CHAPITRE XVIII

VERS LE TROISIÈME GENRE

Les genres de connaissance sont aussi des manières de vivre, des modes d’existence. Le premier genre (imagination) est constitué par toutes les idées inadéquates, par les affections passives et leur enchaînement1. Ce premier genre correspond d’abord à l’état de nature : je perçois les objets au hasard des rencontres, d’après l’effet qu’ils ont sur moi. Cet effet n’est qu’un « signe », une « indication » variable. Cette connaissance est par expérience vague ; et vague, selon l’étymologie, renvoie au caractère hasardeux des rencontres2. Ici, nous ne connaissons de la Nature que son « ordre commun », c’est-à-dire l’effet des rencontres entre parties suivant des déterminations purement extrinsèques.

Mais l’état civil, lui aussi, appartient au premier genre de connaissance. Dès l’état de nature, l’imagination forme des idées universelles abstraites, qui retiennent de l’objet tel ou tel caractère sensible. Ce caractère sera désigné par un nom, qui servira de signe soit par rapport à des objets qui ressemblent au premier, soit par rapport à des objets qui sont liés d’habitude avec le premier3. Mais avec le langage et l’état civil se développe une seconde sorte de signes : non plus indicatifs, mais impératifs. Des signes nous paraissent dire ce qu’il faut faire pour obtenir tel résultat, pour réaliser telle fin : cette connaissance est par ouï-dire. Ainsi, dans l’exemple fameux de Spinoza, un signe représente l’opération que nous « devons » faire sur trois nombres pour trouver le quatrième. Lois de la nature ou règles techniques, il est inévitable que toute loi nous apparaisse sous une forme morale, précisément dans la mesure où nous n’en avons pas une connaissance adéquate ; une loi nous paraît morale, ou de type moral, chaque fois que nous en faisons dépendre l’effet d’un signe impératif (et non des rapports constitutifs des choses).

Ce qui forme l’unité du premier genre de connaissance, ce sont les signes. Ils définissent l’état d’une pensée qui reste inadéquate, enveloppée, non expliquée. À ce premier genre, il faudrait même joindre l’état de religion, c’est-à-dire l’état de l’homme par rapport à un Dieu qui lui donne une révélation. Cet état ne diffère pas moins de l’état de nature que l’état civil lui-même : « La nature n’a jamais enseigné à personne que l’homme est obligé d’obéir à Dieu ; aucun raisonnement même ne saurait le lui apprendre. Seule la révélation, confirmée par des signes, le fait connaître à chacun4 ». Cet état de religion n’en est pas moins dans le premier genre : précisément parce qu’il fait partie de la connaissance inadéquate, parce qu’il est fondé sur des signes et se manifeste sous forme de lois qui commandent et ordonnent. La Révélation s’explique elle-même par le caractère inadéquat de notre connaissance, et porte uniquement sur certains propres de Dieu. Les signes de la révélation constituent une troisième sorte de signes et définissent la religion des prophètes, religion du premier genre ou de l’imagination.

 

Le second genre de connaissance dans l’Éthique correspond à l’état de raison : c’est une connaissance des notions communes, et par notions communes. C’est là, dans l’Éthique, qu’apparaît la véritable rupture entre les genres de connaissance : « La connaissance du second et du troisième genre, et non celle du premier, nous enseigne à distinguer le vrai du faux5. » Avec les notions communes, nous entrons dans le domaine de l’expression : ces notions sont nos premières idées adéquates, elles nous arrachent au monde des signes inadéquats. Et parce que toute notion commune nous conduit à l’idée de Dieu dont elle exprime l’essence, le second genre de connaissance implique lui aussi une religion. Cette religion n’est plus de l’imagination, mais de l’entendement ; l’expression de la Nature remplace les signes, l’amour remplace l’obéissance ; ce n’est plus la religion des prophètes, mais, à des degrés divers, la religion de Salomon, la religion des Apôtres, la véritable religion du Christ, fondée sur les notions communes6.

Mais précisément, qu’est-ce que nous connaissons par ces notions ? Il est entendu que les notions communes ne constituent l’essence particulière d’aucune chose. Pourtant, il ne suffit pas de les définir par leur généralité. Les notions s’appliquent aux modes existants particuliers, et n’ont pas de sens indépendamment de cette application. Représentant (de points de vue plus ou moins généraux) la similitude de composition des modes existants, elles sont pour nous le seul moyen d’arriver à la connaissance adéquate des rapports caractéristiques des corps, de la composition de ces rapports et de leurs lois de composition. Là encore, on le voit bien dans l’exemple des nombres : dans le deuxième genre de connaissance, nous n’appliquons plus une règle connue par ouï-dire, comme on obéit à une loi morale ; comprenant la règle de proportionnalité dans une notion commune, nous saisissons la manière dont se composent les rapports constitutifs des trois nombres donnés. C’est pourquoi les notions communes nous font connaître l’ordre positif de la Nature au sens de : ordre des rapports constitutifs ou caractéristiques sous lesquels les corps conviennent et s’opposent. Les lois de la Nature n’apparaissent plus comme des commandements et des défenses, mais pour ce qu’elles sont, vérités éternelles, normes de composition, règles d’effectuation des pouvoirs. C’est cet ordre de la Nature qui exprime Dieu comme source ; et plus nous connaissons les choses suivant cet ordre, plus nos idées elles-mêmes expriment l’essence de Dieu. Toute notre connaissance exprime Dieu, quand elle est dirigée par les notions communes.

Les notions communes sont une des découvertes fondamentales de l’Éthique. Nous devons, à cet égard, attacher la plus grande importance à la chronologie. Ferdinand Alquié insista récemment sur ce point : l’introduction des notions communes dans l’Éthique marque un moment décisif du spinozisme7. En effet, ni le Court Traité ni le Traité de la réforme n’en font état. Le Court Traité sait déjà que les choses ont des rapports caractéristiques, mais se fie seulement au « raisonnement » pour les découvrir ; nulle mention des notions communes8. Aussi le correspondant du deuxième genre de connaissance dans le Court Traité (deuxième « mode de conscience ») ne constitue-t-il pas une connaissance adéquate, mais une simple croyance droite. Dans le Traité de la réforme, le correspondant du deuxième genre (troisième « mode de perception ») ne constitue encore qu’une connaissance claire, non pas une connaissance adéquate : il ne se définit nullement par les notions communes, mais par des inférences de type cartésien et des déductions de type aristotélicien9.

Pourtant, dans un tout autre contexte, on trouve dans le Traité de la réforme un pressentiment et une approximation de ce que seront les notions communes. Un passage célèbre parle, en effet, des « choses fixes et éternelles » qui, en raison de leur omniprésence, sont à notre égard « comme des universaux ou des genres pour la définition des choses singulières changeantes » : on reconnaît ici les notions les plus universelles, étendue, mouvement, repos, qui sont communes à toutes choses. Et la suite du texte réclame encore d’autres « adjuvants » nécessaires pour comprendre les choses singulières changeantes : on pressent alors le rôle des notions communes moins universelles10. Mais si ce texte soulève beaucoup de difficultés, c’est parce qu’il est écrit du point de vue du mode de perception ou du genre de connaissance suprême, portant sur les essences elles-mêmes : dans les choses fixes et éternelles, dit Spinoza, des lois sont inscrites comme dans leurs vrais codes ; or ces lois semblent aussi bien des lois de production des essences que des lois de composition des rapports11.

Comment expliquer que Spinoza assimile ici des sortes de lois si différentes ? Nous supposons qu’il n’eut le pressentiment des notions communes qu’en avançant dans la rédaction du Traité de la réforme. Or, à ce moment, il avait déjà défini autrement le troisième mode de perception (correspondant au second genre de connaissance). D’où, les choses fixes et éternelles faisant fonction d’universaux ne trouvaient de place qu’au niveau du genre ou du mode suprême : elles étaient confondues dès lors avec le principe de la connaissance des essences. Une autre place était possible ; mais il aurait fallu que Spinoza revînt en arrière, et reprît la description des modes de perception en fonction de sa nouvelle idée. Cette hypothèse explique en partie pourquoi Spinoza renonce à terminer le Traité de la réforme, précisément quand il arrive à l’exposé de ce qu’il appelle lui-même une propriété commune. Cette hypothèse permettrait aussi de dater la pleine formation de la théorie des notions communes par Spinoza entre l’abandon du Traité de la réforme et la rédaction de l’Éthique. Or cette pleine possession devait lui inspirer le désir de modifier le Traité, de refaire la théorie du second genre ou troisième mode de perception, en donnant aux notions communes leur développement autonome et distinct ; c’est pourquoi Spinoza, dans l’Éthique, parle d’un Traité où il se propose de développer ces points12.

Quand Spinoza découvre que les notions communes sont nos premières idées adéquates, un hiatus s’établit donc entre le premier et le second genre de connaissance. L’existence de ce hiatus ne doit pas nous faire oublier pourtant tout un système de correspondances entre ces deux genres, sans lesquelles la formation d’une idée adéquate ou d’une notion commune resterait incompréhensible. D’abord nous avons vu que l’état civil tenait lieu de raison, préparait la raison et l’imitait. Cela serait impossible si les lois morales et les signes impératifs, malgré le contresens qu’ils impliquent, ne coïncidaient d’une certaine manière avec l’ordre véritable et positif de la Nature. Ainsi ce sont bien les lois de la Nature que les prophètes saisissent et transmettent, bien qu’ils les comprennent inadéquatement. De même, le plus grand effort de la société est de choisir des signes et d’instituer des lois dont l’ensemble coïncide au maximum avec l’ordre de la nature et, surtout, avec la subsistance de l’homme dans cet ordre. À cet égard, la variabilité des signes devient un avantage, et nous ouvre des possibilités que l’entendement n’a pas par lui-même, possibilités propres à l’imagination13. Mais, de plus, la raison n’arriverait pas à former des notions communes, c’est-à-dire à entrer en possession de sa puissance d’agir, si elle ne se cherchait elle-même au cours de ce premier effort qui consiste à sélectionner les passions joyeuses. Avant de devenir actifs, il faut sélectionner et enchaîner les passions qui augmentent notre puissance d’agir. Or ces passions se rapportent à l’image d’objets qui conviennent en nature avec nous ; ces images elles-mêmes sont encore des idées inadéquates, simples indications qui ne nous font connaître les objets que par l’effet qu’ils ont sur nous. La raison ne se « trouverait » donc pas si son premier effort ne se dessinait dans le cadre du premier genre, utilisant toutes les ressources de l’imagination.

Envisagées dans leur origine, les notions communes trouvent dans l’imagination les conditions mêmes de leur formation. Mais bien plus : envisagées dans leur fonction pratique, elles ne s’appliquent qu’à des choses qui peuvent être imaginées. C’est pourquoi elles sont elles-mêmes, à certains égards, assimilables à des images14. L’application des notions communes en général implique une curieuse harmonie entre la raison et l’imagination, entre les lois de la raison et les lois de l’imagination. Spinoza analyse différents cas. Les livres III et IV de l’Éthique avaient montré sous quelles lois spécifiques de l’imagination une passion devient plus où moins intense, plus ou moins forte. Ainsi, le sentiment envers une chose que nous imaginons en elle-même est plus fort que le sentiment que nous éprouvons, quand nous croyons qu’elle est nécessaire ou nécessitée15. Or la loi spécifique de la raison consiste précisément à considérer les choses comme nécessaires : les notions communes nous font comprendre la nécessité des convenances et des disconvenances entre corps. La raison profite ici d’une disposition de l’imagination : plus nous comprenons les choses comme nécessaires, moins les passions fondées sur l’imagination ont de force ou d’intensité16. L’imagination, suivant sa propre loi, commence toujours par affirmer la présence de son objet ; ensuite, elle est affectée par des causes qui excluent cette présence ; elle entre dans une sorte de « flottement », et ne croit plus à son objet que comme possible ou même contingent. L’imagination d’un objet contient donc, avec le temps, le principe de son affaiblissement. Mais la raison, d’après sa propre loi, forme des notions communes, c’est-à-dire l’idée de propriétés « que nous considérons toujours comme présentes17. » Ici la raison satisfait à l’exigence de l’imagination mieux que celle-ci ne peut le faire elle-même. L’imagination, entraînée par son propre destin qui l’affecte de causes diverses, n’arrive pas à maintenir la présence de son objet. Seule la raison ne se contente pas de diminuer relativement la force des passions : « eu égard au temps », les sentiments actifs qui naissent de la raison ou de la notion commune sont plus forts en eux-mêmes que tous les sentiments passifs qui naissent de l’imagination18. D’après la loi de l’imagination, un sentiment est d’autant plus fort qu’il est provoqué par plus de causes agissant ensemble19. Mais, d’après sa propre loi, la notion commune s’applique ou se rapporte à plusieurs choses ou images de choses qui se joignent facilement à elles : elle est donc fréquente et vivace20. En ce sens, elle diminue l’intensité du sentiment de l’imagination, parce qu’elle détermine l’esprit à considérer plusieurs objets. Mais aussi, ces objets qui se joignent à la notion sont comme des causes favorisant le sentiment de la raison qui découle de celle-ci21.

Nécessité, présence et fréquence sont les trois caractères des notions communes. Or ces caractères font qu’elles s’imposent en quelque sorte à l’imagination, soit pour diminuer l’intensité des sentiments passifs, soit pour assurer la vivacité des sentiments actifs. Les notions communes se servent des lois de l’imagination pour nous libérer de l’imagination même. Leur nécessité, leur présence, leur fréquence leur permettent de s’insérer dans le mouvement de l’imagination, et d’en détourner le cours à leur profit. Il n’est pas exagéré de parler ici d’une libre harmonie de l’imagination avec la raison.

 

La majeure partie de l’Éthique, exactement jusqu’en V 21, est écrite dans la perspective du second genre de connaissance. Car c’est seulement par les notions communes que nous arrivons à avoir des idées adéquates, et une connaissance adéquate de Dieu lui-même. Il n’y a pas là une condition de toute connaissance, mais une condition de notre connaissance, en tant que nous sommes des modes existants finis composés d’une âme et d’un corps. Nous qui n’avons d’abord que des idées inadéquates et des affections passives, nous ne pouvons conquérir notre puissance de comprendre et d’agir qu’en formant des notions communes. Toute notre connaissance passe par ces notions. C’est pourquoi Spinoza peut dire que l’existence même de Dieu n’est pas connue par elle-même, mais « doit se conclure de notions dont la vérité soit si ferme et si inébranlable qu’il ne puisse y avoir ni être conçu de puissance capable de les changer22 ». Même aveu dans l’Éthique : le premier livre nous fait connaître Dieu, et toutes choses comme dépendant de Dieu ; or cette connaissance est elle-même du second genre23.

Tous les corps conviennent en certaines choses, étendue, mouvement, repos. Les idées d’étendue, de mouvement, de repos sont pour nous des notions communes très universelles, puisqu’elles s’appliquent à tous les corps existants. Nous demandons : faut-il considérer l’idée de Dieu elle-même comme une notion commune, la plus universelle de toutes ? Beaucoup de textes semblent le suggérer24. Pourtant il n’en est pas ainsi : notre idée de Dieu est en relation étroite avec les notions communes, mais n’est pas une de ces notions. En un sens, l’idée de Dieu s’oppose aux notions communes, parce que celles-ci s’appliquent toujours à des choses qui peuvent être imaginées, tandis que Dieu ne peut pas l’être25. Spinoza dit seulement que les notions communes nous mènent à l’idée de Dieu, qu’elles nous « donnent » nécessairement la connaissance de Dieu, et que, sans elles, nous n’aurions pas cette connaissance26. En effet, une notion commune est une idée adéquate ; l’idée adéquate, c’est l’idée comme expressive ; et ce qu’elle exprime, c’est l’essence même de Dieu. L’idée de Dieu est donc en relation d’expression avec les notions communes. Les notions communes expriment Dieu comme la source de tous les rapports constitutifs des choses. En tant que rapportée à ces notions qui l’expriment, l’idée de Dieu fonde la religion du second genre. Car des sentiments actifs, des joies actives découlent des notions communes ; précisément, elles en découlent « avec accompagnement de l’idée de Dieu ». L’amour de Dieu n’est que cette joie avec cet accompagnement27. Le plus haut effort de la raison, en tant qu’elle conçoit des notions communes, est donc de connaître Dieu et de l’aimer28. (Mais ce Dieu rapporté aux notions communes n’a pas à répondre à notre amour : Dieu impassible, qui ne nous paie pas de retour. Car, si actives qu’elles soient, les joies découlant des notions ne sont pas séparables de joies passives ou de données de l’imagination qui, d’abord, ont augmenté notre puissance d’agir et nous ont servi de causes occasionnelles. Or Dieu lui-même est exempt de passions : il n’éprouve aucune joie passive, ni même aucune joie active du genre de celles qui supposent une joie passive29.)

On se souvient des exigences méthodologiques du Traité de la réforme : nous ne pouvons pas partir de l’idée de Dieu, mais nous devons y arriver aussi vite que possible. Or « le plus vite possible », dans le Traité, se présentait ainsi : nous devions partir de ce qui était positif dans une idée que nous avions ; nous nous efforcions de rendre cette idée adéquate ; elle était adéquate quand elle était rattachée à sa cause, quand elle exprimait sa cause ; mais elle n’exprimait pas sa cause sans exprimer aussi l’idée de Dieu qui déterminait cette cause à produire un tel effet. Ainsi, nous ne risquions pas d’entrer dans une régression infinie de cause en cause : c’est à chaque niveau que Dieu était exprimé comme ce qui déterminait la cause.

Il nous semble inexact d’opposer sur ce point l’Éthique au Traité de la réforme. Pas plus que le Traité, l’Éthique ne commence par Dieu comme substance absolument infinie. L’Éthique ne part nullement de l’idée de Dieu comme d’un inconditionné ; nous avons vu à cet égard le rôle des premières propositions. L’Éthique a le même projet que le Traité de la réforme : s’élever aussi vite que possible à l’idée de Dieu sans tomber dans une régression infinie, sans faire de Dieu lui-même une cause éloignée. Si l’Éthique se distingue du Traité de la réforme, ce n’est donc pas par un changement de méthode, encore moins par un changement de principe, mais seulement parce que l’Éthique a trouvé des moyens moins artificiels et plus concrets. Ces moyens, ce sont les notions communes (jusqu’en V, 21). Nous ne partons plus de ce qui est positif dans une idée quelconque pour essayer de former une idée adéquate : un tel procédé est peu sûr et reste indéterminé. Nous partons de ce qu’il y a de positif dans une passion joyeuse ; nous sommes alors déterminés à former une notion commune, notre première idée adéquate. Puis nous formons des notions communes de plus en plus générales, qui constituent le système de la raison ; mais chaque notion commune, à son propre niveau, exprime Dieu et nous conduit à la connaissance de Dieu. Chaque notion commune exprime Dieu comme la source des rapports qui se composent dans les corps auxquels la notion s’applique. On ne dira donc pas que les notions plus universelles expriment Dieu mieux que les moins universelles. On ne dira surtout pas que l’idée de Dieu soit elle-même une notion commune, la plus universelle de toutes : en vérité, chaque notion nous y conduit, chaque notion l’exprime, les moins universelles comme les plus universelles. Dans le système de l’expression, jamais Dieu n’est une cause éloignée.

C’est pourquoi l’idée de Dieu, dans l’Éthique, va jouer le rôle d’un pivot. Tout tourne autour d’elle, tout change avec elle. Spinoza annonce que, « outre » le second genre de connaissance, un troisième est donné30. Bien plus, il présente le second genre comme étant la cause motrice du troisième : c’est le second qui nous détermine à entrer dans le troisième, à « former » le troisième31. La question est : Comment le second genre nous détermine-t-il ainsi ? Seule l’idée de Dieu peut expliquer ce passage, qui apparaît dans l’Éthique en V 20-21. 1o) Chaque notion commune nous conduit à l’idée de Dieu. Rapportée aux notions communes qui l’expriment, l’idée de Dieu fait elle-même partie du second genre de connaissance. Dans cette mesure, elle représente un Dieu impassible, mais cette idée accompagne toutes les joies qui découlent de notre puissance de comprendre (en tant que cette puissance procède par notions communes). L’idée de Dieu, en ce sens, est la pointe extrême du second genre. 2o) Mais, bien qu’elle se rapporte nécessairement aux notions communes, l’idée de Dieu n’est pas elle-même une notion commune. C’est pourquoi elle nous précipite dans un nouvel élément. Nous ne pouvons atteindre à l’idée de Dieu que par le second genre ; mais nous ne pouvons pas y atteindre sans être déterminés à sortir de ce second genre pour entrer dans un nouvel état. Dans le second genre, c’est l’idée de Dieu qui sert de fondement au troisième ; par « fondement », il faut entendre la vraie cause motrice, la causa fiendi32. Cette idée de Dieu elle-même changera donc de contenu, prendra un autre contenu, dans le troisième genre auquel elle nous détermine.

Une notion commune a deux caractères : elle s’applique à plusieurs modes existants ; elle nous fait connaître les rapports sous lesquels les modes existants conviennent ou s’opposent. À la limite, on comprend qu’une idée d’attribut nous apparaisse d’abord comme une notion commune : l’idée d’étendue est une notion très universelle en tant qu’elle s’applique à tous les corps qui existent ; et l’idée des modes infinis de l’étendue nous fait connaître la convenance de tous les corps du point de vue de la Nature entière. Mais l’idée de Dieu, qui s’ajoute à toutes les notions communes ou les « accompagne », nous inspire une nouvelle appréciation des attributs et des modes. Là encore, il en est dans l’Éthique comme dans le Traité de la réforme : l’idée de Dieu nous introduit dans le domaine des « êtres réels » et de leur enchaînement. L’attribut ne sera plus seulement compris comme une propriété commune à tous les modes existants qui lui correspondent, mais comme ce qui constitue l’essence singulière de la substance divine et comme ce qui contient toutes les essences particulières de modes. Le troisième genre de connaissance est ainsi défini : il s’étend « de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses »33. L’attribut est encore une forme commune mais, ce qui a changé, c’est le sens du mot « commun ». Commun ne signifie plus général, c’est-à-dire applicable à plusieurs modes existants ou à tous les modes existants d’un certain genre. Commun signifie univoque : l’attribut est univoque, ou commun à Dieu dont il constitue l’essence singulière et aux modes dont il contient les essences particulières. Bref, une différence fondamentale apparaît entre le deuxième et le troisième genre : les idées du second genre se définissent par leur fonction générale, elles s’appliquent aux modes existants, elles nous font connaître la composition des rapports qui caractérisent ces modes existants. Les idées du troisième genre se définissent par leur nature singulière, elles représentent l’essence de Dieu, elles nous font connaître les essences particulières telles qu’elles sont contenues en Dieu lui-même34.

Nous sommes nous-mêmes des modes existants. Notre connaissance est soumise à la condition suivante : nous devons passer par les notions communes pour atteindre aux idées du troisième genre. Loin de pouvoir déduire le rapport qui caractérise un mode à partir de son essence, nous devons d’abord connaître le rapport pour arriver à connaître l’essence. De même nous devons concevoir l’étendue comme une notion commune avant de la comprendre comme ce qui constitue l’essence de Dieu. Le second genre est pour nous cause efficiente du troisième ; et dans le second genre, c’est l’idée de Dieu qui nous fait passer du second au troisième. Nous commençons par former des notions communes qui expriment l’essence de Dieu ; alors seulement nous pouvons comprendre Dieu comme s’exprimant lui-même dans les essences. Cette condition de notre connaissance n’est pas une condition pour toute connaissance : le vrai Christ ne passe pas par les notions communes. Il adapte, il conforme aux notions communes l’enseignement qu’il nous donne ; mais sa propre connaissance est immédiatement du troisième genre ; l’existence de Dieu lui est donc connue par elle-même, ainsi que toutes les essences, et l’ordre des essences35. C’est pourquoi Spinoza dit : contrairement au Christ, nous ne connaissons pas l’existence de Dieu par elle-même36. Dans la situation naturelle de notre existence, nous sommes remplis d’idées inadéquates et d’affections passives ; nous n’arriverons jamais à une idée adéquate quelconque ni à une joie active, si nous ne formons d’abord des notions communes. Pourtant, on n’en conclura pas que Dieu ne nous soit connu qu’indirectement. Les notions communes n’ont rien à voir avec des signes ; elles constituent seulement les conditions sous lesquelles nous atteignons nous-mêmes au troisième genre de connaissance. Ainsi les preuves de l’existence de Dieu ne sont pas des preuves indirectes : l’idée de Dieu y est encore saisie dans son rapport avec les notions communes, mais elle nous détermine précisément à « former » le troisième genre, ou à conquérir une vision directe.


1.  É, II, 41, dem.

2 TRE, 19.

3 Sur la liaison par mémoire ou habitude : É, II, 18, sc. Sur la liaison par ressemblance, qui définit une connaissance par signes : É, II, 40, sc. 1 et sc. 2.

4 TTP, ch. 16 (II, p. 266).

5 É, II, 42, prop. Et V, 28, prop.

6 Cette religion du second genre ne se confond pas avec ce que Spinoza, dans le Traité théologique-politique, appelle la « foi universelle », « commune à tous les hommes ». Telle qu’elle est décrite ch. 14 (II, pp. 247-248) la foi universelle concerne encore l’obéissance, et utilise abondamment les concepts moraux de faute, repentir et pardon : en fait elle mélange des idées du premier genre et des notions du second genre. La vraie religion du second genre, uniquement fondée sur les notions communes, n’a d’exposé systématique qu’en É, V, 14-20. Mais le TTP, donne des indications précieuses : c’est d’abord la religion de Salomon, qui sut se guider sur la lumière naturelle (ch. 4, II, pp. 142-144). En un autre sens, c’est la religion du Christ : non pas que le Christ ait besoin de notions communes pour connaître Dieu, mais il conforme son enseignement aux notions communes, au lieu de le régler sur des signes (il va de soi que la Passion et la Résurrection font partie du premier genre, cf. ch. 4, II, pp. 140-141, p. 144). Enfin c’est la religion des Apôtres, mais seulement dans une part de leur enseignement et de leur activité (ch. 11, passim).

7 Cf. F. ALQUIÉ, Nature et Vérité dans la philosophie de Spinoza, cours publié, C.D.U. pp. 30 sq.

8 CT, II, ch. 1, 2-3.

9 TRE, 19-21 (cf. notre chapitre X).

10 TRE, 101-102. Et le Traité de la réforme se termine au moment où Spinoza cherche une propriété commune (aliquid commune) dont dépendraient tous les caractères positifs de l’entendement : 110.

11 Spinoza en effet dit que « les choses fixes et éternelles » doivent nous donner la connaissance de « l’essence intime » des choses ; nous sommes ici dans le dernier genre de connaissance. Mais d’autre part, les choses fixes doivent aussi servir d’« universaux » par rapport aux modes existants variables : nous sommes alors dans le second genre, et dans le domaine de la composition des rapports, non plus de la production des essences. Les deux ordres sont donc mélangés. Cf. TRE, 101.

12 É, II, 40, sc. 1 : à propos du problème des notions, et des différentes espèces de notions, Spinoza dit qu’il a « autrefois médité sur ces choses ». Il s’agit évidemment du Traité de la réforme. Mais il ajoute qu’il a « réservé ces sujets pour un autre traité » : nous supposons qu’il s’agit alors d’un remaniement du Traité de la réforme, en fonction de la fin qui obligeait Spinoza à tout reprendre.

13 TTP, ch. 1 (II, p. 106) : « À partir de paroles et d’images on peut combiner beaucoup plus d’idées qu’à partir des seuls principes et notions sur lesquels toute notre connaissance naturelle est construite. »

14 En É, II, 47, sc., Spinoza signale expressément l’affinité des notions communes avec les choses qui peuvent être imaginées, c’est-à-dire les corps. C’est même pourquoi l’idée de Dieu est ici distinguée des notions communes. Spinoza parlera des propriétés communes que nous « imaginons » toujours de la même façon (É, V, 7, dem.), ou bien « des images qui se rapportent aux choses comprises clairement et distinctement » (É, V, 12, prop.).

15 É, IV, 49 ; V, 5.

16 É, V, 6, prop. et dem.

17 É, V, 7, dem. : « Un sentiment de la raison se rapporte nécessairement aux propriétés communes des choses, que nous considérons toujours comme présentes (car rien ne peut être donné qui en exclue l’existence présente) et que nous imaginons toujours de la même façon. »

18 É, V, 7, prop. (Ce texte se réfère seulement aux sentiments de l’imagination qui concernent des choses « considérées comme absentes ». Mais, compte tenu du temps, il arrive toujours à l’imagination d’être déterminée à considérer son objet comme absent).

19 É, V, 8, prop. et dem.

20 É, V, 11, 12 et 13.

21 Cf. É, V, 9 et 11.

22 TTP, ch. 6 (II, p. 159). Cf. aussi la note jointe à ce texte (II, p. 315).

23 É, V, 36, sc.

24 En É, II, 45-47. Spinoza passe des notions communes à l’idée de Dieu (cf. surtout 46, dem.). En V, 14-15, passage analogue : ayant montré qu’un grand nombre d’images se joignaient facilement à la notion commune, Spinoza conclut que nous pouvons joindre et rapporter tourtes les images à l’idée de Dieu.

25 É, II, 47, sc. : « Que les hommes n’aient pas une connaissance également claire de Dieu et des notions communes, cela provient de ce qu’ils ne peuvent imaginer Dieu comme ils imaginent les corps. »

26 É, II, 46, dem. (id quod dat).

27 É, V, 15, dem.

28 É, IV, 28, dem.

29 Cf. É, V, 17 et 19. Spinoza rappelle explicitement que Dieu ne peut éprouver aucune augmentation de sa puissance d’agir, donc aucune joie passive. Mais il trouve ici l’occasion de nier que Dieu puisse éprouver une joie quelconque en général : en effet, les seules joies actives qui sont connues à ce moment de l’Éthique sont celles du second genre. Or ces joies supposent des passions, et sont exclues de Dieu au même titre que les passions.

30 É, II, 40, sc. 2.

31 É, V, 28, prop. : « L’effort ou le désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne peut naître du premier genre, mais bien du second genre de connaissance. »

32 En É, V, 20 sc., Spinoza parle du « fondement » du troisième genre. Ce fondement est « la connaissance de Dieu ». Il ne s’agit pas, évidemment, de la connaissance de Dieu telle que le troisième genre nous la livrera. Comme le contexte le prouve (V, 15 et 16), il s’agit d’une connaissance de Dieu donnée par les notions communes. De même, en II, 47, sc., Spinoza dit que nous « formons » le troisième genre de connaissance à partir d’une connaissance de Dieu. Là encore, le contexte (II, 46, dem.) montre qu’il s’agit de la connaissance de Dieu telle qu’elle fait partie du second genre.

33 É, II, 40, sc. 2 (cf. aussi V, 25, dem.).

34 Dans quelle mesure les idées du deuxième et du troisième genre sont-elles les mêmes ? Se distinguent-elles seulement par leur fonction ou leur usage ? Le problème est complexe. Il est certain que les notions communes les plus universelles coïncident avec les idées des attributs. Comme notions communes, elles sont saisies dans la fonction générale qu’elles exercent par rapport aux modes existants. Comme idées du troisième genre, elles sont pensées dans leur essence objective, et en tant qu’elles contiennent objectivement les essences de modes. Toutefois, les notions communes moins universelles ne coïncident pas pour leur compte avec les idées des essences particulières (les rapports ne se confondent pas avec les essences, bien que les essences s’expriment dans des rapports).

35 TTP, ch. 4 (II, pp. 140-141).

36 TTP, ch. 1 (II, pp. 98-99).