CHAPITRE X

SPINOZA CONTRE DESCARTES

Le cartésianisme repose sur une certaine suffisance de l’idée claire et distincte. Cette suffisance fonde la méthode de Descartes, mais d’autre part est prouvée par l’exercice de cette méthode elle-même. Descartes affirme sa préférence pour l’analyse. Dans un texte important, il dit que la méthode analytique a le mérite de nous faire voir « comment les effets dépendent des causes1 ». Cette déclaration pourrait sembler paradoxale, prêtant à l’analyse ce qui revient à la synthèse, si l’on n’en mesurait pas l’exacte portée. Suivant Descartes, nous avons une connaissance claire et distincte d’un effet avant d’avoir une connaissance claire et distincte de la cause. Par exemple, je sais que j’existe comme être pensant avant de connaître la cause par laquelle j’existe. Sans doute, la connaissance claire et distincte de l’effet suppose une certaine connaissance de la cause, mais seulement une connaissance confuse. « Si je dis 4 + 3 = 7, cette conception est nécessaire, parce que nous ne concevons pas distinctement le nombre 7 sans y inclure 3 et 4 confusa quadam ratione2. » La connaissance claire et distincte de l’effet suppose donc une connaissance confuse de la cause, mais en aucun cas ne dépend d’une connaissance plus parfaite de la cause. Au contraire, c’est la connaissance claire et distincte de la cause qui dépend de la connaissance claire et distincte de l’effet. Telle est la base des Méditations, de leur ordre en particulier et de la méthode analytique en général : méthode d’inférence ou d’implication.

Dès lors, si cette méthode nous fait voir comment les effets dépendent des causes, c’est de la manière suivante : à partir d’une connaissance claire de l’effet, nous tirons au clair la connaissance de la cause qu’elle impliquait confusément, et par là, nous montrons que l’effet ne serait pas ce que nous le connaissons être s’il n’avait telle cause dont il dépend nécessairement3. Chez Descartes, donc, deux thèmes sont fondamentalement liés : la suffisance théorique de l’idée claire et distincte, la possibilité pratique d’aller d’une connaissance claire et distincte de l’effet à une connaissance claire et distincte de la cause.

Que l’effet dépende de la cause n’est pas en question. La question porte sur la meilleure manière de le montrer. Spinoza dit : Il nous est possible de partir d’une connaissance claire d’un effet ; mais ainsi nous ne parviendrons qu’à une connaissance claire de la cause, nous ne connaîtrons rien de la cause en dehors de ce que nous considérons dans l’effet, jamais nous n’obtiendrons une connaissance adéquate. Le Traité de la réforme contient une critique fondamentale de la méthode cartésienne, du procédé d’inférence ou d’implication dont elle se sert, de la prétendue suffisance du clair et du distinct dont elle se réclame. L’idée claire ne nous donne rien, sinon une certaine connaissance des propriétés de la chose, et ne nous mène à rien, sinon à une connaissance négative de la cause. « Il y a une perception où l’essence d’une chose est inférée d’une autre chose, mais non pas de manière adéquate » ; « Nous ne comprenons rien de la cause en dehors de ce que nous considérons dans l’effet : ce qui se voit suffisamment du fait que la cause, alors, n’est désignée que par les termes les plus généraux, comme il y a donc quelque chose, il y a donc quelque puissance, etc. Ou aussi du fait qu’on la désigne d’une façon négative, par conséquent ce n’est pas ceci ou cela, etc. » ; « Nous inférons une chose d’une autre de la manière suivante : après avoir clairement perçu que nous sentons tel corps et nul autre, nous en inférons clairement, dis-je, que l’âme est unie au corps, et que cette union est la cause d’une telle sensation. Mais quelle est cette sensation et cette union, nous ne pouvons pas le comprendre par là d’une façon absolue » ; « Une telle conclusion, bien que certaine, n’est pas assez sûre4. » Dans ces citations, il n’y a pas une ligne qui ne soit dirigée contre Descartes et sa méthode. Spinoza ne croit pas à la suffisance du clair et du distinct, parce qu’il ne croit pas qu’on puisse de manière satisfaisante aller d’une connaissance de l’effet à une connaissance de la cause.

Il ne suffit pas d’une idée claire et distincte, il faut aller jusqu’à l’idée adéquate. C’est-à-dire : il ne suffit pas de montrer comment les effets dépendent des causes, il faut montrer comment la connaissance vraie de l’effet dépend elle-même de la connaissance de la cause. Telle est la définition de la méthode synthétique. Sur tous ces points, Spinoza se retrouve aristotélicien, contre Descartes : « Ce qui est la même chose que ce que les Anciens ont dit, à savoir que la science vraie procède de la cause aux effets5. » Aristote montrait que la connaissance scientifique est par la cause. Il ne disait pas seulement que la connaissance doit découvrir la cause, s’élever jusqu’à la cause dont un effet connu dépend ; il disait que l’effet n’est connu que dans la mesure où la cause est elle-même et d’abord mieux connue. La cause n’est pas seulement antérieure à l’effet parce qu’elle en est la cause, elle est antérieure aussi du point de vue de la connaissance, devant être plus connue que l’effet6. Spinoza reprend cette thèse : « La connaissance de l’effet n’est en réalité rien d’autre que l’acquisition d’une connaissance plus parfaite de la cause7. » Entendons : non pas « plus parfaite » que celle que nous avions d’abord, mais plus parfaite que celle que nous avons de l’effet lui-même, antérieure à celle que nous avons de l’effet. La connaissance de l’effet peut être dite claire et distincte, mais la connaissance de la cause est plus parfaite, c’est-à-dire adéquate ; et le clair et le distinct ne sont fondés que pour autant qu’ils découlent de l’adéquat en tant que tel.

Connaître par la cause est le seul moyen de connaître l’essence. La cause est comme le moyen terme qui fonde la connexion de l’attribut avec le sujet, le principe ou la raison dont découlent toutes les propriétés qui reviennent à la chose. C’est pourquoi, suivant Aristote, se confondent la recherche de la cause et la recherche de la définition. D’où l’importance du syllogisme scientifique dont les prémisses nous donnent la cause ou la définition formelles d’un phénomène, et la conclusion, la cause ou la définition matérielles. La définition totale est celle qui réunit la forme et la matière dans une énonciation continue, de telle façon que l’unité de l’objet ne soit plus fragmentée, mais au contraire affirmée dans un concept intuitif. Sur tous ces points, Spinoza reste en apparence aristotélicien : il souligne l’importance de la théorie de la définition, il pose l’identité de la recherche de la définition et de la recherche des causes, il affirme l’unité concrète d’une définition totale englobant la cause formelle et la cause matérielle de l’idée vraie.

Descartes n’ignore pas les prétentions d’une méthode synthétique de type aristotélicien : la preuve qu’elle contient, dit-il, est souvent « des effets par les causes8 ». Descartes veut dire : la méthode synthétique prétend toujours connaître par la cause, mais elle n’y réussit pas toujours. L’objection fondamentale est la suivante : Comment la cause elle-même serait-elle connue ? En géométrie, nous pouvons connaître par la cause, mais parce que la matière est claire et convient avec les sens. Descartes l’admet (d’où son emploi du mot « souvent »)9. De même Aristote : le point, la ligne, même l’unité, sont des principes ou des « genres-sujets », des indivisibles atteints par l’intuition ; leur existence est connue, en même temps que leur signification, comprise10. Mais que se passe-t-il dans les autres cas, par exemple en métaphysique, quand il s’agit d’êtres réels ? Comment la cause, le principe ou le moyen-terme sont-ils trouvés ? Il semble bien qu’Aristote nous renvoie lui-même à un processus inductif, qui ne se distingue guère d’une abstraction et qui trouve son point de départ dans une perception confuse de l’effet. En ce sens, c’est l’effet qui est le plus connu, le plus connu pour nous, par opposition au « plus connu absolument ». Quand Aristote détaille les moyens de parvenir au moyen-terme ou à la définition causale, il part d’un ensemble confus pour en abstraire un universel « proportionné ». C’est pourquoi la cause formelle est toujours un caractère spécifique abstrait, qui trouve son origine dans une matière sensible et confuse. De ce point de vue, l’unité de la cause formelle et de la cause matérielle reste un pur idéal chez Aristote, au même titre que l’unité du concept intuitif.

La thèse de Descartes se présente donc ainsi : la méthode synthétique a une ambition démesurée ; mais elle ne nous donne aucun moyen de connaître les causes réelles. En fait, elle part d’une connaissance confuse de l’effet, et s’élève à des abstraits qu’elle nous présente à tort comme des causes ; c’est pourquoi, malgré ses prétentions, elle se contente d’examiner les causes par les effets11. La méthode analytique, au contraire, est d’intention plus modeste. Mais, parce qu’elle dégage d’abord une perception claire et distincte de l’effet, elle nous donne le moyen d’inférer de cette perception une connaissance véritable de la cause ; c’est pourquoi elle est apte à montrer comment les effets eux-mêmes dépendent des causes. La méthode synthétique n’est donc légitime qu’à une condition : quand elle n’est pas livrée à elle-même, quand elle vient après la méthode analytique, quand elle s’appuie sur une connaissance préalable des causes réelles. La méthode synthétique ne nous fait rien connaître par elle-même, elle n’est pas une méthode d’invention ; elle trouve son utilité dans l’exposition de la connaissance, dans l’exposition de ce qui est déjà « inventé ».

On remarquera que jamais Descartes ne songe à départager les deux méthodes en rapportant la synthèse à l’ordre de l’être, l’analyse, à l’ordre de la connaissance. Pas davantage Spinoza. Il serait donc insuffisant, et inexact, d’opposer Descartes à Spinoza en disant que le premier suit l’ordre de la connaissance, le second l’ordre de l’être. Sans doute découle-t-il de la définition de la méthode synthétique qu’elle coïncide avec l’être. Mais cette conséquence a peu d’importance. Le seul problème est de savoir si la méthode synthétique est capable, d’abord et par elle-même, de nous faire connaître les principes qu’elle suppose. Peut-elle, en vérité, nous faire connaître ce qui est ? Le seul problème est donc : Quelle est la vraie méthode du point de vue de la connaissance12 ? Alors l’anti-cartésianisme de Spinoza se manifeste pleinement : selon Spinoza, la méthode synthétique est la seule méthode d’invention véritable, la seule méthode qui vaille dans l’ordre de la connaissance13. Or, une telle position n’est tenable que si Spinoza estime avoir les moyens, non seulement de retourner les objections de Descartes, mais aussi de surmonter les difficultés de l’aristotélisme. Précisément, quand il présente ce qu’il appelle le troisième « mode de perception » dans le Traité de la réforme, il groupe sous ce mode ou dans ce genre imparfait deux procédés très divers, dont il dénonce également l’insuffisance14. Le premier consiste à inférer une cause à partir d’un effet clairement perçu : on reconnaît ici la méthode analytique de Descartes et son processus d’implication. Mais le second consiste à « tirer une conclusion d’un universel qui est toujours accompagné d’une certaine propriété » : on reconnaît la méthode synthétique d’Aristote, son processus déductif à partir du moyen-terme conçu comme caractère spécifique. Si Spinoza, non sans ironie, peut ainsi réunir Descartes et Aristote, c’est parce qu’il revient au même, à peu près, d’abstraire un universel à partir d’une connaissance confuse de l’effet, ou d’inférer une cause à partir d’une connaissance claire de l’effet. Aucun de ces procédés ne mène à l’adéquat. La méthode analytique de Descartes est insuffisante, mais Aristote n’a pas su davantage concevoir la suffisance de la méthode synthétique.

Ce qui manque aux Anciens, dit Spinoza, c’est de concevoir l’âme comme une espèce d’automate spirituel, c’est-à-dire la pensée comme déterminée par ses propres lois15. C’est donc le parallélisme qui donne à Spinoza le moyen de dépasser les difficultés de l’aristotélisme. La cause formelle d’une idée n’est jamais un universel abstrait. Les universaux, genres ou espèces, renvoient bien à une puissance d’imaginer, mais cette puissance diminue au fur et à mesure que nous comprenons plus de choses. La cause formelle de l’idée vraie, c’est notre puissance de comprendre ; et plus nous comprenons de choses, moins nous formons ces fictions de genres et d’espèces16. Si Aristote identifie la cause formelle avec l’universel spécifique, c’est parce qu’il en reste au plus bas degré de la puissance de penser, sans découvrir les lois qui permettent à celle-ci d’aller d’un être réel à un autre réel « sans passer par les choses abstraites ». D’autre part, la cause matérielle d’une idée n’est pas une perception sensible confuse : une idée de chose particulière trouve toujours sa cause dans une autre idée de chose particulière déterminée à la produire.

Face au modèle aristotélicien, Descartes ne pouvait saisir les possibilités de la méthode synthétique. Il est vrai que celle-ci, sous un de ses aspects, ne nous fait pas connaître quelque chose ; mais on aurait tort d’en conclure qu’elle a seulement un rôle d’exposition. Sous son premier aspect, la méthode synthétique est réflexive, c’est-à-dire nous fait connaître notre puissance de comprendre. Il est vrai aussi que la méthode synthétique forge ou feint une cause en fonction d’un effet ; mais loin d’y voir une contradiction, nous devons reconnaître ici le minimum de régression qui nous permet, le plus vite possible, d’atteindre à l’idée de Dieu comme à la source de toutes les autres idées. Sous ce second aspect, la méthode est constructive ou génétique. Enfin, les idées qui découlent de l’idée de Dieu sont des idées d’êtres réels : leur production est en même temps la déduction du réel, la forme et la matière du vrai s’identifient dans l’enchaînement des idées. La méthode, sous ce troisième aspect, est déductive. Réflexion, genèse et déduction, ces trois moments constituent tous ensemble la méthode synthétique. C’est sur eux que Spinoza compte, à la fois pour dépasser le cartésianisme et pour pallier les insuffisances de l’aristotélisme.

 

Considérons maintenant la théorie de l’être : nous voyons que l’opposition de Spinoza à Descartes se déplace, mais ne cesse pas d’être radicale. Aussi bien serait-il étonnant que la méthode analytique et la méthode synthétique impliquent une même conception de l’être. L’ontologie de Spinoza est dominée par les notions de cause de soi, en soi et par soi. Ces termes étaient présents chez Descartes lui-même ; mais les difficultés qu’il rencontrait dans leur emploi doivent nous renseigner sur les incompatibilités du cartésianisme et du spinozisme.

Contre Descartes, Caterus et Arnauld objectaient déjà : « par soi » se dit négativement et ne signifie que l’absence de cause17. Même en admettant avec Arnauld que, si Dieu n’a pas de cause, c’est en raison de la pleine positivité de son essence et non pas en fonction de l’imperfection de notre entendement, on n’en conclura pas qu’il est par soi « positivement comme par une cause », c’est-à-dire, qu’il est cause de soi. Descartes, il est vrai, estime que cette polémique est surtout verbale. Il demande seulement qu’on lui accorde la pleine positivité de l’essence de Dieu : dès lors, on reconnaîtra que cette essence joue un rôle analogue à celui d’une cause. Il y a une raison positive pour laquelle Dieu n’a pas de cause, donc une cause formelle par laquelle il n’a pas de cause efficiente. Descartes précise sa thèse dans les termes suivants : Dieu est cause de soi, mais en un autre sens qu’une cause efficiente est cause de son effet ; il est cause de soi au sens où son essence est cause formelle ; et son essence est dite cause formelle, non pas directement, mais par analogie, dans la mesure où elle joue par rapport à l’existence un rôle analogue à celui d’une cause efficiente par rapport à son effet18.

Cette théorie repose sur trois notions intimement liées : l’équivocité (Dieu est cause de soi, mais en un autre sens qu’il n’est cause efficiente des choses qu’il crée ; dès lors, l’être ne se dit pas au même sens de tout ce qui est, substance divine et substances créées, substances et modes, etc.) ; l’éminence (Dieu contient donc toute la réalité, mais éminemment, sous une autre forme que celle des choses qu’il crée) ; l’analogie (Dieu comme cause de soi n’est donc pas atteint en lui-même, mais par analogie : c’est par analogie avec la cause efficiente que Dieu peut être dit cause de soi, ou par soi « comme » par une cause). Ces thèses sont moins formulées explicitement par Descartes qu’elles ne sont reçues et acceptées comme un héritage scolastique et thomiste. Mais, pour n’être jamais discutées, elles n’en ont pas moins une importance essentielle, partout présentes chez Descartes, indispensables à sa théorie de l’être, de Dieu et des créatures. Sa métaphysique ne trouve pas son sens en elles ; mais, sans elles elle perdrait beaucoup de son sens. C’est pourquoi les Cartésiens présentent si volontiers une théorie de l’analogie : plus qu’ils ne tentent de réconcilier l’œuvre du maître et le thomisme, ils développent alors une pièce essentielle du cartésianisme qui restait implicite chez Descartes lui-même.

Il est toujours possible d’imaginer, entre Descartes et Spinoza, des filiations fantaisistes. Par exemple, dans une définition cartésienne de la substance (« ce qui n’a besoin que de soi-même pour exister »), on prétend découvrir une tentation moniste et même panthéiste. C’est négliger le rôle implicite de l’analogie dans la philosophie de Descartes, qui suffit à la prémunir contre toute tentation de ce genre : comme chez saint Thomas, l’acte d’exister sera par rapport aux substances créées quelque chose d’analogue à ce qu’il est par rapport à la substance divine19. Et il semble bien que la méthode analytique débouche naturellement dans une conception analogique de l’être ; son procédé lui-même conduit spontanément à la position d’un être analogue. On ne s’étonnera donc pas que le cartésianisme retrouve à sa manière une difficulté déjà présente dans le thomisme le plus orthodoxe : malgré ses ambitions, l’analogie n’arrive pas à se dégager de l’équivocité dont elle part, de l’éminence à laquelle elle arrive.

Selon Spinoza, Dieu n’est pas cause de soi en un autre sens que cause de toutes choses. Au contraire, il est cause de toutes choses au même sens que cause de soi20. Descartes en dit trop ou n’en dit pas assez : trop pour Arnauld, mais pas assez pour Spinoza. Car il n’est pas possible d’employer « par soi » positivement, tout en usant de « cause de soi » par simple analogie. Descartes reconnaît que, si l’essence de Dieu est cause de son existence, c’est au sens de cause formelle, non pas de cause efficiente. La cause formelle, précisément, est l’essence immanente, coexistante à son effet, inséparable de son effet. Encore faut-il une raison positive pour laquelle l’existence de Dieu n’a pas de cause efficiente et ne fait qu’un avec l’essence. Or, cette raison, Descartes la trouve dans une simple propriété : l’immensité de Dieu, sa surabondance ou son infinité. Mais une telle propriété ne peut jouer que le rôle d’une règle de proportionnalité dans un jugement analogique. Parce que cette propriété ne désigne rien de la nature de Dieu, Descartes en reste à une détermination indirecte de la cause de soi : celle-ci se dit en un autre sens que la cause efficiente, mais aussi se dit par analogie avec elle. Ce qui manque chez Descartes, c’est donc une raison sous laquelle la cause de soi puisse être atteinte en elle-même et directement fondée dans le concept ou dans la nature de Dieu. C’est cette raison que Spinoza découvre quand il distingue la nature divine et les propres, l’absolu et l’infini. Les attributs sont les éléments formels immanents qui constituent la nature absolue de Dieu. Ces attributs ne constituent pas l’essence de Dieu sans en constituer l’existence ; ils n’expriment pas l’essence sans exprimer l’existence qui en découle nécessairement ; c’est pourquoi l’existence ne fait qu’un avec l’essence21. Ainsi les attributs constituent la raison formelle qui fait de la substance en elle-même une cause de soi, directement, non plus par analogie.

La cause de soi est d’abord atteinte en elle-même ; c’est à cette condition que « en soi » et « par soi » prennent une signification parfaitement positive. En découle la conséquence suivante : La cause de soi ne se dit plus en un autre sens que la cause efficiente, c’est la cause efficiente au contraire qui se dit au même sens que la cause de soi. Dieu produit donc comme il existe : d’une part il produit nécessairement, d’autre part il produit nécessairement dans ces mêmes attributs qui constituent son essence. On retrouve ici les deux aspects de l’univocité spinoziste, l’univocité de la cause et l’univocité des attributs. Depuis le commencement de nos analyses, il nous a semblé que le spinozisme n’était pas séparable du combat qu’il menait contre la théologie négative, mais aussi contre toute méthode procédant par équivocité, éminence et analogie. Non seulement Spinoza dénonce l’introduction du négatif dans l’être, mais toutes les fausses conceptions de l’affirmation dans lesquelles le négatif survit. Ce sont ces survivances que Spinoza retrouve et combat, chez Descartes et chez les Cartésiens. Le concept spinoziste d’immanence n’a pas d’autre sens : il exprime la double univocité de la cause et des attributs, c’est-à-dire l’unité de la cause efficiente avec la cause formelle, l’identité de l’attribut tel qu’il constitue l’essence de la substance et tel qu’il est impliqué par les essences de créatures.

On ne croira pas qu’en réduisant ainsi les créatures à des modifications ou à des modes Spinoza leur retire toute essence propre ou toute puissance. L’univocité de la cause ne signifie pas que la cause de soi et la cause efficiente aient un seul et même sens, mais que toutes deux se disent au même sens de ce qui est cause. L’univocité des attributs ne signifie pas que la substance et les modes aient le même être ou la même perfection : la substance est en soi, les modifications sont dans la substance comme dans autre chose. Ce qui est en autre chose et ce qui est en soi ne se disent pas au même sens, mais l’être se dit formellement au même sens de ce qui est en soi et de ce qui est en autre chose : les mêmes attributs, pris au même sens, constituent l’essence de l’un et sont impliqués par l’essence de l’autre. Bien plus, cet être commun n’est pas chez Spinoza, comme chez Duns Scot, un Être neutralisé, indifférent au fini et à l’infini, à l’in-se et à l’in-alio. Au contraire, c’est l’Être qualifié de la substance, dans lequel la substance reste en soi, mais aussi dans lequel les modes restent comme dans autre chose. L’immanence est donc la nouvelle figure que prend la théorie de l’univocité chez Spinoza. La méthode synthétique conduit naturellement à la position de cet être commun ou de cette cause immanente.

Dans la philosophie de Descartes, certains axiomes reviennent constamment. Le principal est que le néant n’a pas de propriétés. Il en découle, du point de vue de la quantité, que toute propriété est propriété d’un être : donc, tout est être ou propriété, substance ou mode. Et aussi, du point de vue de la qualité, toute réalité est perfection. Du point de vue de la causalité, il doit y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans l’effet ; sinon quelque chose serait produit par le néant. Enfin, du point de vue de la modalité, il ne peut y avoir d’accident à proprement parler, l’accident étant une propriété qui n’impliquerait pas nécessairement l’être auquel on le rapporte. De tous ces axiomes, il appartient à Spinoza de donner une interprétation nouvelle, conforme à la théorie de l’immanence et aux exigences de la méthode synthétique. Et il semble bien à Spinoza que Descartes n’a pas saisi le sens et les conséquences de la proposition : Le néant n’a pas de propriétés. D’une part, toute pluralité de substances devient impossible : il n’y a ni substances inégales et limitées, ni substances illimitées égales, car « elles devraient tirer quelque chose du néant22 ». D’autre part, on ne se contentera pas de dire que toute réalité est perfection. On doit reconnaître aussi que tout dans la nature d’une chose est réalité, c’est-à-dire perfection ; « dire à ce sujet que la nature d’une chose exigeait (la limitation) et par suite ne pouvait être autrement, c’est ne rien dire, car la nature d’une chose ne peut rien exiger tant qu’elle n’est pas23. » On évitera donc de croire qu’une substance subisse une limitation de nature en vertu de sa propre possibilité.

Pas plus qu’il n’y a de possibilité d’une substance en fonction de son attribut, il n’y a de contingence des modes par rapport à la substance. Il ne suffit pas de montrer, avec Descartes, que les accidents ne sont pas réels. Les modes d’une substance restent accidentels chez Descartes, parce qu’ils ont besoin d’une causalité externe qui, en quelque manière, les « mette » dans cette substance elle-même. Mais, en vérité, l’opposition du mode et de l’accident montre déjà que la nécessité est la seule affection de l’être, sa seule modalité : Dieu est cause de toutes choses au même sens que cause de soi ; donc tout est nécessaire, par son essence ou par sa cause. Enfin, il est vrai que la cause est plus parfaite que l’effet, la substance plus parfaite que les modes ; mais, bien qu’elle ait plus de réalité, jamais la cause ne contient la réalité de son effet sous une autre forme ni d’une autre manière que celle dont dépend l’effet lui-même. Avec Descartes, on passe de la supériorité de la cause à la supériorité de certaines formes d’être sur d’autres, donc à l’équivocité ou à l’analogie du réel (puisque Dieu contient la réalité sous une forme supérieure à celle qui se trouve impliquée dans les créatures). C’est ce passage qui fonde le concept d’éminence ; mais ce passage est radicalement illégitime. Contre Descartes, Spinoza pose l’égalité de toutes les formes d’être, et l’univocité du réel qui découle de cette égalité. De tous les points de vue, la philosophie de l’immanence apparaît comme la théorie de l’Être-un, de l’Être-égal, de l’Être univoque et commun. Elle cherche les conditions d’une affirmation véritable, dénonçant tous les traitements qui retirent à l’être sa pleine positivité, c’est-à-dire sa communauté formelle.


1.  DESCARTES, Réponses aux secondes objections, AT, IX, p. 121. Ce texte, qui n’existe que dans la traduction française de Clerselier, suscite de grandes difficultés : F. Alquié les souligne dans son édition de Descartes (Garnier, t. II, p. 582). Nous demandons toutefois, dans les pages suivantes, si le texte ne peut pas être interprété à la lettre.

2 DESCARTES, Regulae, Règle 12 (AT, X, p. 421). Constamment chez Descartes, une connaissance claire et distincte implique, en tant que telle, une perception confuse de la cause ou du principe. Laporte donne toutes sortes d’exemples, dans Le Rationalisme de Descartes (P.U.F. 1945, pp. 98-99). Quand Descartes dit : « J’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini que du fini » (Méd. III), il faut entendre que l’idée de Dieu est impliquée par celle du moi, mais confusément ou implicitement ; un peu comme 4 et 3 sont impliqués dans 7.

3 Par exemple, Méditation III, AT, IX, p. 41 : « ... je reconnais qu’il ne serait pas possible que ma nature fût telle qu’elle est, c’est-à-dire que j’eusse en moi l’idée d’un Dieu, si Dieu n’existait pas véritablement. »

4 TRE, 19 (§ III) et 21 (et notes correspondantes). Tous ces textes décrivent une partie de ce que Spinoza appelle le troisième « mode de perception ». Il ne s’agit pas d’un procédé d’induction : l’induction appartient au deuxième mode, et se trouve décrite et critiquée en TRE, 20. Ici au contraire, il s’agit d’un procédé d’inférence ou d’implication de type cartésien.

5 TRE, 85.

6 Cf. ARISTOTE, Seconds Analytiques, I, 2, 71 b, 30.

7 TRE, 92.

8 DESCARTES, Réponses aux secondes objections, AT, IV, p. 122 (là encore, ce texte est de la traduction Clerselier).

9 Ibid.

10 Cf. ARISTOTE, Seconds Analytiques, I, 32, 88 b, 25-30.

11 DESCARTES, Réponses aux secondes objections, AT, IX, p. 122 : « La synthèse au contraire, par une voie tout autre, et comme en examinant les causes par leurs effets (bien que la preuve qu’elle contient soit souvent aussi des effets par les causes)... »

12 F. Alquié, dans une intervention orale au sujet de Descartes, met bien ce point en lumière : « Je ne vois nulle part que l’ordre synthétique soit l’ordre de la chose... La chose est vraiment l’unité ; c’est l’être, c’est l’unité confuse ; c’est moi qui mets un ordre lorsque je connais. Et ce qu’il faut établir, c’est que l’ordre de ma connaissance, et qui est toujours un ordre de connaissance, qu’il soit synthétique ou analytique, est vrai ». (Descartes, Cahiers de Royaumont, éd. de Minuit, 1957, p. 125.)

13 TRE, 94 : « La voie correcte de l’invention consiste à former les pensées en partant de quelque définition donnée. »

14 TRE, 19, § III.

15 TRE, 85.

16 TRE, 58 : « L’esprit possède une puissance d’autant plus grande de former des fictions qu’il comprend moins..., et plus il comprend, plus cette puissance diminue. » En effet, plus l’esprit imagine, plus sa puissance de comprendre reste enveloppée, donc moins il comprend effectivement.

17 Cf. Premières objections, AT, IX, p. 76 ; Quatrièmes objections, AT, IX, pp. 162-166.

18 DESCARTES, Réponses aux premières objections, AT, IX, pp. 87-88 : Ceux qui ne s’attachent « qu’à la propre et étroite signification d’efficient », « ne remarquent ici aucun autre genre de cause qui ait rapport et analogie avec la cause efficiente ». Ils ne remarquent pas que « il nous est tout-à-fait loisible de penser que (Dieu) fait en quelque façon la même chose à l’égard de soi-même que la cause efficiente à l’égard de son effet. » Réponses aux quatrièmes objections, AT, IX, pp. 182-188 (« toutes ces manières de parler qui ont rapport et analogie avec la cause efficiente... »)

19 DESCARTES, Principes, I, 51 (« Ce que c’est que la substance ; et que c’est un nom qu’on ne peut attribuer à Dieu et aux créatures en même sens »).

20 É, I, 25, sc. Il est curieux que P. Lachièze-Rey, citant ce texte de Spinoza, en inverse l’ordre. Il fait comme si Spinoza avait dit que Dieu était cause de soi au sens où il était cause des choses. Dans la citation ainsi déformée, il n’y a pas un simple lapsus, mais la survivance d’une perspective « analogique », invoquant d’abord la causabilité efficiente. (Cf. Les Origines cartésiennes du Dieu de Spinoza, pp. 33-34).

21 É, I, 20, dém.

22 CT, I, ch. 2, 2, note 2.

23 CT, I. ch. 2, 5, note 3.