Dans le premier livre de l’Éthique, l’idée d’expression apparaît dès la définition 6 : « Par Dieu j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. » Cette idée prend par la suite une importance de plus en plus grande. Elle est reprise dans des contextes variés. Tantôt Spinoza dit : chaque attribut exprime une certaine essence éternelle et infinie, une essence correspondant au genre de l’attribut. Tantôt : chaque attribut exprime l’essence de la substance, son être ou sa réalité. Tantôt enfin : chaque attribut exprime l’infinité et la nécessité de l’existence substantielle, c’est-à-dire l’éternité1. Et, sans doute, Spinoza montre bien comment l’on passe d’une formule à l’autre. Chaque attribut exprime une essence, mais en tant qu’il exprime en son genre l’essence de la substance ; et l’essence de la substance enveloppant nécessairement l’existence, il appartient à chaque attribut d’exprimer, avec l’essence de Dieu, son existence éternelle2. Il n’en reste pas moins que l’idée d’expression résume toutes les difficultés concernant l’unité de la substance et la diversité des attributs. La nature expressive des attributs apparaît alors comme un thème fondamental dans le premier livre de l’Éthique.
Le mode, à son tour, est expressif : « Tout ce qui existe exprime la nature de Dieu, autrement dit son essence, d’une façon certaine et déterminée » (c’est-à-dire sous un mode défini)3. Nous devons donc distinguer un second niveau de l’expression, une sorte d’expression de l’expression. En premier lieu, la substance s’exprime dans ses attributs, et chaque attribut exprime une essence. Mais, en second lieu, les attributs s’expriment à leur tour : ils s’expriment dans les modes qui en dépendent, et chaque mode exprime une modification. Nous verrons que le premier niveau doit être compris comme une véritable constitution, presque une généalogie de l’essence de la substance. Le second doit être compris comme une véritable production des choses. En effet, Dieu produit une infinité de choses parce que son essence est infinie ; mais parce qu’il a une infinité d’attributs, il produit nécessairement ces choses en une infinité de modes dont chacun renvoie à l’attribut dans lequel il est contenu4. L’expression n’est pas en elle-même une production, mais le devient à son second niveau, quand c’est l’attribut qui s’exprime à son tour. Inversement, l’expression-production trouve son fondement dans une expression première. Dieu s’exprime par soi-même « avant » de s’exprimer dans ses effets ; Dieu s’exprime en constituant par soi la nature naturante, avant de s’exprimer en produisant en soi la nature naturée.
La notion d’expression n’a pas seulement une portée ontologique, mais aussi gnoséologique. On ne s’en étonnera pas, puisque l’idée est un mode de la pensée : « Les pensées singulières, autrement dit cette pensée-ci, ou celle-là, sont des modes qui expriment la nature de Dieu d’une façon certaine et déterminée5. » Mais ainsi la connaissance devient une espèce de l’expression. La connaissance des choses a le même rapport avec la connaissance de Dieu que les choses en elles-mêmes, avec Dieu : « Puisque rien ne peut être ni être conçu sans Dieu, il est certain que tous les êtres de la nature enveloppent et expriment le concept de Dieu, en proportion de leur essence et de leur perfection ; il est donc certain que, plus nous connaissons de choses dans la nature, plus grande et plus parfaite est la connaissance de Dieu que nous acquérons6. » L’idée de Dieu s’exprime dans toutes nos idées, comme leur source et leur cause, si bien que l’ensemble des idées reproduit exactement l’ordre de la nature entière. Et l’idée, à son tour, exprime l’essence, la nature ou perfection de son objet : la définition ou l’idée sont dites exprimer la nature de la chose telle qu’elle est en elle-même. Les idées sont d’autant plus parfaites qu’elles expriment d’un objet plus de réalité ou de perfection ; les idées que l’esprit forme « absolument » expriment donc l’infinité7. L’esprit conçoit les choses sous l’espèce de l’éternité, mais parce qu’il possède une idée qui, sous cette espèce, exprime l’essence du corps8. Il semble que la conception de l’adéquat chez Spinoza ne se sépare pas d’une telle nature expressive de l’idée. Déjà le Court Traité était à la recherche d’un concept capable de rendre compte de la connaissance, non pas comme d’une opération qui resterait extérieure à la chose, mais comme d’une réflexion, d’une expression de la chose dans l’esprit. L’Éthique témoigne toujours de cette exigence, bien qu’elle l’interprète d’une nouvelle manière. De toutes façons, il ne suffit pas de dire que le vrai est présent dans l’idée. Nous devons demander encore : qu’est-ce qui est présent dans l’idée vraie ? Qu’est-ce qui s’exprime dans une idée vraie, qu’est-ce qu’elle exprime ? Si Spinoza dépasse la conception cartésienne du clair et du distinct, s’il forme sa théorie de l’adéquat, c’est toujours en fonction de ce problème de l’expression.
Le mot « exprimer » a des synonymes. Les textes hollandais du Court Traité emploient uytdrukken-uytbeelden (exprimer), mais préfèrent vertoonen (à la fois manifester et démontrer) : la chose pensante s’exprime en une infinité d’idées correspondant à une infinité d’objets ; mais aussi bien l’idée d’un corps manifeste Dieu immédiatement ; et les attributs se manifestent eux-mêmes par eux-mêmes9. Dans le Traité de la réforme, les attributs manifestent l’essence de Dieu : ostendere10. Mais les synonymes ne sont pas le plus important. Plus importants sont les corrélatifs, qui précisent, accompagnent l’idée d’expression. Ces corrélatifs sont explicare et involvere. Ainsi, la définition n’est pas seulement dite exprimer la nature de la chose définie, mais l’envelopper et l’expliquer11. Les attributs n’expriment pas seulement l’essence de la substance, tantôt ils l’expliquent, tantôt ils l’enveloppent12. Les modes enveloppent le concept de Dieu en même temps qu’ils l’expriment, si bien que les idées correspondantes enveloppent elles-mêmes l’essence éternelle de Dieu13.
Expliquer, c’est développer. Envelopper, c’est impliquer. Les deux termes pourtant ne sont pas contraires : ils indiquent seulement deux aspects de l’expression. D’une part, l’expression est une explication : développement de ce qui s’exprime, manifestation de l’Un dans le multiple (manifestation de la substance dans ses attributs, puis, des attributs dans leurs modes). Mais d’autre part, l’expression multiple enveloppe l’Un. L’Un reste enveloppé dans ce qui l’exprime, imprimé dans ce qui le développe, immanent à tout ce qui le manifeste : en ce sens, l’expression est un enveloppement. Entre les deux termes il n’y a pas d’opposition, sauf dans un cas précis que nous analyserons plus tard, au niveau du mode fini et de ses passions14. Mais, en règle générale, l’expression enveloppe, implique ce qu’elle exprime, en même temps qu’elle l’explique et le développe.
Implication et explication, enveloppement et développement, sont des termes hérités d’une longue tradition philosophique, toujours accusée de panthéisme. Précisément parce que ces concepts ne s’opposent pas, ils renvoient eux-mêmes à un principe synthétique : la complicatio. Dans le néo-platonisme, il arrive souvent que la complication désigne à la fois la présence du multiple dans l’Un et de l’Un dans le multiple. Dieu, c’est la Nature « complicative » ; et cette nature explique et implique Dieu, enveloppe et développe Dieu. Dieu « complique » toute chose, mais toute chose l’explique et l’enveloppe. Cet emboîtement de notions constitue l’expression ; en ce sens il caractérise une des formes essentielles du néo-platonisme chrétien et juif, tel qu’il évolue durant le Moyen Age et la Renaissance. On a pu dire, de ce point de vue, que l’expression était une catégorie fondamentale de la pensée de la Renaissance15. Or, chez Spinoza la Nature comprend tout, contient tout, en même temps qu’elle est expliquée et impliquée par chaque chose. Les attributs enveloppent et expliquent la substance, mais celle-ci comprend tous les attributs. Les modes enveloppent et expliquent l’attribut dont ils dépendent, mais l’attribut contient toutes les essences de modes correspondantes. Nous devons demander comment Spinoza s’insère dans la tradition expressionniste, dans quelle mesure il en est tributaire et comment il la renouvelle.
Cette question est d’autant plus importante que Leibniz lui-même fait de l’expression un de ses concepts fondamentaux. Chez Leibniz comme chez Spinoza, l’expression a une portée à la fois théologique, ontologique et gnoséologique. Elle anime la théorie de Dieu, des créatures et de la connaissance. Indépendamment l’un de l’autre, les deux philosophes semblent compter sur l’idée d’expression pour dépasser les difficultés du cartésianisme, pour restaurer une philosophie de la Nature, et même pour intégrer les acquis de Descartes dans des systèmes profondément hostiles à la vision cartésienne du monde. Dans la mesure où l’on peut parler d’un anticartésianisme de Leibniz et de Spinoza, cet anticartésianisme se fonde sur l’idée d’expression.
Nous supposons que l’idée d’expression est importante, à la fois pour la compréhension du système de Spinoza, pour la détermination de son rapport avec le système de Leibniz, pour les origines et la formation des deux systèmes. Dès lors, pourquoi les meilleurs commentateurs n’ont-ils pas tenu compte (ou guère) d’une telle notion dans la philosophie de Spinoza ? Les uns n’en parlent pas du tout. D’autres y attachent une certaine importance, mais indirecte ; ils y voient le synonyme d’un terme plus profond. Expression ne serait qu’une façon de dire « émanation ». Leibniz le suggérait déjà, reprochant à Spinoza d’avoir interprété l’expression dans un sens conforme à la Kabbale et de l’avoir réduite à une sorte d’émanation16. Ou bien exprimer serait un synonyme d’expliquer. Les postkantiens semblaient les mieux placés pour reconnaître dans le spinozisme la présence d’un mouvement de genèse et d’autodéveloppement dont ils cherchaient partout le signe précurseur. Mais le terme « expliquer » les confirme dans l’idée que Spinoza n’a pas su concevoir un véritable développement de la substance, pas plus qu’il n’a su penser le passage de l’infini dans le fini. La substance spinoziste leur paraît morte : l’expression spinoziste leur parait intellectuelle et abstraite ; les attributs leur paraissent « attribués » à la substance par un entendement lui-même explicatif17. Même Schelling, quand il élabore sa philosophie de la manifestation (Offenbarung), ne se réclame pas de Spinoza, mais de Boehme : c’est de Boehme, et non de Spinoza ni même de Leibniz, que lui vient l’idée d’expression (Ausdruck).
On ne réduit pas l’expression à une simple explication de l’entendement sans tomber dans un contresens historique. Car expliquer, loin de désigner l’opération d’un entendement qui reste extérieur à la chose, désigne d’abord le développement de la chose en elle-même et dans la vie. Le couple traditionnel explicatio-complicatio témoigne historiquement d’un vitalisme toujours proche du panthéisme. Loin qu’on puisse comprendre l’expression à partir de l’explication, il nous semble au contraire que l’explication, chez Spinoza comme chez ses devanciers, suppose une certaine idée de l’expression. Si les attributs renvoient essentiellement à un entendement qui les perçoit ou les comprend, c’est d’abord parce qu’ils expriment l’essence de la substance, et que l’essence infinie n’est pas exprimée sans se manifester « objectivement » dans l’entendement divin. C’est l’expression qui fonde le rapport à l’entendement, non pas l’inverse. Quant à l’émanation, il est certain qu’on en trouvera des traces, non moins que de la participation, chez Spinoza. Précisément la théorie de l’expression et de l’explication, à la Renaissance comme au Moyen Âge, s’est formée chez des auteurs fort inspirés de néo-platonisme. Reste qu’elle avait pour but et pour effet de transformer profondément ce néo-platonisme, de lui ouvrir des voies toutes nouvelles, éloignées de celles de l’émanation, même quand les deux thèmes coexistaient. De l’émanation aussi, nous dirions donc qu’elle n’est pas apte à nous faire comprendre l’idée d’expression. Au contraire, c’est l’idée d’expression qui peut montrer comment le néo-platonisme évolua jusqu’à changer de nature, en particulier comment la cause émanative tendit de plus en plus à devenir une cause immanente.
Certains commentateurs modernes considèrent directement l’idée d’expression chez Spinoza. Kaufmann y voit un fil pour le « labyrinthe spinoziste », mais insiste sur l’aspect mystique et esthétique de la notion prise en général, indépendamment de l’usage qu’en fait Spinoza18. D’une autre manière, Darbon consacre à l’expression une page très belle, mais déclare finalement qu’elle reste inintelligible. « Pour expliquer l’unité de la substance, Spinoza nous dit seulement que chacun des attributs exprime son essence. Loin de nous éclairer, l’explication soulève un monde de difficultés. D’abord ce qui est exprimé devrait être distinct de ce qui s’exprime... », et Darbon conclut : « Les attributs expriment tous l’essence infinie et éternelle de Dieu ; encore ne pouvons-nous distinguer entre ce qui est exprimé et ce qui l’exprime. On comprend que la tâche du commentateur soit difficile, et que la question des rapports de la substance et des attributs dans le spinozisme ait donné lieu à beaucoup d’interprétations différentes19. »
Sans doute y a-t-il une raison à cette situation du commentaire. C’est que l’idée d’expression chez Spinoza n’est objet ni de définition ni de démonstration, et ne peut pas l’être. Elle apparaît dans la définition 6 ; mais elle n’est pas plus définie qu’elle ne sert à définir. Elle ne définit ni la substance ni l’attribut, puisque ceux-ci le sont déjà (3 et 4). Pas davantage Dieu, dont la définition peut se passer de toute référence à l’expression. Dans le Court Traité comme dans les lettres, Spinoza dit souvent que Dieu est une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun est infini20. Il semble donc que l’idée d’expression surgisse seulement comme la détermination du rapport dans lequel entrent l’attribut, la substance et l’essence, quand Dieu pour son compte est défini comme une substance consistant en une infinité d’attributs eux-mêmes infinis. L’expression ne concerne pas la substance ou l’attribut en général, dans des conditions indéterminées. Quand la substance est absolument infinie, quand elle possède une infinité d’attributs, alors, et alors seulement, les attributs sont dits exprimer l’essence, parce que la substance aussi bien s’exprime dans les attributs. Il serait inexact d’invoquer les définitions 3 et 4 pour en déduire aussitôt la nature du rapport entre la substance et l’attribut tel qu’il doit être en Dieu, puisque Dieu suffit à « transformer » ce rapport, l’élevant à l’absolu. Les définitions 3 et 4 sont seulement nominales ; seule la définition 6 est réelle et nous dit ce qui s’ensuit pour la substance, l’attribut et l’essence. Mais que signifie « transformer le rapport » ? On le comprendra mieux si l’on demande pourquoi l’expression n’est pas davantage objet de démonstration.
À Tschirnhaus qui s’inquiète de la célèbre proposition 16 (livre I de l’Éthique), Spinoza fait une importante concession : il y a une différence certaine entre le développement philosophique et la démonstration mathématique21. À partir d’une définition, le mathématicien ne peut conclure ordinairement qu’une seule propriété ; pour en connaître plusieurs, il doit multiplier les points de vue et rapprocher « la chose définie d’autres objets ». La méthode géométrique est donc soumise à deux limitations : l’extériorité des points de vue, le caractère distributif des propriétés. Hegel ne disait pas autre chose lorsqu’il soutenait, pensant à Spinoza, que la méthode géométrique était inapte à comprendre le mouvement organique ou l’autodéveloppement qui convient seul avec l’absolu. Soit la démonstration des trois angles = deux droits, où l’on commence par prolonger la base du triangle. Il est clair que cette base n’est pas comme une plante qui pousserait toute seule : il faut le géomètre pour la prolonger, le géomètre encore doit considérer d’un nouveau point de vue le côté du triangle auquel il mène une parallèle, etc. On ne peut pas penser que Spinoza lui-même ait ignoré ces objections ; ce sont celles de Tschirnhaus.
La réponse de Spinoza risque de décevoir : quand la méthode géométrique s’applique à des êtres réels et, à plus forte raison, à l’être absolu, nous avons le moyen de déduire à la fois plusieurs propriétés. Sans doute avons-nous l’impression que Spinoza s’accorde ce qui est en question. Mais nous ne sommes déçus que parce que nous confondons des problèmes très divers soulevés par la méthode. Spinoza demande : Y a-t-il un moyen par lequel des propriétés, conclues une par une, peuvent être considérées collectivement, et par lequel des points de vue, pris à l’extérieur d’une définition, peuvent être situés à l’intérieur de la chose définie ? Or, dans la Réforme de l’entendement, Spinoza a montré que les figures en géométrie pouvaient être définies par une cause prochaine ou faire l’objet de définitions génétiques22. Le cercle n’est pas seulement le lieu des points situés à égale distance d’un même point appelé centre, mais une figure décrite par toute ligne dont une extrémité est fixe, et l’autre, mobile. De même la sphère est une figure décrite par tout demi-cercle qui tourne autour de son axe. Il est vrai qu’en géométrie ces causes sont fictives : fingo ad libitum. Comme dirait Hegel, mais comme Spinoza le dit aussi, le demi-cercle ne tourne pas tout seul. Mais si ces causes sont fictives ou imaginées, c’est dans la mesure où elles n’ont de vérité que parce qu’elles sont inférées à partir de leurs effets. Elles se présentent comme des moyens, des artifices, des fictions, parce que les figures sont ici des êtres de raison. Il n’en est pas moins vrai que les propriétés, qui sont réellement conclues une à une par le géomètre, acquièrent un être collectif par rapport à ces causes et au moyen de ces fictions23. Or, dans le cas de l’absolu, il n’y a plus rien de fictif : la cause n’est plus inférée de son effet. En affirmant que l’Absolument infini est cause, nous n’affirmons pas, comme pour la rotation du demi-cercle, quelque chose qui ne serait pas contenu dans son concept. Il n’est donc pas besoin de fiction pour que les modes en leur infinité soient assimilés à des propriétés collectivement conclues de la définition de la substance, et les attributs, à des points de vue intérieurs à cette substance sur laquelle ils ont prise. Dès lors, si la philosophie est justiciable des mathématiques, c’est parce que les mathématiques trouvent dans la philosophie la suppression de leurs limites ordinaires. La méthode géométrique ne rencontre pas de difficulté quand elle s’applique à l’absolu ; au contraire, elle trouve le moyen naturel de surmonter les difficultés qui grevaient son exercice, tant qu’elle s’appliquait à des êtres de raison.
Les attributs sont comme des points de vue sur la substance ; mais, dans l’absolu, les points de vue cessent d’être extérieurs, la substance comprend en soi l’infinité de ses propres points de vue. Les modes se déduisent de la substance, comme les propriétés se déduisent d’une chose définie ; mais, dans l’absolu, les propriétés acquièrent un être collectif infini. Ce n’est plus l’entendement fini qui conclut des propriétés une par une, qui réfléchit sur la chose et l’explique en la rapportant à d’autres objets. C’est la chose qui s’exprime, c’est elle qui s’explique. Alors les propriétés toutes ensemble « tombent sous un entendement infini ». L’expression n’a donc pas à être objet de démonstration ; c’est elle qui met la démonstration dans l’absolu, qui fait de la démonstration la manifestation immédiate de la substance absolument infinie. Il est impossible de comprendre les attributs sans démonstration ; celle-ci est la manifestation de ce qui n’est pas visible, et aussi le regard sous lequel tombe ce qui se manifeste. C’est en ce sens que les démonstrations, dit Spinoza, sont des yeux de l’esprit par lesquels nous percevons24.
1. Les formules correspondantes sont, dans l’Éthique : 1o) aeternam et infinitam certam essentiam exprimit (I, 10, sc.). 2o) divinae substantiae essentiam exprimit (I, 19 dem.) ; realitatem sive esse substantiae exprimit (I, 10, sc.). 3o) existentiam exprimunt (I, 10, c.). Les trois types de formules se trouvent réunis en I, 10, sc. Ce texte comporte à cet égard des nuances et des glissements extrêmement subtils.
2. É, I, 19 et 20, dem.
3. É, I, 36, dem. (et 25, cor. : Modi quibus Dei attributa certo et determinato modo exprimuntur.)
4. É, I, 16, dem.
5. É, II, 1, dem.
6. TTP, ch. 4 (II, p. 136).
7. TRE, 108 (infinitatem exprimunt).
8. É, V, 29, prop. et dem.
9. Cf. CT, II, ch. 20, 4 (uytgedrukt) ; I, second dialogue, 12 (vertoonen) ; I, ch. 7, 10 (vertoond).
10. TRE, 76.
11. É, I, 8, sc. 2 : ... Veram uniuscujusque rei definitionem nihil involvere neque exprimere praeter definitae naturam. TRE, 95, Definitio, ut dicatur perfecta, debebit intimam essentiam rei explicare.
12. É, I, 19, dem. ; 20, dem.
13. É, II, 45 et 46, dem.
14. Cf. chapitre IX.
15. Cf. A. KOYRÉ, La Philosophie de Jacob Boehme (Vrin, 1929), et surtout Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand (Armand Colin, 1947).
16. Cf. Foucher de CAREIL, Leibniz, Descartes et Spinoza (1862). Parmi les interprètes récents, É. LASBAX est un de ceux qui poussent le plus loin l’identification de l’expression spinoziste avec une émanation néo-platonicienne : La Hiérarchie dans l’Univers chez Spinoza (Vrin, 1919.)
17. C’est sous l’influence de Hegel que E. Erdmann interprète les attributs spinozistes tantôt comme des formes de l’entendement, tantôt comme des formes de la sensibilité (Versuch einer wissenschaftlichen Darstellung der neueren Philosophie, 1836 ; Grundriss der Geschichte der Philosophie, 1866).
18. Fritz KAUFMANN, Spinoza’s system as theory of expression (Philosophy and phenomenological research, Université de Buffalo, sept. 1940).
19. André DARBON, Études spinozistes (P.U.F., 1946, pp. 117-118).
20. Lettres 2 et 4, à Oldenburg (III, p. 5 et p. 11). Et CT, I, ch. 2, 1.
21. Lettres 82, de Tschirnhaus, et 83, à Tschirnhaus.
22. TRE, 72 et 95.
23. TRE, 72 : « Pour former le concept de la sphère, je forme arbitrairement la fiction d’une cause, à savoir qu’un demi-cercle tourne autour de son centre et que la sphère est comme engendrée par sa rotation. Cette idée est certainement vraie et, bien que nous sachions qu’aucune sphère ne fut jamais engendrée ainsi dans la nature, c’est là néanmoins une perception vraie, et la manière la plus facile de former le concept de la sphère. Il faut noter en outre que cette perception affirme que le demi-cercle tourne, affirmation qui serait fausse si elle n’était jointe au concept de la sphère... »
24. É, V, 23, sc. TTP, ch. 13 (II, p. 240) : « Dira-t-on qu’il n’est pas besoin de connaître les attributs de Dieu, mais uniquement de croire, simplement et sans démonstration ? C’est pure frivolité. Car les choses invisibles, et qui sont objets de la seule pensée ne peuvent être vues par d’autres yeux que les démonstrations. Qui donc n’a pas de démonstrations ne voit absolument rien de ces choses. »