Centre de police du Xe arrondissement, le lendemain
Le capitaine Daniel Magne lâcha son sac de cuir usé au pied de son bureau en essayant de trouver un endroit où poser son gobelet de café sans le renverser. Ces quelques jours de congé, les premiers qu’il avait réussi à caser en plus de huit mois, avaient suffi à Lisa pour envahir tout son espace de travail. Magne soupira en prenant la mesure des dégâts. La jeune femme était d’une nature bordélique absolument hors du commun. Depuis qu’elle était entrée dans le service, moins d’un an auparavant, il n’avait jamais réussi à l’empêcher de faire déborder son bazar sur sa propre place plus de trois jours de suite.
Magne ôta son manteau et le suspendit à la patère en reniflant les remugles du commissariat, qu’il avait oubliés pendant cette semaine de mise au vert. La montagne allait rapidement lui manquer…
À l’occasion de ses 46 ans révolus depuis un peu plus d’un mois, il avait voulu emmener sa femme faire un peu de randonnée automnale dans les forêts apaisantes des Vosges, mais la semaine de vacances, qui devait être l’occasion pour son couple de retrouver un semblant de cohésion, s’était achevée par une violente scène conjugale au moment de remettre les valises dans le coffre de la voiture.
Daniel avait évoqué d’un air las le retour au travail le lundi suivant, et Cécile lui avait demandé de ne plus faire d’heures supplémentaires, de rentrer plus tôt, de s’occuper enfin d’elle. Le ton avait monté, et la discussion avait explosé, comme d’habitude.
Le retour sur Paris avait été un vrai calvaire, chacun muré dans un mutisme hostile, meublé par le fond sonore de la radio qui jouait en sourdine.
Magne chassa ce mauvais souvenir de son esprit. Il lui prenait suffisamment la tête comme cela en rentrant chez lui le soir, il n’était pas question qu’il se laisse également pourrir la vie pendant ses heures de travail.
Il empila rapidement les dossiers épars sur le bord du bureau, secoua le clavier pour en ôter quelques miettes de gâteaux secs, puis il alluma la poussive unité centrale réglementaire. Tandis qu’elle s’éveillait en cliquetant, il fit le tour de l’étage pour saluer ses collègues matinaux. Il était à peine 7 heures du matin, et la salle était déjà à moitié pleine de policiers, certains affichant un visage éreinté par une longue nuit de veille. Près de la baie vitrée donnant sur la rue Bancel, le bureau du commissaire Estier était fermé, mais un rai de lumière filtrait sous la porte.
Daniel Magne fronça les sourcils. Si le patron se trouvait à son poste de si bonne heure, c’est qu’il y avait des ennuis en perspective. Il allait frapper lorsqu’il se ravisa soudain. Il préférait faire le tour du service pour finir de saluer tous ses collègues avant d’entrer dans la cage du lion.
Le réveil du fauve interviendrait bien assez tôt.
L’agent Henri Walczak, fils d’immigrés polonais au cheveu blond rare et à l’air décontracté, interrogeait un couple de personnes âgées qui semblaient très impressionnées par les lieux. Elles jetaient des œillades furtives vers les policiers en uniforme qui circulaient dans le bureau, et répondaient à voix basse à ses questions.
Magne passa au large pour ne pas déranger le meilleur « tireur de vers du nez » du commissariat. De deux ans son cadet, et malgré sa relative maigreur, Walczak avait un côté rassurant qui mettait tout de suite à l’aise et le rendait inégalable pour les investigations demandant du doigté. On le prenait au bout de vingt minutes pour un ami de la famille, et pour un confident une heure plus tard. Le capitaine remarqua que les deux septuagénaires ne semblaient pas être sensibles à ses efforts. Il croisa le regard de la vieille femme, et réalisa qu’elle semblait être écrasée sous l’effet de la plus grande émotion. Elle le fixait sans le voir, les yeux suspendus dans le vide.
Il connaissait bien ce regard-là. Il l’avait croisé à de nombreuses reprises depuis qu’il travaillait dans la police. C’était celui d’une personne qui vient d’avoir la peur de sa vie.
Daniel avança jusqu’au bureau suivant où Rafik Sgodovan, un jeune flic d’origine turque, taillé comme une armoire normande, était concentré sur une série de clichés issus d’un dossier frappé du sigle de la police scientifique. Le capitaine salua Rafik d’un geste de la main en passant devant lui, mais le jeune homme, plongé dans son examen, ne l’aperçut pas.
Perplexe, Daniel trouva ensuite Martial Gallerne en train de se servir un café dans la pièce de repos jouxtant l’accueil, près de la porte d’entrée.
— Salut, Daniel ! On t’a volé ton téléphone ? Pas moyen de te joindre, depuis hier ! Dis donc… Tu as vraiment une sale tête, ce matin. T’as dormi dans ta bagnole, ou quoi ?
Magne grimaça.
— J’ai passé un sale week-end…
Martial eut le tact de ne pas poser de questions. Il connaissait les ennuis conjugaux de Magne, et savait qu’en cas de crise celui-ci évitait d’en parler. Il hocha lentement la tête d’un air compréhensif. Les problèmes de couple étaient monnaie courante dans la police. Il en avait lui-même eu son lot quelques années auparavant.
— Tu veux connaître les nouvelles ? demanda-t-il en lui proposant son expresso, avant de s’en préparer un autre.
Magne trempa les lèvres dans le café brûlant et se sentit instantanément beaucoup mieux.
— Raconte toujours. Ça va me remettre dans le bain…
— Tu ne crois pas si bien dire… Viens avec moi !
Le gobelet fumant à la main, Daniel suivit Martial jusqu’à son bureau vitré, et prit place face à lui dans un fauteuil rigide en inox, comble du confort dans l’administration. Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire avant de passer sa main sur la peau rugueuse de sa joue.
Il fit la grimace. Il avait oublié de se raser.
— Ce truc va te réveiller, attaqua Gallerne, comme il a réveillé le boss, cette nuit ! Tu peux en être sûr !
Martial appuya son propos d’un geste du pouce en direction de la porte du commissaire.
— Serge Taillard, poursuivit-il, ça te dit quelque chose ?
Magne réfléchit un instant.
— Ce n’est pas un politique ?
Martial fit osciller son poignet devant lui.
— Il représente une influence politique certaine, mais son domaine, c’est l’acier. C’est un industriel de l’outillage. Coupe, emboutissage, profilage, traitement thermique, etc. Il contrôle une société géante qui a des ramifications en Europe, aux États-Unis, au Canada, en Afrique, en Amérique du Sud, et j’en passe…
— Un nanti, quoi…
Martial fit la moue.
— Ne crois pas ça. Ce type s’est forgé à la force des bras, si je peux dire. Ce n’était au début des années 1970 qu’un petit banlieusard qui grattait dans un atelier de mécanique au fond d’une impasse, à Montreuil, et puis il a économisé son maigre salaire et investi dans la boîte, qu’il a fini par racheter quelques années plus tard, en 1989, à la mort du patron. Il a compris que des choses étaient possibles dans des pays émergents, a investi tout son fric dans une boîte basée à Sens, dans l’Yonne, ainsi que dans une chaîne de production implantée au Maroc. En vingt ans, en payant ses ouvriers à coups de lance-pierres et de ceinturon, il a bâti, sinon une fortune, du moins une solide réputation de type avec qui il faut compter.
— Dis donc, tu es bien renseigné sur ce Taillard, observa Magne, suspicieux. Ça veut dire quoi ?
Martial haussa modestement les épaules.
— Disons que j’ai puisé à la source… Ça sera bientôt dans tous les journaux. Il est mort hier soir…
Daniel se redressa.
— Alors, tout ce monde, ce matin… Estier dans son bureau… c’est ça ?
— C’est ça.
— Et il est mort de quoi ?
Martial Gallerne tira un feuillet du dossier de constat de police posé devant lui.
— Électrocution due à la chute d’une radio-CD de marque Kenwood dans l’eau de son bain, cita-t-il.
— Il écoutait du Cloclo ?
— Non, gros malin. Il se passait du Mozart.
Daniel ouvrit des yeux incrédules.
— Il y a encore des crétins pour suspendre des appareils électriques au-dessus d’une baignoire ?
Martial chassa la remarque d’une pichenette.
— Il y en a un de moins depuis hier… Quoi qu’il en soit, Estier a été chauffé à blanc par une huile, car il est arrivé ici vers 4 heures du matin de très mauvaise humeur.
Martial imita une fermeture Éclair en glissant le pouce et l’index devant ses lèvres.
— Une huile. Taillard avait de puissantes relations… Et ce monde-là est discret.
Daniel Magne pointa l’index vers son ami.
— Toi, tu ne m’as pas tout dit !
— Exact, reconnut Martial. Son décès est louche. L’étagère est large, elle est solidement fixée au mur, et laisse un énorme doute sur le fait que cette radio soit tombée toute seule.
— Et ?…
— Et les fenêtres étaient fermées à double tour à cause de la pluie, ainsi que la porte d’entrée, d’ailleurs.
— Les clés ?
— Dans la serrure, à l’intérieur, avec le loquet tourné. Le SAMU a été obligé de la casser pour entrer dans l’appartement.
— Qui les a prévenus ?
— Les voisins. Les deux petits vieux que tu vois là-bas avec Walczak, ajouta-t-il en tournant légèrement la tête vers eux. Ils sont encore choqués par les hurlements qu’ils ont entendus venant de chez Taillard. C’est le mari qui a appelé police secours. On les a convoqués ici pour essayer d’en savoir plus sur ce qui s’est passé, mais la vieille dame est terrorisée. Elle n’arrive pas à parler calmement. Chez elle, elle regarde le mur qui la sépare de chez Taillard comme si son fantôme allait lui sauter dessus !
Daniel allongea les jambes sous le bureau en sifflant. Il croisa les bras derrière la nuque.
— Il s’est peut-être suicidé ? suggéra-t-il.
— Vu le personnage et son historique, autant te dire qu’on n’y croit pas du tout, en haut lieu…
— Un meurtre, alors ?
— Ça, on y croit beaucoup plus…
Gallerne se leva et posa la main sur le bras de Magne avec un petit sourire.
— Tout cela, c’est à l’enquête de le démontrer…
— Et qui est chargé du dossier ?
Martial se leva et ouvrit la porte de son bureau en lui indiquant celle du commissaire principal Estier, de l’autre côté du couloir.
— J’espère que tu t’es bien reposé ce week-end, mon petit vieux, dit-il simplement. Il t’attend depuis trois heures, déjà…
— Asseyez-vous, capitaine, dit Estier, l’air bourru.
Le commissaire venait de lui crier d’entrer d’une voix peu amène. Il se tenait dans l’embrasure de la fenêtre de son bureau, les mains croisées derrière le dos, le regard braqué sur la ville encore plongée dans l’obscurité. Daniel Magne s’exécuta et prit un siège face au patron.
— Gallerne vous a expliqué ?
— La mort d’un industriel, oui.
— Serge Taillard. Homme politique, homme d’affaires. Mort dans sa baignoire, la porte fermée à clé de l’intérieur. À un an de la retraite… Un putain de casse-couilles, oui !
Estier fit volte-face.
— Et vous savez quoi ?
Estier se pencha en avant, les poings posés sur son bureau. Sa voix vibrait d’une colère qui ne demandait qu’à se répandre.
— Le Quai n’a pas le temps, monsieur Magne. Le Quai est débordé ! Le Quai a une grosse opération en cours dans le milieu, et tous ses éléments sont en opération commandée pour une semaine. Alors, devinez ce qui nous tombe sur le coin de la gueule ?
À ce point du discours, Magne commençait à avoir une petite idée. Il préféra néanmoins attendre que la nouvelle vienne du commissaire.
— Taillard, c’est du trinitrotoluène, même mort. Vous comprenez, capitaine Magne ?
— Eh bien…
— Ce type connaissait plus de monde en politique que le président lui-même, continua Estier. Je vais avoir des comptes à rendre, et très vite. Et si je n’ai rien à raconter, on va me pourrir la vie comme jamais on ne l’a fait jusqu’ici. Je veux savoir d’ici demain ce qui lui est passé par la tête, et pourquoi ce con s’est électrocuté, s’il n’a pas été victime d’un meurtre, vous m’avez bien compris ?
Daniel hocha la tête. Il n’avait pas besoin d’un dessin.
— L’identité judiciaire est passée dans la nuit avec le médecin légiste, poursuivit le commissaire. Le problème, c’est que puisqu’on a supposé qu’il s’agissait d’un suicide, tout le monde est entré là-dedans comme dans un moulin, et que même si un meurtrier avait signé son nom sur le carrelage avec un feutre indélébile, il aurait été effacé par toutes les traces de pas. Et pour tout arranger, il pleuvait hier soir comme vache qui pisse ! Il va falloir procéder autrement qu’avec la police scientifique. Marceau surveille l’appartement depuis que les experts sont partis. Un serrurier a remplacé la porte, une fois le corps parti pour l’institut médico-légal. Vous allez hériter de l’enquête, capitaine. Notre commissariat va servir de poubelle à cette affaire qui sent très mauvais, vous comprenez ?
— Je comprends, commissaire.
— Vous ne comprenez rien du tout, nom de Dieu ! Vous n’avez pas idée de ce que représentait Serge Taillard dans le microcosme parisien d’extrême droite, il y a dix ans encore. Son parti, le FUD, a mis le bordel dans toutes les réunions gauchisantes depuis le milieu des années 1970. Après cette époque, ses actions ont pris un tour nettement plus agressif. On a sur ce type un dossier épais comme mon bras, mais on n’a jamais rien pu prouver contre lui.
Magne n’aimait pas quand Estier poussait sa gueulante. Neuf fois sur dix, ça voulait dire : « Démerdez-vous, moi je m’en lave les mains. » Et il détestait qu’on lui plante ainsi un index dans le dos en haut du plongeoir.
— Et qu’est-ce que je suis supposé faire ? On ne traite pas ce type d’affaires habituellement… C’est du ressort de la criminelle, non ?
Estier sourit. Magne n’aimait pas non plus quand les lèvres du commissaire livraient le passage à ses dents carnassières, prêtes à déchiqueter un bon steak.
— C’est pour cela que vous avez rendez-vous au Quai des Orfèvres à 13 heures, cet après-midi. Vous y rencontrerez le commandant Antoine Picaud. Il va vous entretenir de cette affaire, de façon que vous n’ignoriez rien du passé de Taillard. Personne ne croit au suicide de ce type. Ils m’ont demandé de leur envoyer notre meilleur homme. Et je vous avoue que j’ai eu beau chercher…
Magne fit la moue.
— Ça fait toujours plaisir…
Estier fit la sourde oreille. Il ouvrit le dossier posé devant lui.
— En attendant, vous allez faire un tour chez Taillard, inspecter les lieux. Le service de Marceau s’arrête bientôt. Nous n’attendions plus que vous, monsieur Magne. Voici l’adresse. Ramenez-moi quelque chose à donner en pâture aux journaux, en attendant les résultats des prélèvements et de l’autopsie. Et renvoyez-moi Marceau par la même occasion avant qu’il ne fasse une ânerie. Et chargez votre téléphone, capitaine !
Magne prit la feuille de papier que lui tendait son supérieur hiérarchique et se leva. L’entretien était apparemment terminé. Estier s’était déjà replongé dans sa lecture.
L’agent Marceau, parachuté par un papa juge d’instruction auquel Estier devait quelques services, n’avait pas son pareil pour aligner les boulettes. Magne se prit à parier à un contre cent qu’il avait déjà commencé à en rouler quelques-unes…