Jean Lafroix ouvrit au premier coup de sonnette. Il connaissait bien Lourmier, pour avoir souvent eu affaire à lui lors du recensement du patrimoine du village, et il les fit entrer sans se formaliser de l’heure tardive.
— Pardon de vous déranger si tard, insista le gendarme, mais nous avons besoin de votre aide pour une affaire de première importance.
— Ne vous en faites pas. Je ne dormais pas. Un manuscrit découvert en 1986 dans le sépulcre de l’église de Saint-Loup requiert toute mon attention depuis plusieurs semaines, et j’ai beaucoup de mal à l’abandonner pour céder aux exigences du sommeil. Il date des premiers temps de la chrétienté.
Lafroix baissa la voix et ajouta :
— Il faut dire que, de source cléricale régulière, on pense depuis toujours qu’un sens caché se dissimule dans les litanies, et qu’il indique l’emplacement de la deuxième partie du trésor de Villethierry.
Magne regarda Lourmier. L’adjudant-chef haussa imperceptiblement les sourcils.
— Le trésor de Villethierry ? s’enquit poliment le policier.
Les yeux bleus de Lafroix se mirent à pétiller derrière ses petites lunettes à monture d’acier.
— Oui. Un vrai trésor, vous savez ! Il est au musée de Sens. Enfin… la première partie ! Parce que l’on suppose qu’il ne s’agit que de la première partie. Voyez-vous, lorsque le trésor a été découvert dans un champ en 1969, on a conclu que…
Magne se racla la gorge et posa doucement la main sur le bras du vieil homme.
— Excusez-moi, monsieur Lafroix, mais nous sommes venus vous parler d’un cas d’une exceptionnelle gravité. Si vous le permettez, nous avons besoin de vos souvenirs, mais pour l’instant pas de ceux qui concernent les manuscrits.
Jean Lafroix se tut, dardant sur Magne un regard clair par-dessus ses verres, puis il ôta machinalement ses lunettes et les fit asseoir autour d’une solide table en chêne qui prenait le quart de la surface de son salon.
— Je vous écoute, dit-il alors en croisant les doigts sous son menton.
— Une jeune femme, ma collègue Lisa, a été enlevée par un dangereux criminel, expliqua Magne. Nous avons de bonnes raisons de croire qu’elle a été enfermée dans une cave de calcaire, quelque part dans les collines autour de votre village.
Magne lui résuma la situation en quelques phrases. Il posa sur la table le morceau de sac en lin.
— Nous espérions que vous pourriez nous éclairer sur la signification de l’inscription « HW 1901 ».
Le vieil homme prit le bout de tissu dans ses mains parcheminées, et il le lissa sur la table du bout des doigts.
— Hugo Weiss, dit-il au bout d’un instant. Aucun doute là-dessus.
— Weiss ? dit Magne, un Allemand ?
— Un juif prussien, pour être exact. Il est arrivé en 1898 à Villethierry de son pays natal. Avez-vous la moindre idée de la raison qui l’a poussé à venir d’aussi loin, messieurs ?
— Le trésor… murmura Magne.
— Exactement ! s’exclama Lafroix avec un air de triomphe. Comme tous les théologiens de toutes les époques, Weiss adorait décortiquer les écritures du passé.
— Et il est tombé sur un texte qui parlait de ce trésor !
— Oui. Seulement, Weiss l’a cherché toute sa vie, et il ne l’a jamais trouvé. Pour gagner de quoi survivre, il chassait les vipères dans la région. Il en a attrapé une quantité incroyable pendant quatorze ans. La sous-préfecture lui rachetait les peaux. C’est pour transporter ses serpents qu’il utilisait ces vieux sacs. Il avait écrit ses initiales dessus, comme les fermiers du coin, pour que personne ne se fasse piquer par inadvertance. Il a fouillé durant des années dans bon nombre d’endroits, je ne saurais vous dire combien exactement. Peut-être une centaine. Il est mort en 1912 de la varicelle à l’âge de 45 ans, plus pauvre que lorsqu’il était arrivé sur notre sol. Il a été enterré dans une fosse par le curé de l’époque, qui avait pris son âme en pitié.
— Des centaines… dit Magne, découragé. On ne la retrouvera jamais !
Lafroix se gratta le front.
— Peut-être bien que si. En 1901, Weiss s’est marié avec une jeune femme un peu simplette de Saint-Agnan, le village d’à côté. Ils ont vécu pendant quelque temps dans une cave, dans les collines, jusqu’à ce que la pauvre fille y meure en couches, d’ailleurs. Weiss a fini par trouver une cabane sur la commune et il a quitté les bois. Il y devenait complètement fou. Il disait qu’il l’entendait encore hurler, la nuit, de temps en temps. L’entrée de la cave a été recouverte par la végétation, et puis les gens l’ont oubliée.
— Mais pas vous… émit Magne, une lueur d’espoir au fond des yeux.
Lafroix se leva et repoussa sa chaise.
— Non, pas moi.
— Comment allons-nous faire pour la localiser ?
— J’ai ma petite idée sur la question. Suivez-moi à la mairie.
— Je connais toutes les caves du village, et depuis des années, expliqua le retraité tandis qu’ils parcouraient les quelques dizaines de mètres qui séparaient sa maison du bâtiment municipal. Comme tous les jeunes du coin à l’époque, j’ai fréquenté, sur ces petites places tranquilles. Et je suis certain que ce sac ne provient d’aucune d’entre elles.
Lafroix sortit une clé de sa poche et ouvrit la porte de la mairie. Devant l’œil interrogateur et silencieux de Magne, il crut bon de préciser :
— Je suis deuxième adjoint. Entrez.
Les deux hommes pénétrèrent à sa suite dans le local, et Lafroix les conduisit devant un grand pupitre en bois, qui supportait de lourds et larges registres, à la couverture de cuir lustré par les ans et l’usage.
— Le cadastre, dit-il sobrement.
Il tourna les pages, puis son doigt s’arrêta sur une carte, au milieu de nulle part.
— La cave de Weiss a nourri l’imagination des villageois pendant des années, mais il est mort bien avant ma naissance. Les histoires vivent leurs vies tant qu’il y a des gens pour les raconter. Ensuite, elles n’existent plus que comme des fantômes dans certains livres. Il n’y a pas eu de changement de propriétaire dans ces bois depuis des décennies. Juste des héritages qui se transmettent dans les familles en se morcelant au fur et à mesure des générations, comme partout ailleurs. Il y a seulement eu la vente d’une parcelle d’un peu plus d’une vingtaine d’hectares, il y a six ou huit mois. Ça nous a tous étonnés, au conseil, parce que cette parcelle est recouverte d’une végétation inextricable d’épineux noirs, et que cet homme inconnu du village s’est présenté comme un chasseur.
— Un chasseur… souffla Magne. C’est bien le bois où nous a emmenés Vernoux, non ?
Lourmier acquiesça en silence. Il avait le visage grave et tendu à l’extrême.
— Vous connaissez son nom ? demanda Magne au vieil homme.
— Hélas non, le registre n’est remis à jour qu’une fois chaque année, à peu près. Et cela s’est passé il y a moins d’un an, comme je vous l’ai dit. Je ne m’en souviens pas.
— Merde ! cria Magne en tapant du pied. On est à deux doigts de tenir cet enfoiré !
— Une chose est curieuse, cependant, dit Jean Lafroix. Ce bois est vide d’animaux. Pas une espèce ne reste durablement dans ce maquis, même pas le sanglier. On n’a jamais su pourquoi. Certains disent que c’est à cause du fantôme de la femme qui est morte avec son enfant en le mettant au monde. Pour ma part, je n’y crois guère…
— Si la cave de Weiss est dans ce bois, comment cet homme, inconnu du village, a-t-il pu en avoir connaissance ? intervint le militaire.
— Les archives du musée de Sens font état de toutes les tentatives de ceux qui ont consacré leur vie à chercher le trésor de Villethierry. Weiss y est cité. Sa vie y est très détaillée.
Magne tiqua.
— Comment savez-vous tout cela ?
Lafroix sourit.
— C’est moi qui ai écrit l’article. La sous-préfecture me l’a demandé après la découverte des bijoux, à la fin des années 1960. J’étais prof d’histoire au lycée de Sens, à cette époque, et je m’intéressais déjà à l’histoire du Sénonais.
— Si c’est bien de cela qu’il s’agit, comment l’homme aurait-il pu transporter votre collègue jusqu’ici sans se faire repérer par un agriculteur, ou un autre chasseur ? demanda Lourmier. En 4 × 4 ?
— Il y avait un risque que quelqu’un voie les traces, répliqua Magne. Ça aurait attiré l’attention sur son activité. Non, il y a forcément autre chose. Il a choisi ce lieu pour son isolement, mais également pour la discrétion de son mode d’accès. Il n’y aurait pas enfermé un flic s’il n’avait pas été sûr de son coup.
— Un souterrain ! dit Lafroix en tapant du poing sur le pupitre. Il y en a des tas, ici. Autrefois, les abbayes se protégeaient des envahisseurs barbares en faisant creuser des tunnels pour pouvoir s’échapper en cas d’attaque. Weiss était peut-être tombé sur l’un de ces boyaux taillés dans le calcaire en fouillant dans les caves.
Lafroix s’arrêta, le front plissé.
— L’entrée est ailleurs. Nous cherchons dans la mauvaise direction.
Magne posa le doigt sur la tache verte du plan matérialisant le bois.
— Alors comment le chat a-t-il fait pour sortir de là ?
— Il y a des garennes partout, dans les talus. La craie offre aux lapins un gîte sec et frais, et les talus sont pourris de trous. L’un d’eux doit y conduire. Mais lequel ?
Magne sentait la colère l’envahir peu à peu, au fur et à mesure que son impuissance à retrouver Lisa se faisait plus lancinante. Il y avait bientôt deux jours qu’elle avait disparu, et ces quarante-huit heures lui paraissaient déjà avoir duré des mois.
Jean Lafroix tourna les pages du cadastre et montra un plan recouvert de fines lignes qui partaient dans toutes les directions. La dernière mise à jour datait de 1836.
— Voici la carte de la majorité des souterrains connus de la région. Je suis sûr qu’on peut trouver un indice quelque part qui nous mènera à la cave de Weiss.
Il posa l’index sur une partie sombre que Magne avait identifiée comme étant l’église.
— Voyez. Ici, c’est le centre du village. Là, la fontaine et l’ancien puits, condamné depuis des décennies. Ici, le chemin que vous avez pris tout à l’heure pour vous rendre chez Gaston Vernoux.
Lafroix posa un second doigt sur une partie hachurée de gris.
— Ici, le bois où la grotte de Weiss est supposée exister. Et si l’on regarde les souterrains, il y en a bien un qui va à proximité de cette colline. Les accès, en revanche, sont limités.
Jean Lafroix réfléchit un instant, puis il indiqua un point sur la carte.
— Celui-ci s’est éboulé en 1943 pendant que les Allemands faisaient des essais de forage pour trouver de l’eau. La fontaine avait été polluée par des cadavres de renards jetés dedans pour les empêcher de prendre racine chez nous.
Magne s’exhorta au calme. Le vieil homme ne faisait qu’essayer de les aider, mais la lenteur et la précision de ses explications l’exaspéraient. Il se concentra sur le plan. Une ramification du souterrain s’éloignait du village.
— Et celui-ci, où va-t-il ?
— Celui-ci ?… Tiens, c’est étrange… On dirait qu’il ne va nulle part, mais en fait il débouche sur un terrain qui appartient à cet homme qui est mort à Paris, la semaine dernière. Vous savez, l’industriel ?
Magne se leva d’un bond, et sa chaise bascula sur le sol.
— Nom de Dieu ! Taillard ! L’entrée est chez lui !
Lourmier prit Jean par le bras.
— Vous êtes sûr de vous ?
Jean Lafroix rajusta ses lunettes.
— Je suis formel. Ce Taillard est venu habiter ici dans la maison de ses parents il y a une vingtaine d’années. Il a voulu entrer au conseil municipal, mais nous ne l’apprécions guère, et nous l’avons évincé deux fois des élections. Il nous a invités chez lui pour en discuter, et je me rappelle bien qu’à côté de la grande porte de sa grange, il y en a une plus petite, taillée en ogive. Elle mène aux souterrains, c’est certain. Seulement…
— Quoi ? fit Magne.
— L’entrée est scellée depuis plus de quarante ans, après qu’un gamin du village s’est perdu et est mort dans ce boyau. Il est impossible de passer par là.
— Allons vérifier, dit Lourmier. Taillard a peut-être ouvert cette issue depuis.
Magne se passa nerveusement les doigts dans les cheveux.
— C’est inutile. J’ai visité la maison et le terrain, et je me souviens de ce mur qui a été monté dans l’ouverture pour la sceller. Il n’a pas été détruit.
— Donc l’entrée est ailleurs, le long de cette ligne, dit Magne.
— L’ancienne décharge ! bondit Lafroix. Elle est juste en contrebas de la route. Il y a des vieilles voitures, de vieux frigos et tout un tas de saloperies que les habitants de la commune jetaient là avant l’ouverture de la déchetterie intercommunale. Il y a un vieux chemin creux à peu près carrossable qui y conduit. Regardez ! C’est juste sur la ligne de ce tunnel !
Pris par l’excitation, les trois hommes se précipitèrent jusqu’à la voiture de Magne et démarrèrent sur les chapeaux de roue, déclenchant des aboiements dans tout le centre du village.
Quelques kilomètres plus loin, le capitaine coupait le contact de la 205 devant un monticule de terre recouvert d’orties et d’arbustes enchevêtrés.
— La commune a enfoui la décharge sous des dizaines de couches de résidus de béton issus des chantiers de construction, indiqua le retraité. Puis on a mis des camions de terre de remblai. La nature a fait le reste pour faire disparaître cette horreur à ciel ouvert.
Du faisceau de sa lampe, Magne indiqua une trace dans l’herbe. Des tiges de graminées étaient couchées en direction des buissons. Ils suivirent la piste jusqu’à un mur compact de végétation, puis Magne cassa une branche pour coucher les épineux qui s’accrochaient à leurs vêtements.
Après une centaine de mètres d’une progression difficile entre les églantiers et les ronces, la bouche obscure matérialisant l’entrée d’une cave apparut derrière le tronc d’un noyer. Magne pénétra le premier dans la galerie. Il fit quelques pas en baissant la tête pour passer.
— On a mis le doigt dessus, cette fois ! Regardez ça !
Il indiquait une lourde porte en fer rouillé scellée dans le mur de la cave. La serrure brillait sous le faisceau de lumière.
— Cette porte a été posée à l’époque où celle de Taillard a été bouchée, expliqua Lafroix, qui se frottait le crâne pour en enlever une toile d’araignée. On ne voulait plus qu’il y ait d’accidents dans les souterrains. En revanche, la serrure a été changée récemment, on dirait…
Magne se pencha pour examiner la fermeture.
— C’est un sacré morceau ! Ça va être coton de la casser…
— J’ai une barre à mine, dans le garage. Je vais la chercher ! dit Lafroix avant de courir vers la sortie.
— Je l’accompagne, ajouta Lourmier. Si c’est un gros modèle, elle risque d’être lourde pour lui.
Resté seul, Daniel Magne inspecta les volumineux gonds en acier, et se rendit compte qu’il aurait plus vite fait de briser l’articulation de la serrure. Incapable d’attendre le retour de ses compagnons, il fouina dans la cave et trouva dans un coin un vieux bout de ferraille qui paraissait assez solide. Il coinça le morceau de fer contre le calcaire, à la jonction du bloc de ciment qui sertissait les pivots dans le mur, saisit une pierre assez lourde qui se trouvait près de la porte, puis il l’abattit dessus en frappant d’un coup sec. Un tout petit morceau de ciment cassa sur le bord, mais le scellement tenait le coup. Il frappa encore plus fort, et le morceau de ferraille plia. Rageur, il le jeta contre la paroi.
Magne poussa un rugissement de frustration et mit un violent coup de poing dans la porte.
Il touchait au but. Il le sentait. Dans quelques minutes, c’en serait fini de l’angoisse qui le minait depuis deux longues journées. Cette foutue porte était le dernier obstacle qui le séparait d’elle.
Soudain, il sortit son arme et la braqua sur la serrure. Il eut un vague soupçon que la balle pouvait rebondir et venir se ficher dans son corps, et il se décala légèrement sur le côté. Il leva le canon et visa soigneusement. On allait voir si cette saloperie allait résister bien longtemps au 9 mm.
— Stop ! cria Lourmier en faisant irruption dans la cave. Vous voulez devenir sourd ?
— Quoi ? grogna Magne, qui battit des paupières comme s’il sortait d’un rêve éveillé.
— Si vous tirez avec une arme à feu dans une grotte comme celle-ci, vous allez y laisser vos tympans. Baissez votre arme, capitaine ! Nous avons mieux que ça.
Lourmier brandissait une longue barre à mine qui paraissait peser une tonne. Elle possédait un bout pointu d’un côté, et de l’autre un drôle de sabot arrondi se terminant par une panne plate. Le militaire inséra le bout de la panne entre le mur et le bord du chambranle de fer, tout en bas de la porte. Il se tourna vers Magne.
— Venez m’aider. On fait sauter le gond du bas, et après on remonte. Le premier sera le plus dur. Il va s’appuyer sur les autres. Après, ce sera plus facile.
Le policier rengaina son pistolet et se précipita sur la barre. Jean Lafroix voulut les rejoindre, mais il n’y avait pas assez de place pour trois paires de mains. Les deux hommes poussèrent alors avec toute la force qu’ils pouvaient conjuguer. Le gond gémit, mais ne céda pas. Lafroix, qui l’observait de près à l’aide de la lampe, les encouragea.
— Il a bougé ! Il a bougé ! Encore un coup !
Magne essuya ses mains sur son pantalon, puis il les posa à nouveau sur la barre, juste à côté de celle de Lourmier. Ils se concertèrent du regard, et mirent toute leur énergie en une seule poussée décisive. Il y eut un claquement sec, et le gond du bas s’arracha du mur d’un seul coup, le béton encore accroché à la patte en acier.
Jean Lafroix poussa un cri de joie. Les deux autres gonds cédèrent en quelques instants. Bientôt, la porte s’écroula sur la pierre à l’intérieur du corridor. Les trois hommes allumèrent les deux lampes restantes.
Derrière l’ouverture, le souterrain partait dans deux directions opposées.
— Le bois, de quel côté ?
Jean tendit la main vers la droite sans hésiter.
— Par là, il y a environ sept à huit cents mètres. Au premier croisement, encore à droite, puis à gauche à celui d’après, si mes plans sont exacts…
— Allons-y, dit Magne.
Ils marchèrent rapidement dans le boyau, passèrent les deux intersections indiquées par Jean Lafroix, puis ils furent arrêtés au bout d’une centaine de mètres par une seconde porte. Celle-ci était neuve, et en chêne épais. Elle avait été installée récemment, car cette fois la couleur des scellements se détachait nettement sur la paroi.
Magne jura, mais Lourmier lui montra la serrure. La clé était dedans. Le capitaine sortit son arme et entra en la pointant devant lui, balayant le sol de la grotte avec sa lampe.
— Lisa ! Tu es là ? C’est moi, Daniel !
Soudain, le faisceau se figea sur un pied qui dépassait d’un tas de chiffons enroulés autour d’une forme humaine.
— Lisa ! cria Magne d’une voix brisée. Oh non ! Lisa !
Il se précipita près du corps inanimé de la jeune femme. Elle avait les yeux fermés et le visage livide. Envahi par un atroce pressentiment, il posa un index tremblant sur sa carotide.
Soudain, l’air trouva un chemin jusqu’à ses poumons. Le pouls était faible, mais il était là.
— Elle est vivante ! Il faut appeler les secours !
— Je m’en occupe tout de suite, dit Lourmier. Je dois sortir. Le talkie ne fonctionne pas sous terre. Je vous rejoins dès que c’est fait.
L’adjudant-chef partit en courant dans le boyau de calcaire. Magne prit le visage de Lisa dans ses mains et embrassa son front brûlant à la naissance des cheveux.
— Je suis là, Lisa. Je suis là… lui dit-il doucement.
Il ôta alors sa veste et en enroula le buste de la jeune femme, puis il la prit dans ses bras. Jean Lafroix passa devant lui pour lui éclairer le chemin jusqu’à la sortie. Essoufflé, Lourmier les rejoignit au petit trot alors qu’ils approchaient de la porte en fer.
— L’hôpital de Sens envoie un hélico. Il sera là dans cinq minutes.
Daniel Magne glissa le bras sous la tête de Lisa pour la maintenir contre sa propre chaleur.
— Merci, dit-il d’une voix enrouée. Merci mille fois à tous les deux. Sans vous, elle serait morte dans ce trou.
Lafroix et Lourmier se regardèrent, heureux. Tout à coup, le vieil homme claqua des doigts.
— Au fait ! J’ai votre renseignement !
— Mon renseignement ? demanda Magne d’un air hagard, tandis qu’il berçait doucement Lisa contre lui, le nez dans ses cheveux.
— Le chasseur… celui qui a acheté le bois l’année dernière.
Magne se figea, brutalement ramené à son enquête.
— Vous avez son nom ?
— Oui. Ça m’est revenu à la maison.
L’hélicoptère approchait déjà, couvrant la voix de Jean Lafroix. Lourmier braqua sa lampe vers le ciel pour lui indiquer leur position. L’appareil atterrit rapidement, ses pales tournant toujours au ralenti dans un bruit assourdissant.
Une main frissonnante agrippa soudain celle du capitaine, la tirant vers le bas pour capter son attention. Magne se pencha vers le visage blême de Lisa, qui le fixait de ses yeux brûlants de fièvre. Elle lui fit signe d’approcher son oreille de ses lèvres exsangues. Elle prononça alors un mot qu’il n’entendit pas.
— Lisa ! L’hélico est là. Ne t’inquiète pas. On t’emmène à l’hôpital. Je suis là, je reste avec toi. Ça va aller, ma belle…
La pression de la main se fit plus forte. Magne baissa la tête jusqu’à ce que son oreille effleure les lèvres de la jeune femme. Lisa rassembla ses forces, puis elle haussa la voix autant qu’elle put avant de jeter le nom qui la consumait. Épuisée par sa tentative, elle s’abandonna alors dans les bras de l’officier, puis elle plongea son regard fiévreux dans ses prunelles.
Il serra sa main avec délicatesse. Ses yeux étaient devenus des trous noirs sans fond.
— Oui, j’ai pigé. Je m’occupe de lui.
Il confia Lisa aux bras solides de Lourmier, puis il s’éloigna quelques instants pour appeler le commissaire Estier, mais son portable affichait toujours un réseau indisponible. Lorsqu’il revint, les brancardiers avaient déjà chargé Lisa dans l’hélicoptère. Ils s’apprêtaient à repartir. Lourmier s’approcha du capitaine et cria assez fort pour couvrir le bruit des pales qui se mettaient à tourner à plein régime.
— Allez avec elle. Je vous rejoins à l’hôpital avec votre voiture. Un de mes hommes viendra récupérer la mienne.
Magne lui serra la main avec émotion. Le bruit était devenu assourdissant. Le gendarme lui mit la main sur l’épaule, lui faisant signe de monter dans l’appareil.
Magne grimpa et prit place près du brancard. Lisa avait fermé les yeux, épuisée. Un médecin lui avait branché une perfusion dans le bras et ajusté une couverture chauffante autour du corps. Jean Lafroix se pencha alors vers lui et lui glissa un morceau de la carte déchirée dans la main.
Daniel Magne sentit l’hélicoptère basculer et décoller. Il fit un signe de la main aux deux hommes qui disparurent rapidement dans la nuit. Sous le fuselage, le champ céda alors la place à l’obscurité. L’appareil prit rapidement de la vitesse et plongea en direction de Sens.
À la lumière de la cabine, Daniel Magne prit réellement conscience de l’état de Lisa. Sa mâchoire avait gonflé, l’une de ses lèvres n’était plus qu’une plaie, et son poignet droit avait doublé de volume. Il observa en silence le médecin ausculter soigneusement la jeune femme. Au bout d’un moment qui lui parut interminable, le toubib lui fit un commentaire sommaire et silencieux de son examen en levant le pouce.
Le capitaine respira soudain plus librement. Une pensée, obsessionnelle, virevoltait dans son esprit. Maintenant, il allait pouvoir agir.
Tout à coup, il se souvint du morceau de papier qu’il serrait toujours dans son poing crispé. Il déplia le document, et les lettres se mirent alors à danser devant ses yeux.
De son écriture fine et penchée d’universitaire, Jean Lafroix avait inscrit le nom du propriétaire du bois :
Germain Morisset