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Gaston Vernoux repoussa son assiette, glissa les pouces dans ses bretelles, puis il rota avec satisfaction. Pavie, la chienne, se réveilla et leva le nez. Elle s’ébroua et posa timidement la truffe sur son genou, reniflant au passage les effluves de pets prisonniers du tissu rêche de son éternel bleu de travail.

Gaston posa une main calleuse sur la tête de l’épagneul, puis il attrapa la télécommande pour allumer la télévision. L’appareil tendu vers le poste, il suspendit soudain son geste. Une idée le dérangeait depuis un moment. Le chat n’était pas venu quémander pendant le repas.

— Hé ! Le greffier ! Où c’est qu’t’es donc ?

Gaston attendit un moment, puis il se tourna vers la chienne.

— Il s’est encore sauvé, Pavie. Il va falloir aller le chercher. Il est trop petit pour se balader tout seul dehors.

Tandis qu’il quittait la cuisine pour aller enfiler ses bottes en caoutchouc dans l’entrée, Pavie coula un œil en biais dans le couloir avant d’engloutir le reste du fromage abandonné dans l’assiette.

La chienne sentit tout de suite la piste du chat, mais elle se croisait avec celles, beaucoup plus intéressantes, de tous les lapins dont les terriers abondaient dans la veine calcaire des talus. Les jours où elle avait de la chance, son maître revenait avec la gibecière pleine, et elle obtenait ensuite une bonne carcasse à ronger.

Elle croisa la piste du chaton à plusieurs reprises. Il venait apparemment souvent se promener dans ce coin, peut-être pour essayer d’attraper l’une de ces innombrables petites souris trop rapides pour elle. Pavie y avait renoncé depuis longtemps, l’âge commençant à se faire sentir dans les articulations.

Elle colla sa truffe au sol, cherchant un effluve de gibier à indiquer à Gaston, mais les lapins devaient être au fond de leurs trous depuis le lever du jour. Soudain, elle s’arrêta net, intriguée par un son à peine perceptible. Elle dressa les oreilles, écouta un moment, puis elle aboya deux fois en pointant le nez vers le bois.

— Qu’est-ce qu’il y a, Pavie ?

Elle tourna la tête vers son maître avant de concentrer à nouveau son attention en direction du bruit. C’était un gémissement ténu, lointain, impossible à discerner pour un humain. Elle-même ne parvenait pas à l’identifier. Il semblait provenir d’un bosquet d’épineux, au pied de la forêt dominant la colline de ses hautes futaies, au-delà de la plaine de labours. Elle allait avancer vers les arbres lorsque le chat apparut entre les herbes, tirant difficilement derrière lui un buisson de ronces arrachées.

— Ah, te voilà, toi ! dit Gaston, l’air courroucé, en attrapant le chat sous le ventre. Bravo, ma belle. Tu as fait du bon travail.

Pavie tendit le cou sous la caresse, et le son étrange disparut de son esprit aussi vite qu’il y était arrivé. En remuant la queue de plaisir, elle tourna le dos au bois comme s’il n’avait jamais existé.

— Qu’est-ce que c’est que ce machin ? fit soudain Gaston alors qu’il débarrassait le chat du paquet de ronces.

Incrédule, il approcha l’objet brillant de ses lunettes de myope. Il s’agissait bien d’un bracelet en or ! Il plissa les yeux, et parvint à lire la gravure du prénom sur la plaque.

LISA.

Le bijou était accroché à un vieux bout de sac en toile dans lequel le chat était complètement saucissonné. Gaston Vernoux dénoua les fibres et libéra enfin l’animal de son carcan.

— Ben ça, alors ! Où t’es allé dégoter un truc pareil ?

Gaston soupesa alors le bijou d’un air matois. Qu’allait-il en faire ? Le déposer aux objets trouvés ? Pour qu’il disparaisse dans les poches d’un quelconque fonctionnaire malhonnête ? Sûrement pas ! Autant le garder, ou essayer de le vendre par lui-même. Mais l’idée de se rendre chez un bijoutier pour essayer d’en tirer bénéfice ne l’enchantait pas non plus. Le commerçant voudrait sûrement des papiers d’identité, et Gaston devrait faire une déclaration, expliquer que ce bracelet ne lui appartenait pas, ainsi que la façon dont il l’avait trouvé. On le soupçonnerait même peut-être de l’avoir volé…

Mal à l’aise, il tournait et retournait la plaque d’identité entre ses gros doigts, hésitant sur la conduite à tenir. Finalement, il remit sa décision à plus tard. Rien ne pressait. Il empocha le bracelet et le morceau de sac, puis il prit le chemin du retour, le chien sur les talons.

Le vent se levait, et les rafales formèrent bientôt une petite crinière blanche sur l’échine de Pavie. Une bourrasque soudaine emporta loin de ses oreilles le dernier cri venu du bois.

 

Lisa pleurait à présent sans retenue, prostrée près du trou. Elle avait hurlé jusqu’à ce que sa gorge ne puisse plus articuler autre chose qu’une plainte rauque sans force. Elle avait essayé de capter l’attention du chien qu’elle avait entendu aboyer au loin, mais sans succès.

Pourvu qu’il n’ait pas dévoré le chaton !

Elle avait conscience qu’elle avait envoyé désormais le seul message qui était à sa portée.

Le vent lui apportait toujours les aboiements, mais de plus en plus faibles. Le chien s’éloignait. S’il avait tué le chat, il n’aurait pas continué d’aboyer. Elle serra les poings, frottant ses joues pour en évacuer les larmes au goût de désespoir.

Peut-être son message n’arriverait-il pas trop tard pour que quelqu’un puisse la retrouver vivante…