Paris, 8 h 13
La porte céda en craquant sous les coups d’épaule des policiers. Martial Gallerne entra et s’accroupit, le poing armé tendu en avant pour couvrir son collègue, qui pénétra à son tour dans l’appartement et se plaqua contre le mur. Les deux hommes s’immobilisèrent. Cette fois, la commission rogatoire ne servirait à rien. La mare de sang qui coulait sur le tapis du salon en suivant le contour du pied du bureau ne laissait pas planer le moindre doute. Leur client ne risquait pas de leur poser d’autre problème que celui d’éviter de se salir en l’identifiant. Il avait projeté devant lui des traces sanglantes en crachant le liquide qui emplissait ses poumons, et le sol en était imprégné tout autour de sa chaise. Sa tête reposait sur le bureau, coincée entre ses bras. La flèche dépassant de l’occiput et du front fit grimacer Henri Walczak, qui compara le profil intact du cadavre avec la photographie que lui avait remise le commissaire Estier.
Pas de doute possible. Ce visage était bien celui de Bernard Diran. Ils arrivaient trop tard. Walczak et Gallerne se consultèrent silencieusement du regard. Ils mettaient la main sur le meurtrier qu’ils recherchaient depuis plusieurs jours, et c’était pour se retrouver avec un autre sur les bras.
Qui avait tué Diran ? Pas Morisset, en tout cas, toujours en garde à vue sous l’œil vigilant de Rafik dans les locaux du centre de police.
Walczak montra le trou dans le dos de Diran, puis il se tourna vers la fenêtre ouverte, se baissant à la hauteur qu’il estima être celle de son cou lorsqu’il était assis. Les deux impacts étaient distants de moins de quarante centimètres sur le corps de la victime, mais l’angle fermé dû à la distance entre le bureau et la fenêtre d’une part, et la largeur de la rue d’autre part, ne permettait le tir que d’un seul étage de l’immeuble d’en face. À l’une des fenêtres, les rideaux flottaient doucement dans l’air frais.
Les deux policiers échangèrent un regard.
— J’y vais, décida Gallerne. Ne laisse entrer personne.
— OK. Fais gaffe à toi…
Deux voisines étaient déjà devant la porte fracassée, une main horrifiée sur la bouche, dans la position classique de ceux qui découvrent au petit matin qu’ils ne sont pas éternels.
Gallerne sortit en courant et se précipita dans les escaliers. Walczak referma la porte tant bien que mal, puis il appela l’identité judiciaire. Il y avait encore du pain sur la planche pour les techniciens de la mort.
Lorsqu’il aperçut la porte entrebâillée, Martial Gallerne sut qu’il avait trouvé le bon appartement, et qu’il arrivait encore trop tard. Il entra néanmoins avec précaution. Un homme inconscient gisait sur le sol, un arc à poulies serré dans la main. Il s’approcha lentement, son arme braquée sur l’inconnu, mais la bosse que le type avait sur le crâne indiquait qu’il allait avoir du mal à se réveiller tout de suite.
Un éclair brillant capta soudain sa vision périphérique. Il roula instinctivement sur le parquet pour éviter l’assaut de son agresseur, puis il braqua son P38 sur la forme hirsute surgie de la cuisine, l’index crispé sur la queue de détente, prêt à faire feu.
— Halte ou je tire ! cria-t-il en tentant de maîtriser sa voix.
Puis il ajouta pour faire bonne mesure :
— Police !
La vieille femme poussa un cri perçant et lâcha la casserole qui frappa le sol avec fracas. Elle fit un pas en arrière et perdit l’équilibre en se prenant les pieds dans le tapis. Elle heurta le chambranle de la porte, et Gallerne crut un instant qu’elle allait se retrouver les quatre fers en l’air. Mais elle glissa contre le bois et tomba par miracle sur une malle sur laquelle elle s’affala, les bras ballants.
Gallerne avala sa salive, le cœur bondissant dans sa poitrine. Il avait failli se faire assommer par une grand-mère. Un coup comme ça pouvait lui ruiner l’accès à la cafétéria du commissariat jusqu’à la retraite. Il avait eu chaud ! Il rangea son arme, et s’approcha de l’octogénaire en lui parlant doucement.
— C’est terminé, madame. Je suis policier.
Il lui mit sa carte devant les yeux afin d’être sûr qu’elle comprenait bien ce qu’il disait.
— On vous a attaquée, mais je suis là, maintenant. Vous ne risquez plus rien, d’accord ?
La vieille dame avait le regard dans le vague, et le policier pensa qu’elle ne l’avait pas entendu. Elle répondit néanmoins d’une voix traînante, secouant la tête pour appuyer ses paroles.
— Un Arabe. Très grand. Il a sonné en disant qu’il avait un colis pour moi. J’ai ouvert et il m’a frappée. Je ne me souviens de rien d’autre.
Gallerne considéra le petit homme au front dégarni qui gémissait sur le sol du salon, et qui n’avait pas l’air d’avoir dans les veines une seule goutte de sang méditerranéen. Il appela Henri Walczak pour lui demander de lui envoyer en priorité l’équipe des experts dès qu’ils seraient là, afin de venir relever d’éventuelles traces laissées par l’agresseur de l’aïeule dans son appartement.
En attendant l’identité judiciaire, il composa le numéro de téléphone du commissaire Estier.
L’homme fut emmené une demi-heure plus tard, escorté par deux policiers en tenue. Il commençait seulement à reprendre conscience, ses pieds traînant sur la chaussée, et ils durent quasiment le porter jusqu’à leur véhicule.
Gallerne rejoignit ensuite Walczak, et il repoussa sans ménagement les curieux qui commençaient à s’agglutiner sur le palier. Il referma la porte cassée derrière lui pour isoler la scène du crime de la morbidité des voisins. Henri Walczak baissa la voix, le tirant un peu à l’écart des oreilles indiscrètes.
— L’ordinateur est celui de Taillard, expliqua-t-il. L’écran est mort, mais le vieux avait fait réparer la colonne à Sens. Il y a une étiquette à son nom, au dos. Diran était en train de le fouiller quand il a été abattu.
— Parfait. Je regarde ça dès que nous sommes rentrés.
Faisant attention de ne pas marcher dans la flaque de sang, il débrancha la machine qui tournait toujours, ne pouvant la commander par la souris. Il espéra que cela n’abîmerait pas les fichiers ouverts, mais de toute manière il ne pouvait procéder autrement. Il posa la tour près de la porte. Ils n’avaient plus qu’à attendre les nettoyeurs.
Ils quittèrent les lieux après le départ du médecin légiste, qui constata la mort de Diran et parapha les papiers officiels autorisant le déplacement du cadavre. L’identité judiciaire et les photographes ayant terminé leur macabre travail, le corps de Diran fut emporté sur un brancard recouvert d’une couverture, la flèche empêchant qu’il soit enfermé dans un sac approprié. La silhouette profilée par le tissu cloua le bec aux observateurs qui se pressaient autour des rubalises tendues par les agents de police devant l’entrée du bâtiment. La lame de chasse pointait d’un côté, et l’empennage dépassait de l’autre. Les portières de l’ambulance se refermèrent, et le véhicule démarra lentement entre les badauds abasourdis et figés dans un silence nauséeux.
Martial Gallerne et Henri Walczak traversèrent la foule pour récupérer leur voiture, qui était toujours garée en travers de la rue.
— Drôle de fin, quand même, dit Walczak.
— Il l’avait cherché, on dirait, commenta Gallerne.
Henri resta silencieux un moment.
— Tu as prévenu le capitaine ? demanda-t-il soudain.
— Merde !
Gallerne appela Magne sur son portable, mais tomba sur la messagerie. Il lui donna brièvement le résumé des faits puis raccrocha.
— Il doit être à l’hôpital avec Lisa. Les portables sont certainement coupés à cause des appareils de soins. Il nous rappellera.
— Sale coup pour elle, dit Walczak. Il a dit à Estier comment elle allait ?
— Il ne sait pas trop, en fait. Elle est blessée au visage et au poignet, et elle a chopé une sévère intoxication alimentaire. En dehors de ça, il pense qu’elle n’a rien subi de plus grave.
Le ton rauque de la voix de Gallerne alerta son collègue.
— Il pense ?
— Pour l’instant, il n’en est pas certain, ajouta Martial en serrant les dents.
Puis, d’un coup de talon rageur, il enfonça la pédale d’accélérateur.
Le médecin sortit de la salle d’urgence en se séchant les mains. Magne se leva d’un bond et se précipita au-devant de lui. L’homme en blanc sourit en levant les paumes d’un geste apaisant.
— Elle va bien, ne vous inquiétez pas. La fracture du poignet est nette et va se ressouder correctement maintenant que j’ai remis les os en place. Elle est jeune. Ça ira vite. Pour l’intoxication, elle devra observer une diète sévère pendant quelques jours afin de se reconstruire une flore intestinale efficace. Je lui ai prescrit un traitement de cheval qu’elle devra suivre à la lettre. En ce qui concerne le choc émotionnel, en revanche, je ne peux rien faire pour l’instant. Le temps et l’affection de ses proches y pourvoiront pour une bonne part. Vous êtes de sa famille ?
— Son collègue. Dites, docteur… Est-ce qu’elle… Est-ce qu’elle a été… enfin…
Le médecin posa sa main aux doigts longs et fins sur le bras du policier.
— Elle n’a pas subi de sévices sexuels, si c’est ce que vous voulez savoir. Enfin… pas vraiment.
Daniel Magne releva la tête comme s’il avait reçu un uppercut dans la mâchoire.
— Comment ça, pas vraiment ?
Le médecin se prit le menton dans la main, cherchant visiblement ses mots.
— J’ai examiné Mlle Heslin de la tête aux pieds, capitaine Magne. Elle n’a pas été violée à proprement parler, mais je dois vous dire que son agresseur l’a violentée à la poitrine. Elle porte des marques de morsures sévères.
Magne se voûta, comme instantanément vidé de toute énergie. Le praticien lui mit la main sur l’épaule.
— Je vais être franc avec vous. Vu les blessures qu’elle a aux seins, il n’y est pas allé de main morte, je peux vous le garantir. Mais sachez que lorsqu’elle sortira d’ici, elle va avoir besoin de personnes comme vous pour la soutenir. En effet, elle risque un choc émotionnel grave lorsqu’elle réalisera ce qu’elle vient de traverser. Vous m’avez bien compris ?
Le policier hocha lentement la tête. Ses yeux restèrent rivés sur le linoléum luisant du couloir de l’hôpital. Les muscles de son cou étaient tendus comme des câbles d’acier.
— Elle est en salle de réanimation, continua le médecin d’une voix qu’il espérait rassurante. J’ai bien peur que vous ne puissiez pas encore lui parler avant un bon moment. Dès qu’elle sera transportable, je la ferai rapatrier à Paris, à Saint-Louis, près de votre commissariat. J’ai déjà donné des instructions dans ce sens. Venez, c’est ma pause, je vous emmène manger et boire quelque chose à la cafétéria.
Magne allait refuser, mais le regard apaisant du toubib le convainquit qu’il était inutile d’attendre devant une porte close pour le moment. Il le suivit et ils s’installèrent à une table, près d’une fenêtre donnant sur le parc boisé de l’hôpital. Le restaurant était pratiquement vide.
Soudain, il sentit le poids de sa nuit blanche s’abattre sur lui, et il se frotta machinalement les paupières. Au fond de son ventre, un « alien » se mit à gargouiller férocement, et il réalisa qu’il n’avait rien mangé depuis l’avant-veille.
Le médecin commanda d’autorité deux menus du jour et une demi-bouteille d’Irancy. Lui-même n’avait pas l’intention de boire de vin, mais une quantité raisonnable d’un bon bourgogne allait permettre au policier, vu son état de fatigue évident, d’évacuer une partie de son stress au cours d’une bonne discussion à bâtons rompus sur des sujets anodins.
Tout ce qu’il avait à faire, c’était d’éviter soigneusement de parler de la jeune femme inconsciente qu’il venait d’opérer d’une vilaine fracture du radius, et qui appelait son père en hurlant lorsqu’il l’avait immobilisée sur la table de chirurgie.