— Je l’ai ! dit Martial Gallerne devant son écran. Accident de chasse, Kalahari 2005. Pas compliqué, il n’y en a eu que cinq dans la saison, dans cette région, et les quatre autres sont des Blancs qui se sont entretués après un repas trop arrosé au whisky irlandais. Voilà notre homme.
L’ordinateur récupéré chez Bernard Diran avait fini par livrer ses secrets. Diran était mort devant le fichier ouvert qui contenait les photos que Taillard avait dissimulées, et lorsque les techniciens avaient branché à nouveau la machine, celle-ci avait tout simplement proposé une restauration de la session à la suite de la mauvaise extinction précédente du système. Ils en étaient restés muets, tant les clichés étaient explicites.
Bernard Diran avait été photographié à plusieurs reprises, sous plusieurs angles, et visiblement à son insu. Dans ses mains, il tenait le visage ensanglanté d’un jeune Noir allongé à ses pieds, qui le regardait les yeux écarquillés de terreur. Abandonné dans l’herbe rase de la savane, on apercevait la naissance de la courbe d’un arc de chasse. Dans son dos, quelques empennages d’un blanc virginal dépassaient de son carquois de cuir. Tous les clichés étaient datés de 2005.
Gallerne déclencha l’impression de la page retrouvée sur les fichiers de la police internationale. Cette base de données occulte, mise au point en 2001 après les attentats du World Trade Center, permettait aux policiers de tous les pays membres d’accéder aux fichiers de toutes les affaires judiciaires, et en particulier des disparitions de personnes à la suite d’une fugue, d’un accident, d’un homicide, ou d’un attentat. En 2002, l’Afrique du Sud avait adhéré au procédé.
Gallerne récupéra la feuille dans le bac de l’imprimante et composa le numéro de Magne.
— J’ai trouvé ! Le Noir s’appelait Moussa M’Kayle. Il avait des parts dans l’affaire de Taillard, le camp de la Mante. C’est un habitant de Niobolo, un village du coin. Il voulait développer la chasse pour les Européens, parce que cela représentait un gros paquet de fric potentiel. Il a embauché des gars de son bled pour construire les lodges, ces petits chalets d’accueil tout confort. Il était très apprécié chez lui et sa mort a foutu un vrai bordel avec les résidents blancs pendant des mois. Tous les chasseurs de la région ont déserté le secteur par crainte de représailles. Mais c’est son propre frère, Baksek, le chef de Niobolo, qui a calmé les esprits pour éviter une effusion de sang. T’es toujours là ?
— Je t’écoute religieusement, répondit Magne.
— Baksek est un chaman. Il a une grande influence sur la population locale, et les choses ont fini par se tasser. Il a brûlé lui-même le camp de la Mante jusqu’aux fondations, et il a interdit à Taillard de remettre les pieds dans le Kalahari, ou alors il ne répondrait plus de rien. L’histoire a ému les autorités qui ont enquêté sur la mort de Moussa. L’enquête de la police locale a été très poussée. Les Blancs ne sont pas spécialement en odeur de sainteté, dans ce pays. Mais il y a quelque chose qui ne colle pas du tout avec les photos de Taillard.
— C’est-à-dire ?
— Officiellement, Moussa M’Kayle n’a pas été tué par une flèche. Il a été encorné par un buffle !
— Quoi ? ?
— Le compte rendu de la police tribale est très précis. Le jeune guide a été retrouvé dans la plaine, la cage thoracique défoncée par la charge d’un buffle. Ces animaux sont extrêmement imprévisibles et font partie des plus dangereux prédateurs du monde, avec le grizzly et l’ours polaire.
Magne poussa un sifflement. Tout commençait à se mettre en place.
— Les salopards !
— Oui, acquiesça Gallerne. La scène a été maquillée. Il fallait effacer la trace de la lame de chasse. Sinon, ils se seraient fait massacrer sur place.
— Si je comprends bien, ils ont embroché le cadavre de Moussa sur la corne d’un buffle pour maquiller le crime de Diran ?
— C’est exactement ce que je pense, Daniel ! C’était ça ou ils y passaient tous !
Magne garda le silence un instant.
— Je te parie qu’il n’y avait pas un seul témoin, dit-il soudain. C’était certainement un accident, mais Taillard a pris des photos de Diran avec sa victime pour se couvrir, au cas où il n’aurait plus que cette solution.
— C’est aussi mon avis, opina Gallerne. Mais quelqu’un a fini par être au courant de ce qui s’est passé ce jour-là…
— C’est la mort de Taillard qui a tout déclenché, dit Magne, pensif. J’ai ma petite idée sur la question. Au fait… Elle a repris connaissance il y a quelques minutes. Elle va bientôt aller mieux. J’attends dehors qu’on m’appelle pour la rejoindre.
— Merci pour l’info, Daniel. Embrasse-la pour nous tous.
Magne grogna une réponse évasive, puis il changea de sujet.
— En ce qui concerne la cave, Diran avait dû entendre parler de cette histoire de gamins qui se sont perdus là-dedans dans les années 1950 et y sont morts. Ça pouvait aussi bien passer pour une fin naturelle pour Taillard, puisque le souterrain débouche chez lui. Il a dû trouver le concept trop compliqué et a changé d’idée en cours de route. Mais il a gardé l’accès au local. Ce truc était invisible, et inutilisé. Quel meilleur endroit pour planquer un otage, hein ?
Tout à ses réflexions, Daniel Magne se tut, puis il raccrocha après avoir remercié Martial Gallerne pour son appel. Une pensée venait de surgir dans son esprit.
Si l’information avait été révélée à Niobolo, ce devait être immédiatement après la mort de Taillard, car il s’était écoulé à peine quelques jours entre le début de l’affaire et la mort de Diran. Quelqu’un avait donc eu connaissance d’un courrier à destination d’Afrique du Sud à poster juste après la mort de Serge Taillard s’il lui arrivait quelque chose.
Un courrier qui comprenait à coup sûr une copie des photos de Bernard Diran et de Moussa M’Kayle.
Taillard ayant été assassiné le dimanche précédent, et la nouvelle connue aux informations nationales le lendemain en fin de journée, la lettre avait donc été mise au courrier international au plus tôt le lundi soir. Il y avait une chance que ce soit à Sens, Taillard y ayant établi la majorité de ses relations.
Daniel Magne eut un sourire sans joie. Le profil du petit postier commençait à se dessiner sérieusement, mais il lui manquait encore une preuve. Soudain, il pensa qu’on ne devait pas envoyer tous les jours des lettres en Afrique du Sud depuis le bureau de Sens. Il aurait peut-être la chance de tomber sur le préposé qui l’avait mise dans le bac, en début de semaine, et qui s’en souviendrait…
Le visage de la guichetière au nez épaté et à la peau chocolat s’éclaira brusquement d’un énorme sourire. Le responsable du service du courrier de la poste de Sens n’avait pas mis plus de dix minutes à convoquer ses employés pour leur poser la question, mais un interrogatoire poussé du personnel avait été inutile. Mme Kouélé, une Sénégalaise joviale d’une cinquantaine d’années, se rappelait parfaitement ce grand homme triste aux tempes grises qui avait sué sang et eau pour recopier sur le recommandé l’adresse indiquée sur l’enveloppe.
— Comment était-il habillé ?
— Eh bien, avec un pa’dessus moche, des chaussu’es de Blanc, une c’avate de Blanc, comme tout le monde chez les Blancs, quoi…
— Réfléchissez bien, madame Kouélé, insista le policier. N’y avait-il pas dans son allure un signe particulier qui aurait pu vous attirer l’œil ?
— Ben… non, j’vois pas.
— Allons, persévéra Magne. Une femme qui voit des tas de gens, comme vous, remarque forcément des choses qui l’amusent, qui la choquent, qui la surprennent. Nous avons tous des attitudes propres, qui n’appartiennent à personne d’autre que…
— Il avait une bague ! s’écria-t-elle soudain. Une chevaliè’e, une g’osse, avec un diamant ! Je me suis dit que ça b’illait t’op pou’ un homme de cet âge ! Et puis il se g’attait tout le temps le nez, sur le bo’d, là. Comme si ça pouvait le ’end’e plus intelligent !
Mme Kouélé imita la concentration extrême de celui qui est penché sur un document ardu. Elle fit semblant de lire, et elle se frotta l’index sur l’aile du nez avec un air très sérieux, puis elle éclata de rire, satisfaite de sa prestation.
Marnay ! pensa Magne en poussant un profond soupir, soulagé d’avoir enfin la confirmation de ce qu’il soupçonnait déjà.
Le chef de service haussa un sourcil inquisiteur.
— Cela vous a-t-il été utile, inspecteur ?
Le capitaine eut un sourire fatigué, mais rempli de reconnaissance.
— Infiniment précieux, même. Merci, madame Kouélé. Merci du fond du cœur.
Magne quitta la poste et se rendit directement au cabinet de l’homme de loi, les poings serrés dans les poches. Tout en marchant, il pensa qu’il allait lui falloir toute la volonté du monde pour ne pas sauter à la gorge de l’avocat.
Surprise par le bruit de la porte qui claquait contre le mur, la secrétaire le regarda entrer d’un air craintif. Elle se dressa d’un air paniqué en le voyant pénétrer avec détermination dans le bureau.
— Me Marnay est à Paris, dit-elle précipitamment d’une voix mal assurée. Il plaide une affaire compliquée. Il ne sera pas là avant mardi, au plus tôt.
— Au Palais ?
— Pardon ?
— Son affaire… c’est au Palais de justice de l’île de la Cité, ou dans un autre tribunal ?
— C’est un procès d’assises, précisa la secrétaire d’un ton sec. Il a décidé de rester proche de son client pendant toute l’audience, jusqu’au jugement.
Magne posa ses mains bien à plat sur le bureau de la secrétaire et se pencha vers elle en souriant juste avec le bout des lèvres.
— Excusez-moi, vous avez dit quel tribunal ?
La femme jeta un regard anxieux vers son téléphone, posé à côté des doigts nerveux de Magne jouant le staccato sur le bois lisse.
— C’est au Palais de la Cité… dit-elle d’une voix rauque.
— Vous êtes très aimable. Merci.
Quelques instants plus tard, il s’engouffrait derrière le volant de sa 205. Il tourna la clé de contact, puis il croisa son regard sombre dans le rétroviseur de sa voiture.