CHAPITRE XV

LES TROIS ORDRES ET LE PROBLÈME DU MAL

Un attribut s’exprime de trois façons : il s’exprime dans sa nature absolue (mode infini immédiat), il s’exprime en tant que modifié (mode infini médiat), il s’exprime d’une manière certaine et déterminée (mode infini existant)1. Spinoza cite lui-même les deux modes infinis de l’étendue : le mouvement et le repos, la figure de l’univers entier2. Quelle en est la signification ?

Nous savons que les rapports de mouvement et de repos doivent eux-mêmes être considérés de deux façons : en tant qu’ils expriment éternellement des essences de modes ; en tant qu’ils subsument temporairement des parties extensives. Du premier point de vue, le mouvement et le repos ne comprennent pas tous les rapports sans contenir aussi toutes les essences telles qu’elles sont dans l’attribut. C’est pourquoi Spinoza, dans le Court Traité, affirme que le mouvement et le repos comprennent les essences mêmes de choses qui n’existent pas3. Plus nettement encore, il soutient que le mouvement affecte l’étendue avant qu’elle n’ait des parties modales extrinsèques. Pour admettre que le mouvement est bien dans le « tout infini », il suffit de se rappeler qu’il n’y a pas de mouvement seul, mais à la fois du mouvement et du repos4. Ce rappel est platonicien : les Néo-platoniciens insistaient souvent sur l’immanence simultanée du mouvement et du repos, sans laquelle le mouvement lui-même serait impensable dans le tout.

Du second point de vue, les divers rapports groupent des ensembles infinis variables de parties extensives. Ils déterminent alors les conditions sous lesquelles les modes passent à l’existence. Chaque rapport effectué constitue la forme d’un individu existant. Or il n’y a pas de rapport qui ne se compose dans un autre pour former, sous un troisième rapport, un individu de degré supérieur. À l’infini : si bien que l’univers tout entier est un seul individu existant, défini par la proportion totale du mouvement et du repos, comprenant tous les rapports qui se composent à l’infini, subsumant l’ensemble de tous les ensembles sous tous les rapports. Cet individu, d’après sa forme, est le « facies totius universi, qui demeure toujours le même bien qu’il change en une infinité de manières5 ».

 

Tous les rapports se composent à l’infini pour former ce facies. Mais ils se composent suivant des lois qui leur sont propres, lois contenues dans le mode infini médiat. C’est dire que les rapports ne se composent pas n’importe comment, n’importe quel rapport ne se compose pas avec n’importe quel autre. En ce sens les lois de composition nous ont paru précédemment être aussi des lois de décomposition ; et quand Spinoza dit que le facies demeure le même en changeant d’une infinité de manières, il ne fait pas seulement allusion aux compositions de rapports, mais à leurs destructions ou décompositions. Toutefois ces décompositions (pas plus que les compositions) n’affectent la vérité éternelle des rapports ; un rapport est composé, quand il commence à subsumer des parties ; il se décompose quand il cesse d’être ainsi effectué6. Décomposer, détruire signifient donc seulement : deux rapports ne se composant pas directement, les parties subsumées par l’un déterminent (conformément à une loi) les parties de l’autre à entrer sous un nouveau rapport qui, lui, se compose avec le premier.

Nous voyons que, d’une certaine manière, tout est composition dans l’ordre des rapports. Tout est composition dans la Nature. Quand le poison décompose le sang, c’est seulement d’après la loi qui détermine les parties du sang à entrer sous un nouveau rapport qui se compose avec celui du poison. La décomposition n’est que l’envers d’une composition. Mais la question se pose toujours : Pourquoi cet envers ? Pourquoi les lois de composition s’exercent-elles aussi comme des lois de destruction ? La réponse doit être : c’est parce que les corps existants ne se rencontrent pas dans l’ordre où leurs rapports se composent. Dans toute rencontre, il y a composition de rapports, mais les rapports qui se composent ne sont pas nécessairement ceux des corps qui se rencontrent. Les rapports se composent suivant des lois ; mais les corps existants, étant eux-mêmes composés de parties extensives, se rencontrent de proche en proche. Les parties d’un des corps peuvent donc être déterminées à prendre un nouveau rapport exigé par la loi en perdant celui sous lequel elles appartenaient à ce corps.

Si nous considérons l’ordre des rapports en lui-même, nous voyons que c’est un pur ordre de composition. S’il détermine aussi des destructions, c’est parce que les corps se rencontrent suivant un ordre qui n’est pas celui des rapports. D’où la complexité de la notion spinoziste « ordre de la Nature ». Dans un mode existant, nous devions distinguer trois choses : l’essence comme degré de puissance ; les rapports dans lequel elle s’exprime ; les parties extensives subsumées sous ce rapport. À chacun de ces niveaux correspond un ordre de la Nature.

En premier lieu, il y a un ordre des essences, déterminé par les degrés de puissance. Cet ordre est un ordre de convenance totale : chaque essence convient avec toutes les autres, toutes les essences étant comprises dans la production de chacune. Elles sont éternelles, et l’une ne pourrait pas périr sans que les autres ne périssent aussi. L’ordre des rapports est fort différent : c’est un ordre de composition suivant des lois. Il détermine les conditions éternelles sous lesquelles les modes passent à l’existence, et continuent d’exister tant qu’ils conservent la composition de leur rapport. Tous les rapports se composent à l’infini, mais non pas tout rapport avec tout autre. Nous devons considérer, en troisième lieu, un ordre des rencontres. C’est un ordre de convenances et de disconvenances partielles, locales et temporaires. Les corps existants se rencontrent par leurs parties extensives, de proche en proche. Il se peut que les corps qui se rencontrent aient précisément des rapports qui se composent d’après la loi (convenance) ; mais il se peut que, les deux rapports ne se composant pas, l’un des deux corps soit déterminé à détruire le rapport de l’autre (disconvenance). Cet ordre des rencontres détermine donc effectivement le moment où un mode passe à l’existence (quand les conditions fixées par la loi sont remplies), la durée pendant laquelle il existe, le moment où il meurt ou est détruit. Spinoza le définit à la fois comme « l’ordre commun de la Nature », comme l’ordre des « déterminations extrinsèques » et des « rencontres fortuites », comme l’ordre des passions7.

En effet, c’est l’ordre commun, puisque tous les modes existants y sont soumis. C’est l’ordre des passions et des déterminations extrinsèques, puisqu’il détermine à chaque instant les affections que nous éprouvons, produites par les corps extérieurs que nous rencontrons. Enfin, il est dit « fortuit » (fortuitus occursus) sans que Spinoza réintroduise ici la moindre contingence. L’ordre des rencontres, pour son compte, est parfaitement déterminé : sa nécessité est celle des parties extensives et de leur détermination externe à l’infini. Mais il est fortuit par rapport à l’ordre des rapports ; pas plus que les essences ne déterminent les lois d’après lesquelles leurs rapports se composent, les lois de composition ne déterminent elles-mêmes les corps qui se rencontrent et la manière dont ils se rencontrent. L’existence de ce troisième ordre pose toutes sortes de problèmes chez Spinoza. Car, pris dans son ensemble, il coïncide avec l’ordre des rapports. Si l’on considère l’ensemble infini des rencontres dans la durée infinie de l’univers, chaque rencontre entraîne une composition de rapports, et tous les rapports se composent avec toutes les rencontres. Mais les deux ordres ne coïncident nullement dans le détail : si nous considérons un corps ayant tel rapport précis, il rencontre nécessairement des corps dont le rapport ne se compose pas avec le sien, et finira toujours par en rencontrer un dont le rapport détruira le sien. Ainsi il n’y a pas de mort qui ne soit brutale, violente et fortuite ; mais précisément parce qu’elle est entièrement nécessaire dans cet ordre des rencontres.

 

Deux cas de « rencontres » doivent être distingués. D’après le premier cas, je rencontre un corps dont le rapport se compose avec le mien. (Cela même peut s’entendre de plusieurs façons : tantôt le corps rencontré a un rapport qui se compose naturellement avec un de mes rapports composants, et par là même contribue à maintenir mon rapport global ; tantôt les rapports de deux corps conviennent si bien dans leur ensemble qu’ils forment un troisième rapport sous lequel les deux corps se conservent et prospèrent.) Quoi qu’il en soit, le corps dont le rapport se conserve avec le mien est dit « convenir avec ma nature » : il m’est « bon », c’est-à-dire « utile8 ». Il produit en moi une affection qui, elle-même, est bonne ou convient avec ma nature. Cette affection est passive parce qu’elle s’explique par le corps extérieur ; l’idée de cette affection est une passion, un sentiment passif. Mais c’est un sentiment de joie, puisqu’il est produit par l’idée d’un objet qui nous est bon ou qui convient avec notre nature9. Or, quand Spinoza se propose de définir « formellement » cette joie-passion, il dit : elle augmente ou aide notre puissance d’agir, elle est notre puissance d’agir elle-même en tant qu’augmentée ou aidée par une cause extérieure10. (Et nous ne connaissons le bon qu’en tant que nous percevons qu’une chose nous affecte de joie11.)

Que veut dire Spinoza ? Il n’oublie certes pas que nos passions, quelles qu’elles soient, sont toujours la marque de notre impuissance : elles ne s’expliquent pas par notre essence ou puissance, mais par la puissance d’une chose extérieure ; par là elles enveloppent notre impuissance12. Toute passion nous sépare de notre puissance d’agir ; tant que notre pouvoir d’être affecté est rempli par des passions, nous sommes séparés de ce que nous pouvons. C’est pourquoi Spinoza dit : la joie-passion n’est une passion qu’en tant que « la puissance d’agir de l’homme n’est pas augmentée jusqu’au point qu’il se conçoive lui-même et ses actions de façon adéquate13. C’est-à-dire : notre puissance d’agir n’est pas encore augmentée à un point tel que nous soyons actifs. Nous sommes encore impuissants, encore séparés de notre puissance d’agir.

Mais notre impuissance est seulement la limitation de notre essence et de notre puissance d’agir elle-même. Enveloppant notre impuissance, nos sentiments passifs enveloppent un degré, si bas soit-il, de notre puissance d’agir. En effet un sentiment, quel qu’il soit, détermine notre essence ou conatus. Il nous détermine donc à désirer, c’est-à-dire à imaginer et à faire quelque chose qui découle de notre nature. Quand le sentiment qui nous affecte convient lui-même avec notre nature, notre puissance d’agir se trouve donc nécessairement augmentée ou aidée. Car cette joie s’ajoute elle-même au désir qui s’ensuit, si bien que la puissance de la chose extérieure favorise et augmente notre propre puissance14. Le conatus, étant notre effort de persévérer dans l’existence, est toujours recherche de ce qui nous est utile ou bon ; il comprend toujours un degré de notre puissance d’agir auquel il s’identifie : cette puissance augmente donc, quand le conatus est déterminé par une affection qui nous est utile ou bonne. Nous ne cessons pas d’être passifs, nous ne cessons pas d’être séparés de notre puissance d’agir, mais nous tendons à en être moins séparés, nous nous rapprochons de cette puissance. Notre joie passive est et reste une passion : elle ne « s’explique » pas par notre puissance d’agir, mais elle « enveloppe » un plus haut degré de cette puissance.

En tant que le sentiment de joie augmente la puissance d’agir, il nous détermine à désirer, à imaginer, à faire tout ce qui est notre pouvoir pour conserver cette joie même et l’objet qui nous la procure15. C’est en ce sens que l’amour s’enchaîne avec la joie, d’autres passions avec l’amour, si bien que notre pouvoir d’être affecté est entièrement rempli. Si nous supposons ainsi une ligne d’affections joyeuses, découlant les unes des autres à partir d’un premier sentiment de joie, nous voyons que notre pouvoir d’être affecté se trouve rempli de telle manière que notre puissance d’agir augmente toujours16. Mais jamais elle n’augmente suffisamment pour que nous la possédions réellement, pour que nous soyons actifs, c’est-à-dire cause adéquate des affections qui remplissent notre pouvoir d’être affecté.

Passons maintenant au second cas de rencontre. Je rencontre un corps dont le rapport ne se compose pas avec le mien. Ce corps ne convient pas avec ma nature, il est contraire à ma nature, mauvais ou nuisible. Il produit en moi une affection passive qui, elle-même, est mauvaise ou contraire à ma nature17. L’idée de cette affection est un sentiment de tristesse, cette tristesse-passion se définit par la diminution de ma puissance d’agir. Et nous ne connaissons le mauvais qu’en tant que nous percevons une chose qui nous affecte de tristesse. Toutefois, on objectera qu’il est nécessaire de distinguer plusieurs cas. Il semble que, dans une telle rencontre, tout dépende de l’essence ou de la puissance respective des corps qui se rencontrent. Si mon corps possède essentiellement un plus grand degré de puissance, c’est lui qui détruira l’autre ou décomposera le rapport de l’autre. Au contraire, s’il possède un plus petit degré. Les deux cas ne semblent pas pouvoir se ramener au même schéma.

En vérité, l’objection reste abstraite. Car, dans l’existence, nous ne pouvons pas tenir compte des degrés de puissance absolument considérés. Quand nous considérons les essences ou les degrés de puissance en eux-mêmes, nous savons qu’aucun ne peut en détruire un autre, et que tous conviennent. Au contraire, quand nous considérons les luttes et les incompatibilités entre modes existants, nous devons faire intervenir toutes sortes de facteurs concrets, qui nous empêchent de dire que le mode dont l’essence ou le degré de puissance est le plus fort gagnera certainement. En effet, les corps existants qui se rencontrent ne sont pas seulement définis par le rapport global qui leur est propre : se rencontrant parties par parties, de proche en proche, ils se rencontrent nécessairement sous certains de leurs rapports partiels ou composants. Il se peut qu’un corps moins fort que le mien soit plus fort qu’un de mes composants : il suffira à me détruire, pour peu que ce composant me soit vital.

C’est en ce sens que Spinoza rappelle que la lutte des modes, d’après leur degré de puissance, ne doit pas s’entendre de ces degrés pris en eux-mêmes : il n’y a pas de lutte entre essences comme telles18. Mais inversement, quand Spinoza montre qu’il y a toujours dans l’existence des corps plus puissants que le mien qui peuvent me détruire, il ne faut pas croire nécessairement que ces corps aient une essence dont le degré de puissance est plus grand, ou qu’ils aient une plus grande perfection. Un corps peut être détruit par un corps d’essence moins parfaite si les conditions de la rencontre (c’est-à-dire le rapport partiel sous lequel elle se fait) sont favorables à cette destruction. Pour savoir à l’avance l’issue d’une lutte, il faudrait savoir exactement sous quel rapport les deux corps se rencontrent, sous quel rapport s’affrontent les rapports incomposables. Il faudrait un savoir infini de la Nature, que nous n’avons pas. En tout cas, dans toute rencontre avec un corps qui ne convient pas avec ma nature intervient toujours un sentiment de tristesse, au moins partiel, qui vient de ce que le corps me lèse toujours dans un de mes rapports partiels. Bien plus, ce sentiment de tristesse est la seule manière dont nous savons que l’autre corps ne convient pas avec notre nature19. Que nous devions triompher ou non, cela ne change rien : nous ne le savons pas à l’avance. Nous triomphons, si nous arrivons à écarter ce sentiment de tristesse, donc à détruire le corps qui nous affecte. Nous sommes vaincus si la tristesse nous gagne de plus en plus, sous tous nos rapports composants, marquant alors la destruction de notre rapport global.

Or, comment, à partir d’un premier sentiment de tristesse, notre pouvoir d’être affecté se trouve-t-il rempli ? Non moins que la joie, la tristesse détermine le conatus ou l’essence. C’est-à-dire : de la tristesse naît un désir, qui est la haine. Ce désir s’enchaîne avec d’autres désirs, d’autres passions : antipathie, dérision, mésestime, envie, colère, etc. Mais là encore, en tant qu’elle détermine notre essence ou conatus, la tristesse enveloppe quelque chose de notre puissance d’agir. Déterminé par la tristesse, le conatus ne cesse pas d’être recherche de ce qui nous est utile ou bon : nous nous efforçons de triompher, c’est-à-dire de faire en sorte que les parties du corps qui nous affecte de tristesse prennent un nouveau rapport qui se concilie avec le nôtre. Nous sommes donc déterminés à tout faire pour écarter la tristesse et détruire l’objet qui en est cause20. Et pourtant, dans ce cas, notre puissance d’agir est dite « diminuer ». C’est que le sentiment de tristesse ne s’ajoute pas au désir qui s’ensuit : ce désir est au contraire empêché par ce sentiment, si bien que la puissance de la chose extérieure se soustrait de la nôtre21. Les affections à base de tristesse s’enchaînent donc les unes les autres et remplissent notre pouvoir d’être affecté. Mais elles le font de telle manière que notre puissance d’agir diminue de plus en plus et tend vers son plus bas degré.

Nous avons fait jusqu’à maintenant comme si deux lignes d’affections, joyeuses et tristes, correspondaient aux deux cas de rencontres, bonnes rencontres et mauvaises rencontres. Mais cette vue reste encore abstraite. Si l’on tient compte des facteurs concrets de l’existence, on voit bien que les deux lignes interfèrent constamment : les relations extrinsèques sont telles qu’un objet peut toujours être cause de tristesse ou de joie par accident22. Non seulement en vertu de ces relations, mais en vertu de la complexité des rapports qui nous composent intrinsèquement, nous pouvons à la fois aimer et haïr un même objet23. Bien plus : une ligne de joie peut toujours être interrompue par la destruction, ou même par la simple tristesse de l’objet aimé. Inversement la ligne de tristesse sera interrompue par la tristesse ou la destruction de la chose haïe : « Celui qui imagine que ce qu’il a en haine est détruit se réjouira », « Celui qui imagine ce qu’il a en haine comme affecté de tristesse se réjouira24. » Nous sommes toujours déterminés à chercher la destruction de l’objet qui nous rend tristes ; mais détruire, c’est donner aux parties de l’objet un nouveau rapport qui convient avec le nôtre ; nous éprouvons donc une joie qui augmente notre puissance d’agir. C’est ainsi que, les deux lignes interférant constamment, notre puissance d’agir ne cesse pas de varier.

Nous devons encore tenir compte d’autres facteurs concrets. Car le premier cas de rencontres, les bonnes rencontres avec des corps dont le rapport se compose directement avec le nôtre, reste tout à fait hypothétique. La question est la suivante : Une fois que nous existons, avons-nous des chances de faire naturellement de bonnes rencontres et d’éprouver les affections joyeuses qui s’ensuivent ? En vérité, ces chances sont peu nombreuses. Quand nous parlons de l’existence, nous ne devons pas considérer absolument les essences ou degrés de puissance ; nous ne devons pas davantage considérer abstraitement les rapports dans lesquels elles s’expriment. Car un mode existant existe toujours comme déjà affecté par des objets, sous des rapports partiels et particuliers ; il existe comme déjà déterminé à ceci ou à cela. S’est fait un aménagement des rapports partiels, entre les choses extérieures et lui-même, tel que son rapport caractéristique est à peine saisissable ou singulièrement déformé. C’est ainsi que, en principe, l’homme devrait parfaitement convenir avec l’homme. Mais, en réalité, les hommes conviennent fort peu en nature les uns avec les autres ; et cela parce qu’ils sont tellement déterminés par leurs passions, par des objets qui les affectent de diverses façons, qu’ils ne se rencontrent pas naturellement sous les rapports qui se composent en droit25. « Comme ils sont soumis à des sentiments qui surpassent de beaucoup la puissance ou la vertu humaine, ils sont donc diversement entraînés et sont contraires les uns aux autres26. » Ces entraînements vont si loin qu’un homme peut, en quelque sorte, être contraire à lui-même : ses rapports partiels peuvent faire l’objet de tels aménagements, se transformer si bien sous l’action de causes extérieures insensibles qu’il « revêt lui-même une autre nature contraire à la première », autre nature qui le détermine à supprimer la première27.

Nous avons donc fort peu de chances de faire naturellement de bonnes rencontres. Il semble que nous soyons déterminés à beaucoup lutter, beaucoup haïr, et à n’éprouver que des joies partielles ou indirectes qui ne rompent pas suffisamment l’enchaînement de nos tristesses et de nos haines. Les joies partielles sont des « chatouillements », qui n’augmentent en un point notre puissance d’agir qu’en la diminuant partout ailleurs28. Les joies indirectes sont celles que nous éprouvons à voir l’objet haï triste ou détruit ; mais ces joies restent empoisonnées par la tristesse. La haine en effet est une tristesse, elle enveloppe elle-même la tristesse dont elle procède ; les joies de la haine recouvrent cette tristesse, elles l’empêchent, mais jamais ne la suppriment29. Voilà donc que nous semblons plus éloignés que jamais d’acquérir la possession de notre puissance d’agir : notre pouvoir d’être affecté est rempli non seulement par des affections passives, mais surtout par les passions tristes, qui enveloppent de la puissance d’agir un degré de plus en plus bas. On ne s’en étonnera pas, la Nature n’étant pas faite pour notre utilité, mais en fonction d’un « ordre commun » auquel l’homme est soumis comme partie de la Nature.

Et pourtant nous avons fait un progrès, même si ce progrès reste abstrait. Nous étions partis d’un premier principe du Spinozisme : l’opposition des passions et des actions, des affections passives et des affections actives. Ce principe se présentait lui-même sous deux aspects. Sous un premier aspect, il s’agissait presque d’une opposition réelle : affections passives et affections actives, donc puissance de pâtir et puissance d’agir, variaient en raison inverse pour un même pouvoir d’être affecté. Mais, plus profondément, l’opposition réelle était une simple négation : les affections passives témoignaient seulement de la limitation de notre essence, elles enveloppaient notre impuissance, elles ne se rapportaient à l’esprit qu’en tant qu’il enveloppait lui-même une négation. Sous cet aspect, les affections actives étaient les seules capables de remplir effectivement ou positivement notre pouvoir d’être affecté ; la puissance d’agir était donc identique à ce pouvoir lui-même : quant aux affections passives, elles nous séparaient de ce que nous pouvions.

Les affections passives s’opposent aux affections actives parce qu’elles ne s’expliquent pas par notre puissance d’agir. Mais, enveloppant la limitation de notre essence, elles enveloppent en quelque sorte les plus bas degrés de cette puissance. À leur manière, elles sont notre puissance d’agir, mais à l’état enveloppé, non exprimé, non expliqué. À leur manière, elles remplissent notre pouvoir d’être affecté, mais en le réduisant au minimum : plus nous sommes passifs, moins nous sommes aptes à être affectés d’un grand nombre de façons. Si les affections passives nous séparent de ce que nous pouvons, c’est parce que notre puissance d’agir se trouve réduite à en investir la trace, soit pour les conserver quand elles sont joyeuses, soit pour les écarter quand elles sont tristes. Or, en tant qu’elles enveloppent une puissance d’agir réduite, tantôt elles augmentent cette puissance, tantôt elles la diminuent. L’augmentation peut se poursuivre indéfiniment, nous ne serons jamais en possession formelle de notre puissance d’agir tant que nous n’aurons pas des affections actives. Mais l’opposition des actions et des passions ne doit pas nous cacher cette autre opposition qui constitue le second principe du Spinozisme : celle des affections passives joyeuses, et des affections passives tristes, les unes augmentent notre puissance, les autres la diminuent. Nous nous rapprochons de notre puissance d’agir pour autant que nous sommes affectés de joie. La question éthique, chez Spinoza, se trouve donc dédoublée : Comment arriverons-nous à produire des affections actives ? Mais d’abord : Comment arriverons-nous à éprouver un maximum de passions joyeuses ?

 

Qu’est-ce que le mal ? Il n’y a pas d’autres maux que la diminution de notre puissance d’agir et la décomposition d’un rapport. Encore la diminution de notre puissance d’agir n’est-elle un mal que parce qu’elle menace et réduit le rapport qui nous compose. On retiendra donc du mal la définition suivante : c’est la destruction, la décomposition du rapport qui caractérise un mode. Dès lors, le mal ne peut se dire que du point de vue particulier d’un mode existant : il n’y a pas de Bien ni de Mal dans la Nature en général, mais il y a du bon et du mauvais, de l’utile et du nuisible pour chaque mode existant. Le mal est le mauvais du point de vue de tel ou tel mode. Étant nous-mêmes hommes, nous jugeons le mal de notre point de vue ; et Spinoza rappelle souvent qu’il parle du bon et du mauvais en considérant la seule utilité de l’homme. Par exemple, nous ne songeons guère à parler d’un mal lorsque, pour nous nourrir, nous détruisons le rapport sous lequel existe un animal. Mais en deux cas, nous parlons de « mal » : lorsque notre corps est détruit, notre rapport décomposé, sous l’action d’autre chose ; ou bien lorsque nous-mêmes détruisons un être semblable à nous, c’est-à-dire un être dont la ressemblance suffit à nous faire penser qu’il convenait en principe avec nous, et que son rapport en principe était composable avec le nôtre30.

Le mal étant ainsi défini de notre point de vue, nous voyons qu’il en est de même de tous les autres points de vue : le mal est toujours une mauvaise rencontre, le mal est toujours une décomposition de rapport. Le type de ces décompositions, c’est l’action d’un poison sur notre corps. Selon Spinoza, le mal subi par un homme est toujours du type indigestion, intoxication, empoisonnement. Et le mal fait par quelque chose sur l’homme, ou par un homme sur un autre homme, agit toujours comme un poison, comme un élément toxique ou indigeste. Spinoza insiste sur ce point, quand il interprète un exemple célèbre : Adam a mangé le fruit défendu. Il ne faut pas croire, dit Spinoza, que Dieu ait défendu quelque chose à Adam. Simplement, il lui a révélé que ce fruit était capable de détruire son corps et d’en décomposer le rapport : « C’est ainsi que nous savons par lumière naturelle qu’un poison donne la mort31. » La théorie du mal chez Spinoza resterait obscure si les questions d’un de ses correspondants, Blyenbergh, ne l’avait amené à préciser ses thèmes. Non pas que Blyenbergh ne fasse des contresens ; et ces contresens impatientent Spinoza qui renonce à les dissiper. Mais, sur un point essentiel, Blyenbergh comprend fort bien la pensée de Spinoza : « Vous vous abstenez de ce que j’appelle les vices... comme on laisse de côté un aliment dont notre nature a horreur32. » Le mal-mauvaise rencontre, le mal-empoisonnement, constituent le fond de la théorie spinoziste.

Alors, si l’on demande : En quoi le mal consiste-t-il dans l’ordre des rapports ?, on doit répondre que le mal n’est rien. Car, dans l’ordre des rapports, il n’y a rien d’autre que des compositions. On ne dira pas qu’une composition de rapports quelconques soit un mal : toute composition de rapports est bonne, du point de vue des rapports qui se composent, c’est-à-dire du seul point de vue positif. Quand un poison décompose mon corps, c’est parce qu’une loi naturelle détermine les parties de mon corps, au contact du poison, à prendre un nouveau rapport qui se compose avec celui du corps toxique. Rien n’est un mal, ici, du point de vue de la Nature. Dans la mesure où le poison est déterminé par une loi à avoir un effet, cet effet n’est pas un mal, puisqu’il consiste en un rapport qui se compose lui-même avec le rapport du poison. De même quand je détruis un corps, fût-il semblable au mien, c’est parce que, sous le rapport et dans les circonstances où je le rencontre, il ne convient pas avec ma nature : je suis donc déterminé à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour imposer aux parties de ce corps un nouveau rapport sous lequel elles me conviendront. Le méchant, comme le vertueux, cherche donc ce qui lui est utile ou bon (s’il y a une différence entre les deux, la différence n’est pas là). D’où un premier contresens de Blyenbergh qui consiste à croire que, d’après Spinoza, le méchant est déterminé au mal. Il est vrai que nous sommes toujours déterminés ; notre conatus lui-même est déterminé par les affections que nous éprouvons. Mais nous ne sommes jamais déterminés au mal ; nous sommes déterminés à chercher ce qui nous est bon d’après les rencontres que nous faisons, et d’après les circonstances de ces rencontres. Dans la mesure où nous sommes déterminés à avoir un effet, cet effet se compose nécessairement avec sa cause, et ne contient rien qu’on puisse appeler « mal »33. Bref, le mal n’est rien parce qu’il n’exprime aucune composition de rapports, aucune loi de composition. Dans toute rencontre, que je détruise ou que je sois détruit, se fait une composition de rapports qui, en tant que telle, est bonne. Donc, si l’on considère l’ordre total des rencontres, on dira qu’il coïncide avec l’ordre total des rapports. Et l’on dira que le mal n’est rien dans l’ordre des rapports eux-mêmes.

Nous demandons en second lieu : En quoi le mal consiste-t-il dans l’ordre des essences ? Là encore, il n’est rien. Soit notre mort ou destruction : notre rapport est décomposé, c’est-à-dire cesse de subsumer des parties extensives. Mais les parties extensives ne constituent rien de notre essence ; notre essence même, ayant en elle-même sa pleine réalité, n’a jamais présenté la moindre tendance à passer à l’existence. Sans doute, une fois que nous existons, notre essence est-elle un conatus, un effort de persévérer dans l’existence. Mais le conatus est seulement l’état que l’essence est déterminée à prendre dans l’existence, en tant que cette essence ne détermine pas l’existence elle-même ni la durée de l’existence. Donc, étant effort de persévérer dans l’existence indéfiniment, le conatus n’enveloppe aucun temps défini : l’essence ne sera ni plus ni moins parfaite suivant que le mode aura réussi à persévérer plus ou moins de temps dans l’existence34. Ne manquant de rien quand le mode n’existe pas encore, l’essence n’est privée de rien quand il cesse d’exister.

Soit au contraire le mal que nous faisons, quand nous détruisons un corps semblable au nôtre. Si l’on considère l’action de frapper (par exemple lever le bras, serrer le poing, mouvoir le bras de haut en bas), on voit qu’elle exprime quelque chose d’une essence pour autant que le corps humain peut la faire en conservant le rapport qui le caractérise. Mais en ce sens, cette action « est une vertu qui se conçoit par la structure du corps humain35. » Maintenant, que cette action soit agressive, qu’elle menace ou détruise le rapport qui définit un autre corps, cela manifeste bien une rencontre entre deux corps dont les rapports sont incompatibles sous cet aspect, mais n’exprime rien d’une essence. On dira que l’intention elle-même était méchante. Mais la méchanceté de l’intention consiste en ceci seulement que j’ai joint l’image de cette action à l’image d’un corps dont le rapport est détruit par cette action36. Il n’y a « mal » que dans la mesure où cette action prend pour objet quelque chose ou quelqu’un dont le rapport ne se combine pas avec celui dont elle dépend. Il s’agit toujours d’un cas analogue à celui d’un poison.

La différence entre deux matricides célèbres, Néron tuant Agrippine et Oreste tuant Clytemnestre, est susceptible de nous éclairer. On estime qu’Oreste n’est pas coupable parce que Clytemnestre, ayant commencé par tuer Agamemnon, s’est mise elle-même dans un rapport qui ne pouvait plus se composer avec celui d’Oreste. On estime Néron coupable parce qu’il lui fallut de la méchanceté pour appréhender Agrippine sous un rapport absolument incomposable avec le sien, et pour lier l’image d’Agrippine à l’image d’une action qui la détruirait. Mais en tout cela, rien n’exprime une essence37. Seule apparaît la rencontre de deux corps sous des rapports incomposables, seule apparaît la liaison de l’image d’un acte avec l’image d’un corps dont le rapport ne se compose pas avec celui de l’acte. Le même geste est une vertu s’il prend pour objet quelque chose dont le rapport se compose avec le sien (c’est ainsi qu’il y a des bénédictions qui ont l’air de frapper). D’où le second contre sens de Blyenbergh. Celui-ci croit que, selon Spinoza, le mal devient un bien, le crime une vertu, pour autant qu’il exprime une essence, serait-ce celle de Néron. Et Spinoza ne le détrompe qu’à moitié. Non seulement parce que Spinoza s’impatiente des exigences maladroites ou même insolentes de Blyenbergh, mais surtout parce qu’une thèse « amoraliste » comme celle de Spinoza ne peut se faire comprendre qu’à l’aide d’un certain nombre de provocations38. En vérité, le crime n’exprime rien d’une essence, il n’exprime aucune essence, pas même celle de Néron.

Le Mal apparaît donc seulement dans le troisième ordre, l’ordre des rencontres. Il signifie seulement que les rapports qui se composent ne sont pas toujours ceux des corps qui se rencontrent. Et encore, nous avons vu que le mal n’était rien dans l’ordre total des rencontres. De même, il n’est rien dans le cas extrême où le rapport est décomposé, puisque cette destruction n’affecte ni la réalité de l’essence en elle-même, ni la vérité éternelle du rapport. Reste donc un seul cas où le mal semble être quelque chose. Durant son existence, d’après les rencontres qu’il fait, tel mode existant passe par des variations qui sont celles de sa puissance d’agir ; or, quand la puissance d’agir diminue, le mode existant passe à une moindre perfection39. Le mal n’est-il pas dans cet « acte de passer à une perfection moindre » ? Comme dit Blyenbergh, il faut bien que le mal existe, quand on est privé d’une condition meilleure40. La réponse célèbre de Spinoza est : Il n’y a aucune privation dans le passage à une moindre perfection, la privation est une simple négation. Le mal n’est rien même dans ce dernier ordre. Un homme devient aveugle ; un homme, tout à l’heure animé par le désir du bien, est saisi par un appétit sensuel. Nous n’avons aucune raison de dire qu’il soit privé d’un état meilleur, puisque cet état n’appartient pas plus à sa nature, à l’instant considéré, qu’à celle de la pierre ou du diable41.

On pressent les difficultés de cette réponse. Blyenbergh reproche vivement à Spinoza d’avoir confondu deux types de comparaison très distincts : la comparaison entre choses qui n’ont pas la même nature et la comparaison entre différents états d’une seule et même chose. Il est vrai qu’il n’appartient pas à la nature de la pierre de voir ; mais la vision appartenait à la nature de l’homme. D’où, l’objection principale est celle-ci : Spinoza prête à l’essence d’un être une instantanéité qu’elle ne saurait avoir ; « suivant votre opinion n’appartient à l’essence d’une chose que ce que, au moment considéré, on perçoit qui est en elle42. » Dès lors toute progression, toute régression dans le temps deviennent inintelligibles.

Blyenbergh fait comme si Spinoza disait qu’un être est toujours aussi parfait qu’il peut l’être, en fonction de l’essence qu’il possède à tel moment. Mais précisément, c’est là son troisième contresens. Spinoza dit tout autre chose : Un être est toujours aussi parfait qu’il peut l’être, en fonction des affections qui, à tel moment, appartiennent à son essence. Il est clair que Blyenbergh confond « appartenir à l’essence » et « constituer l’essence ». À chaque moment les affections que j’éprouve appartiennent à mon essence, en tant qu’elles remplissent mon pouvoir d’être affecté. Tant qu’un mode existe, son essence elle-même est aussi parfaite qu’elle peut l’être en fonction des affections qui remplissent à tel moment le pouvoir d’être affecté. Si telles affections remplissent à tel moment mon pouvoir, celui-ci ne peut pas au même moment se trouver rempli par d’autres affections : il y a incompatibilité, exclusion, négation, non pas privation. Reprenons l’exemple de l’aveugle. Ou bien l’on imagine un aveugle qui aurait encore des sensations lumineuses ; mais il est aveugle en ceci qu’il ne peut plus agir d’après ces sensations ; ses affections lumineuses subsistantes sont entièrement passives. Dans ce cas, seule aura varié la proportion des affections actives et des affections passives pour un même pouvoir d’être affecté. Ou bien l’on imagine un aveugle ayant perdu toute affection lumineuse ; dans ce cas, son pouvoir d’être affecté se trouve effectivement réduit. Mais la conclusion est la même : un mode existant est aussi parfait qu’il peut l’être en fonction des affections qui remplissent son pouvoir d’être affecté et qui le font varier dans des limites compatibles avec l’existence. Bref, chez Spinoza, nulle contradiction n’apparaît entre l’inspiration « nécessitariste » selon laquelle le pouvoir d’être affecté se trouve à chaque instant nécessairement rempli ; et l’inspiration « éthique » selon laquelle à chaque instant il est rempli de telle manière que la puissance d’agir augmente ou diminue, et qu’il varie lui-même avec ces variations. Comme dit Spinoza, il n’y a aucune privation, mais il n’y en a pas moins des passages à des perfections plus ou moins grandes43.

 

En aucun sens le Mal n’est quelque chose. Être, c’est s’exprimer, ou exprimer, ou être exprimé. Le mal n’est rien, n’étant expressif en rien. Et surtout il n’exprime rien. Il n’exprime aucune loi de composition, aucune composition de rapports ; il n’exprime aucune essence ; il n’exprime aucune privation d’un état meilleur dans l’existence. Pour évaluer l’originalité de cette thèse, il faut l’opposer à d’autres manières de nier le mal. On peut appeler « moralisme rationaliste » (optimisme) une tradition qui trouve ses sources chez Platon, et son plein développement dans la philosophie de Leibniz ; le Mal n’est rien, parce que seul le Bien est, ou, mieux encore, parce que le Bien, supérieur à l’existence, détermine tout ce qui est. Le Bien, ou le Meilleur font être. La thèse spinoziste n’a rien à voir avec cette tradition : elle forme un « amoralisme » rationaliste. Car, selon Spinoza, le Bien n’a pas plus de sens que le Mal : il n’y a ni Bien ni Mal dans la Nature. Spinoza le rappelle constamment ; « si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept du bien et du mal aussi longtemps qu’ils seraient libres »44. La question de l’athéisme de Spinoza manque singulièrement d’intérêt tant qu’elle dépend de l’arbitraire des définitions théisme-athéisme. Aussi cette question ne peut-elle être posée qu’en fonction de ce que la plupart des gens appellent Dieu du point de vue de la religion : c’est-à-dire un Dieu inséparable d’une ratio boni, procédant par la loi morale, agissant comme un juge45. En ce sens, Spinoza, de toute évidence, est athée : la pseudo-loi morale mesure seulement nos contresens sur les lois de la nature ; l’idée des récompenses et des châtiments témoigne seulement de notre ignorance du vrai rapport entre un acte et ses conséquences ; le Bien et le Mal sont des idées inadéquates, et ne sont conçus par nous que dans la mesure où nous avons des idées inadéquates46.

Mais qu’il n’y ait ni Bien ni Mal ne signifie pas que toute différence disparaisse. Il n’y a pas de Bien ni de Mal dans la Nature, mais il y a du bon et du mauvais pour chaque mode existant. L’opposition morale du Bien et du Mal disparaît, mais cette disparition ne rend pas toutes les choses égales, ni tous les êtres. Comme Nietzsche le dira, « Par-delà le Bien et le Mal, cela du moins ne veut pas dire par-delà le bon et le mauvais47 ». Il y a des augmentations de la puissance d’agir, des diminutions de la puissance d’agir. La distinction du bon et du mauvais servira de principe pour une véritable différence éthique, qui doit se substituer à la fausse opposition morale.


1.  É, I, 21-25.

2 Lettre 64, à Schuller (III, p. 206).

3 CT, Appendice I, 4, dem. : « ... Toutes les essences de choses que nous voyons qui, auparavant, quand elles n’existaient pas, étaient comprises dans l’étendue, le mouvement et le repos... »

4 CT, I, ch. 2, note 6 : « Mais, objectez-vous, s’il y a du mouvement dans la matière, ce mouvement doit être dans une partie de la matière, non dans le tout, puisque le tout est infini ; dans quelle direction en effet pourrait-il se mouvoir, puisque rien n’existe en dehors de lui ? C’est donc dans une partie. Répondons : il n’y a pas de mouvement seul, mais à la fois du mouvement et du repos, et ce mouvement est dans le tout... »

5 Lettre 64, à Schuller, (III, p. 206).

6 En effet, les parties qui entrent sous un rapport existaient auparavant sous d’autres rapports. Il a fallu que ces rapports se composent pour que les parties qu’ils subsumaient eux-mêmes soient soumises au nouveau rapport. Celui-ci, en ce sens, est donc composé. Inversement, il se décompose quand il perd ses parties, qui entrent nécessairement dans d’autres rapports.

7 É, II, 29, cor. ex communi Naturae ordine. II, 29, sc. : Quoties (mens) ex communi Naturae ordine res percipit, hoc est quoties externe, ex rerum nempe fortuito occursu, determinatur... F. Alquié a souligné l’importance de ce thème de la rencontre (occursus) dans la théorie spinoziste des affections : cf. Servitude et liberté chez Spinoza, cours publié, C.D.U., p. 42.

8 É, IV, def. 1 ; IV, 31, prop. ; et surtout IV, 38 et 39, prop.

9 É, IV, 8.

10 Cf. É, III, 57, dem.

11 É, IV, 8, prop. : « La connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre qu’un sentiment de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients. »

12 É, IV, 5, prop. : « La force et l’accroissement d’une passion quelconque, et sa persévérance à exister, ne sont pas définis par la puissance par laquelle nous nous efforçons de persévérer dans l’existence, mais par la puissance d’une cause extérieure comparée avec la nôtre. »

13 É, IV, 59, dem.

14 É, IV, 18, dem. : « Le désir qui naît de la joie est aidé ou augmenté par ce sentiment même de joie... Et, par conséquent, la force du désir qui naît de la joie doit être définie à la fois par la puissance humaine et par la puissance d’une cause extérieure. »

15 É, III, 37, dem.

16 En effet, l’amour est lui-même une joie, qui s’ajoute à la joie dont il procède... (cf. É, III, 37, dem.).

17 Cf. É, V, 10, prop. et dem. : « affects contraires à notre nature. »

18 É, V, 37, sc.

19 É, IV, 8, prop. et dem.

20 É, III, 13, prop. ; III, 28, prop. Et III, 37, dem. « La puissance d’agir par laquelle l’homme, en retour, s’efforcera d’écarter la tristesse... »

21 É, IV, 18, dem. : « Le désir qui naît de la tristesse est diminué ou empêché par ce sentiment même de tristesse. »

22 É, III, 15 et 16. Pas plus que « fortuit », « accidentel » ne s’oppose ici à « nécessaire ».

23 Cf. le « flottement de l’âme », É, III, 17, prop. et sc. (Il y a deux cas de flottement : l’un, défini dans la démonstration de cette proposition 17, s’explique par les relations extrinsèques et accidentelles entre objets ; l’autre, défini dans le scolie, s’explique par la différence des rapports qui nous composent intrinsèquement.

24 É, III, 20 et 23, prop.

25 É, IV, 32, 33 et 34.

26 É, IV, 37, sc. 2.

27 Cf. É, IV, 20, sc., l’interprétation spinoziste du suicide : « ... ou bien enfin, c’est parce que des causes extérieures cachées disposent l’imagination et affectent le corps, de sorte qu’il revêt une autre nature contraire à la première, et dont l’idée ne peut être donnée dans l’esprit. »

28 É, IV, 43, prop. et dem.

29 É, III, 45, dem. : « La tristesse qu’enveloppe la haine. » III, 47, prop. : « La joie qui naît de ce que nous imaginons qu’une chose est détruite, ou affecté d’un autre mal, ne naît pas sans quelque tristesse de l’âme. »

30 Cf. É, III, 47, dem.

31 Lettre 19, à Blyenbergh (III, p. 65). Même argument en TTP, ch. 4 (II, p. 139). La seule différence entre cette révélation divine et la lumière naturelle est que Dieu a révélé à Adam la conséquence, c’est-à-dire l’empoisonnement qui résulterait de l’ingestion du fruit, mais ne lui a pas révélé la nécessité de cette conséquence ; ou du moins Adam n’avait pas l’entendement assez fort pour comprendre cette nécessité.

32 Lettre 22, de Blyenbergh (III, p. 96).

33 Ce que Spinoza appelle les « œuvres », dans la correspondance avec Blyenbergh, ce sont précisément les effets auxquels nous sommes déterminés.

34 É, III, 8, prop. : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini. » É, IV, préface : « Aucune chose singulière ne peut être dite plus parfaite parce qu’elle a persévéré plus de temps dans l’existence. »

35 É, IV, 59, sc.

36 É, IV, 59, sc. : « Si un homme, poussé par la colère ou par la haine, est déterminé à serrer le poing ou à mouvoir le bras, cela provient de ce qu’une seule et même action peut êtrejointe à n’importe quelles images dechoses. »

37 Lettre 23, à Blyenbergh (III, p. 99) : nihil horum aliquid essentiae exprimere. C’est là que Spinoza commente le cas d’Oreste et celui de Néron.

38 Cf. objection de Blyenbergh, Lettre 22 (III, p. 96) : « Se pose donc la question de savoir si, au cas où il y aurait une âme à la nature singulière de laquelle conviendrait la quête des plaisirs et des crimes au lieu de lui répugner, si en pareil cas, dis-je, il existerait un argument de vertu, qui pût déterminer un pareil être à agir vertueusement et à s’abstenir du mal ? » Réponse de Spinoza, Lettre 23 (III, p. 101) : « C’est, à mes yeux, comme si l’on demandait : Peut-il mieux convenir à la nature de quelqu’un de se pendre, ou bien peut-on donner des raisons pour qu’il ne se pende pas ? Supposons cependant qu’une telle nature puisse exister..., je l’affirme alors, si quelqu’un voit qu’il peut vivre plus commodément suspendu au gibet qu’assis à sa table, il agirait en insensé en ne se pendant pas ; et de même, qui verrait clairement qu’il peut jouir d’une vie ou d’une essence meilleure en commettant des crimes plutôt qu’en s’attachant à la vertu, il serait insensé lui aussi s’il ne le faisait pas. Car les crimes, au regard d’une nature humaine aussi perverse, seraient vertu. »

39 Cf. É, III, définition de la tristesse.

40 Lettre 20, de Blyenbergh (III, p. 72).

41 Lettre 21, à Blyenbergh (III, pp. 87-88).

42 Lettre 22, de Blyenbergh (III, p. 94).

43 É, III, définition de la tristesse, explic. : « Et nous ne pouvons pas dire que la tristesse consiste dans la privation d’une plus grande perfection, car une privation n’est rien, tandis que le sentiment de tristesse est un acte, qui pour cette raison ne peut être autre que l’acte de passer à une perfection moindre. »

44 É, IV, 68, prop.

45 C’étaient les critères de Leibniz, et de tous ceux qui reprochèrent à Spinoza son athéisme.

46 É, IV, 68, dem.

47 NIETZSCHE, Généalogie de la morale, I, 17.