On retrouve chez Spinoza l’identité classique de l’attribut et de la qualité. Les attributs sont des qualités éternelles et infinies : c’est en ce sens qu’ils sont indivisibles. L’étendue est indivisible, en tant que qualité substantielle ou attribut. Chaque attribut est indivisible en tant que qualité. Mais aussi chaque attribut-qualité a une quantité infinie, qui, elle, est divisible sous certaines conditions. Cette quantité infinie d’un attribut forme une matière, mais une matière seulement modale. Un attribut se divise donc modalement, non pas réellement. Il a des parties qui se distinguent modalement : des parties modales, non pas réelles ou substantielles. Ceci est valable pour l’étendue comme pour les autres attributs : « N’y a-t-il pas des parties dans l’étendue avant qu’il y ait des modes ? En aucune façon, dis-je1. »
Mais il apparaît dans l’Éthique que le mot « partie » doit être compris de deux façons. Tantôt il s’agit de parties de puissance, c’est-à-dire de parties intrinsèques ou intensives, véritables degrés, degrés de puissance ou d’intensité. Ainsi les essences de modes se définissent comme des degrés de puissance (Spinoza retrouve une longue tradition scolastique, selon laquelle modus intrinsecus = gradus = intensio)2. Mais, tantôt aussi, il s’agit de parties extrinsèques ou extensives, extérieures les unes aux autres, agissant du dehors les unes sur les autres. C’est ainsi que les corps les plus simples sont les ultimes divisions modales extensives de l’étendue. (On évitera de croire que l’extension soit un privilège de l’étendue : les modes de l’étendue se définissent essentiellement par des degrés de puissance, et inversement un attribut comme la pensée a lui-même des parties modales extensives, des idées qui correspondent aux corps les plus simples3.)
Tout se passe donc comme si chaque attribut était affecté de deux quantités elles-mêmes infinies, mais divisibles sous certaines conditions, chacune à sa manière : une quantité intensive, qui se divise en parties intensives ou en degrés ; une quantité extensive, qui se divise en parties extensives. On ne s’étonnera donc pas que, outre l’infini qualitatif des attributs qui se rapportent à la substance, Spinoza fasse allusion à deux infinis quantitatifs proprement modaux. Il écrit, dans la lettre à Meyer : « Certaines choses sont (infinies) par la vertu de la cause dont elles dépendent, et toutefois, quand on les conçoit abstraitement, elles peuvent être divisées en parties et être considérées comme finies ; certaines autres enfin peuvent être dites infinies ou, si vous préférez, indéfinies, parce qu’elles ne peuvent être égalées par aucun nombre, bien qu’on puisse les concevoir comme plus grandes ou plus petites4. » Mais alors beaucoup de problèmes se posent : En quoi consistent ces deux infinis ? Comment et sous quelles conditions se laissent-ils diviser en parties ? Quels sont leurs rapports, et quels sont les rapports de leurs parties respectives ?
Qu’est-ce que Spinoza appelle une essence de mode, essence particulière ou singulière ? Sa thèse se résume ainsi : les essences de modes ne sont ni des possibilités logiques, ni des structures mathématiques, ni des entités métaphysiques, mais des réalités physiques, des res physicae. Spinoza veut dire que l’essence, en tant qu’essence, a une existence. Une essence de mode a une existence qui ne se confond pas avec l’existence du mode correspondant. Une essence de mode existe, elle est réelle et actuelle, même si n’existe pas actuellement le mode dont elle est l’essence. D’où la conception que Spinoza se fait du mode non-existant : celui-ci n’est jamais quelque chose de possible, mais un objet dont l’idée est nécessairement comprise dans l’idée de Dieu, comme son essence est nécessairement contenue dans un attribut5. L’idée d’un mode inexistant est donc le corrélat objectif nécessaire d’une essence de mode. Toute essence est essence de quelque chose ; une essence de mode est l’essence de quelque chose qui doit être conçu dans l’entendement infini. De l’essence elle-même, on ne dira pas qu’elle est un possible ; on ne dira pas davantage que le mode non-existant tende, en vertu de son essence, à passer à l’existence. Sur ces deux points, l’opposition est radicale entre Spinoza et Leibniz : chez Leibniz, l’essence ou la notion individuelle est une possibilité logique, et ne se sépare pas d’une certaine réalité métaphysique, c’est-à-dire d’une « exigence d’existence », d’une tendance à l’existence6. Il n’en est pas ainsi chez Spinoza : l’essence n’est pas une possibilité, mais possède une existence réelle qui lui revient en propre ; le mode non-existant ne manque de rien et n’exige rien, mais est conçu dans l’entendement de Dieu comme le corrélat de l’essence réelle. Ni réalité métaphysique ni possibilité logique, l’essence de mode est pure réalité physique.
C’est pourquoi les essences de modes n’ont pas moins une cause efficiente que les modes existants. « Dieu n’est pas seulement cause efficiente de l’existence des choses, mais encore de leur essence7. » Lorsque Spinoza montre que l’essence d’un mode n’enveloppe pas l’existence, certes il veut dire d’abord que l’essence n’est pas cause de l’existence du mode. Mais il veut dire aussi que l’essence n’est pas cause de sa propre existence8.
Non pas qu’il y ait une distinction réelle entre l’essence et sa propre existence ; la distinction de l’essence et de l’existence est suffisamment fondée dès qu’on accorde que l’essence a une cause elle-même distincte. Alors, en effet, l’essence existe nécessairement, mais elle existe en vertu de sa cause (et non par soi). On reconnaît ici le principe d’une thèse célèbre de Duns Scot et, plus lointainement, d’Avicenne : l’existence accompagne nécessairement l’essence, mais en vertu de la cause de celle-ci ; elle n’est donc pas incluse ou enveloppée dans l’essence ; elle s’y ajoute. Elle ne s’y ajoute pas comme un acte réellement distinct, mais seulement comme une sorte de détermination ultime qui résulte de la cause de l’essence9. En un mot, l’essence a toujours l’existence qu’elle mérite en vertu de sa cause. C’est pourquoi, chez Spinoza, s’unissent les deux propositions suivantes : Les essences ont une existence ou réalité physique ; Dieu est cause efficiente des essences. L’existence de l’essence ne fait qu’un avec l’être-causé de l’essence. Donc on ne confondra pas la théorie spinoziste avec une théorie cartésienne en apparence analogue : lorsque Descartes dit que Dieu produit même les essences, il veut dire que Dieu n’est assujetti à aucune loi, qu’il crée tout, même le possible. Spinoza veut dire au contraire que les essences ne sont pas des possibles, mais qu’elles ont une existence pleinement actuelle qui leur revient en vertu de leur cause. Les essences de modes ne peuvent être assimilées à des possibles que dans la mesure où nous les considérons abstraitement, c’est-à-dire où nous les séparons de la cause qui les pose comme des choses réelles ou existantes.
Si toutes les essences conviennent, c’est précisément parce qu’elles ne sont pas causes les unes des autres, mais, toutes ont Dieu pour cause. Quand nous les considérons concrètement, les rapportant à la cause dont elles dépendent, nous les posons toutes ensemble, coexistantes et convenantes10. Toutes les essences conviennent par l’existence ou réalité qui résulte de leur cause. Une essence ne peut être séparée des autres qu’abstraitement, quand on la considère indépendamment du principe de production qui les comprend toutes. C’est pourquoi les essences forment un système total, un ensemble actuellement infini. De cet ensemble on dira, comme dans la Lettre à Meyer, qu’il est infini par sa cause. Nous devons donc demander : Comment les essences de modes se distinguent-elles, elles qui sont inséparables les unes des autres ? Comment sont-elles singulières, alors qu’elles forment un ensemble infini ? Ce qui revient à demander : En quoi consiste la réalité physique des essences en tant que telles ? On sait que ce problème, à la fois de l’individualité et de la réalité, soulève beaucoup de difficultés dans le spinozisme.
Il ne semble pas que Spinoza ait eu dès le début une solution claire, ni même une claire position du problème. Deux textes célèbres du Court Traité soutiennent que, tant que les modes eux-mêmes n’existent pas, leurs essences ne se distinguent pas de l’attribut qui les contient, pas davantage ne se distinguent les unes des autres ; qu’elles n’ont donc en elles-mêmes aucun principe d’individualité11. L’individuation se ferait seulement par l’existence du mode, non par son essence. (Pourtant le Court Traité a déjà besoin de l’hypothèse d’essences de modes singulières en elles-mêmes, et utilise pleinement cette hypothèse.)
Mais peut-être les deux textes du Court Traité sont-ils ambigus, plutôt qu’ils n’excluent radicalement toute singularité et toute distinction des essences en tant que telles. Car le premier texte semble dire ceci : Tant qu’un mode n’existe pas, son essence existe seulement comme contenue dans l’attribut ; or l’idée de l’essence ne peut pas avoir elle-même une distinction qui ne serait pas dans la nature ; elle ne peut donc pas représenter le mode non-existant comme s’il se distinguait de l’attribut et des autres modes. De même le second texte : Tant qu’un mode n’existe pas, l’idée de son essence ne peut pas envelopper une existence distincte ; tant que la muraille est toute blanche, on ne peut rien appréhender qui se distingue d’elle ou qui se distingue en elle. (Même dans l’Éthique, cette thèse n’est pas abandonnée : tant qu’un mode n’existe pas, son essence est contenue dans l’attribut, son idée est comprise dans l’idée de Dieu ; cette idée ne peut donc pas envelopper une existence distincte, ni se distinguer des autres idées)12.
En tout ceci, « se distinguer » s’oppose brutalement à « être contenu ». Étant seulement contenues dans l’attribut, les essences de modes ne s’en distinguent pas. La distinction est donc prise au sens de distinction extrinsèque. L’argumentation est la suivante. Les essences de modes sont contenues dans l’attribut ; tant qu’un mode n’existe pas, aucune distinction extrinsèque n’est possible entre son essence et l’attribut, ni entre son essence et les autres essences ; donc aucune idée ne peut représenter ou appréhender les essences de modes comme des parties extrinsèques de l’attribut, ni comme des parties extérieures les unes aux autres. Cette thèse peut paraître étrange, puisqu’elle suppose inversement que la distinction extrinsèque ne répugne pas aux modes existants, et même est exigée par eux. Nous remettons à plus tard l’analyse de ce point. Remarquons seulement que le mode existant a une durée ; et pour autant qu’il dure, il cesse d’être simplement contenu dans l’attribut, comme son idée cesse d’être simplement comprise dans l’idée de Dieu13. C’est par la durée (et aussi, dans le cas des modes de l’étendue, par la figure et par le lieu) que les modes existants ont une individuation proprement extrinsèque.
Tant que la muraille est blanche, aucune figure ne se distingue d’elle ni en elle. C’est-à-dire : dans cet état, la qualité n’est pas affectée par quelque chose qui se distinguerait d’elle extrinsèquement. Mais la question subsiste de savoir s’il n’y a pas un autre type de distinction modale, comme un principe intrinsèque d’individuation. Bien plus, tout laisse penser qu’une individuation par l’existence du mode est insuffisante. Nous ne pouvons distinguer les choses existantes que dans la mesure où leurs essences sont supposées distinctes ; de même, toute distinction extrinsèque semble bien supposer une distinction intrinsèque préalable. Il est donc probable qu’une essence de mode est singulière en elle-même, même quand le mode correspondant n’existe pas. Mais comment ? Revenons à Duns Scot : la blancheur, dit-il, a des intensités variables ; celles-ci ne s’ajoutent pas à la blancheur comme une chose à une autre chose, comme une figure s’ajoute à la muraille sur laquelle on la trace ; les degrés d’intensité sont des déterminations intrinsèques, des modes intrinsèques de la blancheur, qui reste univoquement la même sous quelque modalité qu’on la considère14.
Il semble bien qu’il en soit ainsi chez Spinoza : les essences de modes sont des modes intrinsèques ou des quantités intensives. L’attribut-qualité reste univoquement ce qu’il est, contenant tous les degrés qui l’affectent sans en modifier la raison formelle ; les essences de modes se distinguent donc de l’attribut comme l’intensité de la qualité, et se distinguent entre elles comme les divers degrés d’intensité. Nous pouvons penser que, sans développer explicitement cette théorie, Spinoza s’oriente vers l’idée d’une distinction ou d’une singularité propre aux essences de modes en tant que telles. La différence des êtres (essences de modes) est à la fois intrinsèque et purement quantitative ; car la quantité dont il s’agit ici, c’est la quantité intensive. Seule une distinction quantitative des êtres se concilie avec l’identité qualitative de l’absolu. Mais cette distinction quantitative n’est pas une apparence, c’est une différence interne, une différence d’intensité. Si bien que chaque être fini doit être dit exprimer l’absolu, suivant la quantité intensive qui en constitue l’essence, c’est-à-dire suivant son degré de puissance15. L’individuation chez Spinoza n’est ni qualitative ni extrinsèque, elle est quantitative-intrinsèque, intensive. En ce sens, il y a bien une distinction des essences de modes, à la fois par rapport aux attributs qui les contiennent et les unes par rapport aux autres. Les essences de modes ne se distinguent pas de manière extrinsèque, étant contenues dans l’attribut ; elles n’en ont pas moins un type de distinction ou de singularité qui leur est propre, dans l’attribut qui les contient.
La quantité intensive est une quantité infinie, le système des essences est une série actuellement infinie. Il s’agit d’un infini « par la cause ». C’est en ce sens que l’attribut contient, c’est-à-dire complique toutes les essences de modes ; il les contient comme la série infinie des degrés qui correspondent à sa quantité intensive. Or on voit bien que cet infini, en un sens, n’est pas divisible : on ne peut pas le diviser en parties extensives ou extrinsèques, sauf par abstraction. (Mais par abstraction, nous séparons les essences de leur cause et de l’attribut qui les contient, nous les considérons comme de simples possibilités logiques, nous leur retirons toute réalité physique). En vérité, les essences de modes sont donc inséparables, elles se définissent par leur convenance totale. Mais elles n’en sont pas moins singulières ou particulières, et distinctes les unes des autres par une distinction intrinsèque. Dans leur système concret, toutes les essences sont comprises dans la production de chacune : non seulement les essences de degré inférieur, mais aussi de degré supérieur, puisque la série est actuellement infinie. Pourtant, dans ce système concret, chaque essence est produite comme un degré irréductible, nécessairement appréhendé comme unité singulière. Tel est le système de la « complication » des essences.
Les essences de modes sont bien les parties d’une série infinie. Mais en un sens très spécial : parties intensives ou intrinsèques. On évitera de donner des essences particulières spinozistes une interprétation leibnizienne. Les essences particulières ne sont pas des microcosmes. Elles ne sont pas toutes contenues dans chacune, mais toutes sont contenues dans la production de chacune. Une essence de mode est une pars intensiva, non pas une pars totalis16. Comme telle, elle a un pouvoir expressif, mais ce pouvoir expressif doit être compris d’une manière très différente de celle de Leibniz. Car le statut des essences de modes renvoie à un problème proprement spinoziste, dans la perspective d’une substance absolument infinie. Ce problème est celui du passage de l’infini au fini. La substance est comme l’identité ontologique absolue de toutes les qualités, la puissance absolument infinie, puissance d’exister sous toutes les formes et de penser toutes les formes ; les attributs sont les formes ou qualités infinies, comme telles indivisibles. Le fini n’est donc ni substantiel ni qualitatif. Mais il n’est pas davantage apparence : il est modal, c’est-à-dire quantitatif. Chaque qualité substantielle a une quantité modale-intensive, elle-même infinie, qui se divise actuellement en une infinité de modes intrinsèques. Ces modes intrinsèques, contenus tous ensemble dans l’attribut, sont les parties intensives de l’attribut lui-même. Par-là même, ils sont les parties de la puissance de Dieu, sous l’attribut qui les contient. C’est en ce sens, déjà, que nous avions vu que les modes d’un attribut divin participaient nécessairement à la puissance de Dieu : leur essence même est une partie de la puissance de Dieu, c’est-à-dire un degré de puissance ou partie intensive. Là encore, la réduction des créatures à l’état de modes apparaît comme la condition sous laquelle leur essence est puissance, c’est-à-dire partie irréductible de la puissance de Dieu. Ainsi les modes dans leur essence sont expressifs : ils expriment l’essence de Dieu, chacun selon le degré de puissance qui constitue son essence. L’individuation du fini chez Spinoza ne va pas du genre ou de l’espèce à l’individu, du général au particulier ; elle va de la qualité infinie à la quantité correspondante, qui se divise en parties irréductibles, intrinsèques ou intensives.
1. CT, I, ch. 2, 19, note 6.
2. Le problème de l’intensité ou du degré joue un rôle important, notamment aux XIIIe et XIVe siècles : une qualité peut-elle, sans changer de raison formelle ou d’essence, être affectée par des degrés divers ? Et ces affections appartiennent-elles à l’essence elle-même, ou seulement à l’existence ? La théorie du mode intrinsèque ou du degré est particulièrement développée dans le scotisme.
3. Cf. É, II, 15, prop. et dem.
4. Lettre 12, à Meyer (III, p. 42).
5. É, II, 8, prop. et cor. (Et I, 8, sc. 2 : nous avons des idées vraies des modifications non-existantes, parce que « leur essence est comprise en une autre chose, de telle sorte qu’elles peuvent être conçues par cette chose ».)
6. LEIBNIZ, De l’origine radicale des choses : « Il y a dans les choses possibles, c’est-à-dire dans la possibilité même ou l’essence, quelque exigence d’existence ou, pour ainsi dire, quelque prétention à l’existence, et pour le renfermer en un mot, l’essence tend d’elle-même à l’existence. »
7. É, I, 26, prop.
8. En É, I, 24, prop. et dem., Spinoza dit que « l’essence des choses produites par Dieu n’enveloppe pas l’existence ». C’est-à-dire : l’essence d’une chose n’enveloppe pas l’existence de cette chose. Mais, dans le corollaire de I, 24, il ajoute : « Soit que les choses existent, soit qu’elles n’existent pas, toutes les fois que nous portons notre attention sur leur essence, nous trouvons qu’elle n’enveloppe ni l’existence ni la durée ; par conséquent leur essence ne peut être cause ni de sa propre existence ni de sa propre durée (neque suae existentiae neque suae durationis) ». Les traducteurs, semble-t-il, font un contresens étonnant lorsqu’ils font dire à Spinoza : « Par conséquent leur essence (l’essence des choses) ne peut être cause ni de leur existence ni de leur durée. » Même si cette version était possible, ce qu’elle n’est absolument pas, on ne comprendrait plus ce que le corollaire apporte de nouveau, par rapport à la démonstration. Sans doute ce contresens est-il provoqué par l’allusion à la durée. Comment Spinoza pourrait-il parler de la « durée » de l’essence, puisque l’essence ne dure pas ? Mais, que l’essence ne dure pas, on ne le sait pas encore en I, 24. Et même quand Spinoza l’aura dit, il lui arrivera encore d’employer ce mot durée d’une manière très générale, en un sens littéralement inexact : cf. V, 20 sc. L’ensemble de I, 24, nous paraît donc s’organiser ainsi : 1o) l’essence d’une chose produite n’est pas cause de l’existence de la chose (démonstration) ; 2o) mais elle n’est pas davantage cause de sa propre existence en tant qu’essence (corollaire) ; 3o) d’où I, 25, Dieu est cause, même de l’essence des choses.
9. Dans des pages définitives, à propos d’Avicenne et de Duns Scot, É. Gilson a montré comment la distinction de l’essence et de l’existence n’était pas nécessairement une distinction réelle (cf. L’Être et l’essence, Vrin, 1948, p. 134, p. 159).
10. Sur la convenance des essences, cf. É, I, 17, sc.
11. a) CT, App. II, 1 : « Ces modes, en tant qu’ils n’existent pas réellement, sont néanmoins tous compris dans leurs attributs ; et comme il n’y a entre les attributs aucune sorte d’inégalité, non plus qu’entre les essences des modes, il ne peut y avoir dans l’Idée aucune distinction, puisqu’elle ne serait pas dans la nature. Mais si quelques-uns de ces modes revêtent leur existence particulière et se distinguent ainsi en quelque manière de leurs attributs (parce que l’existence particulière qu’ils ont dans l’attribut est alors sujet de leur essence), alors une distinction se produit entre les essences des modes, et par suite aussi entre leurs essences objectives qui sont nécessairement contenues dans l’Idée. »
b) CT, II, ch. 20, 4, note 3 : « En tant que, en désignant une chose, on conçoit l’essence sans l’existence, l’idée de l’essence ne peut être considérée comme quelque chose de particulier ; cela est possible seulement quand l’existence est donnée avec l’essence, et cela parce que, alors, existe un objet qui auparavant n’existait pas. Si par exemple la muraille est toute blanche, on ne distingue en elle ni ceci ni cela. »
12. É, II, 8, prop. et sc.
13. É, II, 8, cor. : « Lorsqu’on dit que des choses singulières existent, non seulement en tant qu’elles sont comprises dans les attributs de Dieu, mais encore en tant qu’elles sont dites durer, leurs idées aussi enveloppent l’existence par laquelle on dit qu’elles durent. » (Et II, 8, sc. : Lorsqu’on trace effectivement certains des côtés d’angles droits compris dans le cercle, « alors leurs idées existent aussi, non seulement en tant qu’elles sont comprises dans l’idée du cercle, mais encore en tant qu’elles enveloppent l’existence de ces côtés d’angles droits ; ce qui fait qu’elles se distinguent des autres idées des autres côtés d’angles droits. »
14. Cf. Duns SCOT, Opus exoniense, I, D3, q. 1 et 2, a. 4, n. 17. Le rapprochement de Spinoza avec Duns Scot ne porte ici que sur le thème des quantités intensives ou des degrés. La théorie de l’individuation, que nous exposons dans le paragraphe suivant comme celle de Spinoza, est tout à fait différente de celle de Duns Scot.
15. On trouverait chez Fichte et chez Schelling un problème analogue, de la différence quantitative et de la forme de quantitabilité dans leurs rapports avec la manifestation de l’absolu (cf. Lettre de Fichte à Schelling, octobre 1801, Fichte’s Leben II, Zweite Abth. IV, 28, p. 357).
16. On a parfois donné, des essences selon Spinoza, une interprétation exagérément leibnizienne. Ainsi HUAN, Le Dieu de Spinoza, 1914, p. 277 : les essences « embrassent chacune d’un point de vue particulier l’infinité du réel et présentent dans leur nature intime une image microscopique de l’Univers entier. »