 31, dém. : L’entendement, étant un mode de penser, « doit être conçu par la pensée absolue, autrement dit il doit être conçu par quelque attribut de Dieu qui exprime l’essence éternelle et infinie de Dieu, de telle sorte que sans cet attribut il ne puisse ni être ni être conçu ».
18. É, II, 1, sc. « Un être qui peut penser une infinité de choses en une infinité de modes est nécessairement infini par la vertu de penser. » (C’est-à-dire : un être qui a une puissance absolue de penser a nécessairement un attribut infini qui est la pensée.) É, II, 5, dem. : « Nous concluions que Dieu peut former l’idée de son essence et de tout ce qui en suit nécessairement, et nous le concluions de cela seul que Dieu est chose pensante. »
19. Cf. É, II, 5, dem. : Deum ideam suae essentiae... formare posse.
20. C’est l’entendement infini, non pas l’idée de Dieu, qui est dit un mode : É, I, 31 prop. et dem. ; CT, I, ch. 9, 3.
21. Les commentateurs ont souvent distingué plusieurs aspects de l’idée de Dieu ou de l’entendement infini. Georg Busolt a été le plus loin, posant que l’entendement infini appartient à la nature naturée comme principe des modes intellectuels finis, mais à la nature naturante en tant qu’on le considère en lui-même (Die Grundzüge der Erkenntnisstheorie und Metaphysik Spinoza’s, Berlin, 1895, II, pp. 127 sq.). Cette distinction toutefois nous paraît mal fondée, car, en tant que principe de ce qui suit objectivement en Dieu, l’idée de Dieu devrait au contraire appartenir à la nature naturante. C’est pourquoi nous croyons plus légitime une distinction entre l’idée de Dieu, prise objectivement, et l’entendement infini, pris formellement.
22. Cf. CT, I, ch. 9, 3. Lettre 73, à Oldenburg (III, p. 226).
23. Cf. CT, II, ch. 22, 4, note 1 : « L’entendement infini, que nous appelions le fils de Dieu, doit être de toute éternité dans la nature, car, puisque Dieu a été de toute éternité, son idée aussi doit être aussi dans la chose pensante ou en lui-même éternellement, laquelle idée s’accorde objectivement avec lui. »
24. Victor Brochard exprimait déjà des doutes à cet égard : cf. Le Dieu de Spinoza (Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Vrin), pp. 332-370.
25. Aux deux thèses précédemment exposées – Dieu produit comme il se comprend, Dieu comprend tout ce qu’il produit –, il faut donc ajouter cette troisième : Dieu produit la forme sous laquelle il se comprend et comprend tout. Les trois s’accordent sur un point fondamental : l’entendement infini n’est pas un lieu qui contiendrait des possibles.
26. Lettre 70, de Schuller (III, p. 221).
27. Lettre 66, à Tschirnhaus (III, p. 207).
28. Lettre 66, à Tschirnhaus (III, p. 208).
29. Cf. É, II, 21, sc. Albert Léon résume la difficulté : « Comment sortir de ce dilemme ? Ou bien l’idée et l’idée de l’idée sont dans le même rapport qu’un objet étranger à la pensée et l’idée qui le représente, et elles sont alors deux expressions d’un même contenu sous des attributs différents ; ou leur contenu commun est exprimé sous un seul et même attribut, et alors l’idée de l’idée est absolument identique à l’idée considérée, la conscience absolument identique à la pensée, et celle-ci ne saurait se définir en dehors de celle-là. » (Les Éléments cartésiens de la doctrine spinoziste sur les rapports de la pensée et de son objet, p. 154.)
30. TRE, 34-35 : altera idea ou altera essentia objectiva sont dits trois fois. La distinction de l’idée et de l’idée de l’idée est même assimilée à celle de l’idée de triangle et de l’idée de cercle.
31. É, II, 21, sc. (sur l’existence d’une simple distinction de raison entre l’idée de l’idée et l’idée. Cf. É, IV, 8, dem. et V. 3, dem.).
32. Kant, Critique du Jugement, § 73.
33. C’est Schuller qui posait la question, Lettre 63 (III, p. 203).