Deux jours plus tard, Paris, 10 h 14
Assis au fond de la salle sur l’un des bancs réservés au public, Daniel Magne observait Arnaud Marnay faire des effets de manche devant la présidente de la cour d’assises du Palais de justice. Cela avait été long d’attendre pendant quarante-huit heures. Interminable, même. Mais le résultat en valait la peine.
Le policier avait prévenu les journalistes qui attendaient impatiemment dehors, leurs appareils photo à la main, qu’il fallait qu’ils se précipitent dans la salle d’audience dès la fin du procès en cours.
Pour l’avocat, l’affaire jugée ce jour-là ne se présentait pas si mal. Marnay avait réussi à prouver que la personne qui accusait son client venait de recevoir de nouvelles lunettes, les supportait mal et les avait rendues à l’opticien, et qu’elle ne les portait donc pas lorsqu’elle avait aperçu une silhouette s’enfuir après le meurtre en question. Ce qui réduisait son témoignage comme une peau de chagrin.
L’accusé fut acquitté après délibération des jurés, dans l’esprit desquels Marnay avait réussi à semer le doute. L’avocat s’approcha alors de la présidente de la cour et lui murmura quelques mots en se penchant vers elle, puis il tourna les talons pour revenir à sa place rassembler ses affaires.
Soudain, il se figea. Le capitaine Daniel Magne était assis sur son siège, un sourire désagréable aux lèvres.
— Surpris de me voir, maître ?
Marnay regarda brièvement autour de lui, comme un chevreuil sent le vent tourner à l’orée du bois.
— Dans votre propre univers… ?
L’avocat sentit une goutte de sueur couler sous sa robe. Elle se faufilait entre ses omoplates en direction de ses reins.
— Que vont penser vos amis les avocats, les juges, les greffiers, tous ceux qui vous estiment tant, Marnay ? Que vont-ils penser quand ils vont savoir que ce grand pourfendeur de torts qu’ils côtoyaient depuis des années a été l’auteur d’un meurtre prémédité, d’un assassinat ?
Le silence était tombé dans l’enceinte du tribunal, au fur et à mesure que la voix de Magne prenait de l’ampleur.
Marnay sentait la chaleur le gagner, et son cou se mouillait à vue d’œil. La goutte avait coulé jusqu’à son pantalon.
Les jurés n’étaient pas encore tous partis, et ceux qui restaient encore s’étaient figés sur leurs sièges. Ils ne perdaient pas un mot de ce qui était en train de se dérouler. Les journalistes, entrés en nombre, n’en rataient pas une miette non plus. La présidente de la cour avait fait demi-tour devant la porte conduisant à la salle des délibérés, et suivait la scène attentivement. D’un geste bref, elle intima l’ordre aux policiers présents de se tenir prêts à intervenir.
Marnay bomba soudain le torse en affrontant Magne du regard. Sa voix puissante surgit dans un grondement de colère.
— Vous savez ce qu’il en coûte de diffamer de la sorte un avocat du barreau de Paris ? Vous racontez n’importe quoi pour tenter de nuire à un homme que vous avez déjà brutalisé dans son propre cabinet ! Madame la présidente, messieurs les avocats, cet homme est policier. Il a forcé ma porte, à Sens, pour m’accuser de complicité avec un criminel qui venait d’être assassiné !
— Votre ami Taillard va se retourner dans sa tombe ! fit Magne, goguenard, en produisant son insigne aux yeux de tous.
— Ce n’était pas mon ami, mais mon client, monsieur Magne !
La manche de sa robe claqua dans l’air immobile lorsque Marnay tendit théâtralement le bras vers le prétoire.
— Ce n’est pas ce que dit votre autre ami Germain Morisset ! rétorqua le policier d’une voix assurée.
Arnaud Marnay s’était transformé en statue de marbre. Les yeux de Daniel Magne ne le quittaient pas d’un millimètre, et ce que l’avocat y lisait lui donnait l’impression d’être tombé dans une fosse de béton frais.
Le capitaine s’adressa soudain aux journalistes, devant une batterie de micros qui se tendirent brusquement vers lui.
— Mohamed Djallaoui, ça vous dit quelque chose ?
Sans attendre qu’ils aient réalisé de quoi il leur parlait, Daniel Magne se leva et riva son index dur contre le torse de Marnay.
— 1977, dit-il d’une voix coupante, qui résonnait dans tout le tribunal. Contrairement à ce que tu m’as révélé, tu étais là. Toi et tes copains, vous faisiez la fête. Tu te souviens ? Piaticci venait de réussir son examen d’entrée à l’École des beaux-arts. Vous étiez partis en goguette à Joinville, un soir de juin. C’est sympa, les bords de Marne, au printemps. Pas vrai, Marnay ?
L’avocat, le front bas, resta silencieux.
— Tu avais déjà ton poste chez Gaudiraud associés, à l’époque ? Non. Je ne crois pas. Tu y es entré après, c’est ça, hein ? Ça a été ta première grosse affaire, en somme. Celle qui t’a mis en orbite. Comme l’âme du pauvre Djallaoui, le pauvre Algérien qui a croisé votre route à votre sortie de boîte, quand vous étiez tous tellement gavés d’alcool que vous ne pouviez plus discerner votre bite de celle des copains en allant pisser.
Les journalistes, oubliant l’interdiction de photographier dans l’enceinte d’un tribunal, s’en donnaient à cœur joie. Madame la présidente avait posé une main sur le dossier de son siège. Elle était tellement stupéfaite qu’elle négligea de leur rappeler cette règle formelle. Elle fit un signe de tête à l’avocat général pour qu’il renonce à l’expulsion de Magne. Elle écoutait très attentivement, prête à ordonner l’intervention des forces de l’ordre.
Marnay avait l’air d’avoir perdu un combat de boxe. Il se cachait le visage dans les mains pour échapper aux flashs. La foule se resserrait autour de lui, tentant d’apercevoir celui que la justice rattrapait de façon si étrange trente années plus tard.
— C’était un accident ! cria-t-il soudain, la voix se déchirant dans les aigus. Ils voulaient juste lui faire peur ! Le gars s’est battu et ils ont paniqué !
— Un accident avec un câble d’acier muni de poignées arrivé par hasard dans la poche de Taillard ? Le tribunal appréciera… Seulement, vous n’aviez pas prévu que l’Algérien avait un couteau. Il s’est défendu et a réussi à s’enfuir, après avoir blessé Taillard au ventre. Djallaoui a porté plainte ce soir-là pour violences en réunion avec armes. Il y avait un témoin qui vous a presque tous identifiés. Toi, tu es passé au travers, ce qui t’a permis de leur trouver un alibi. Avant l’audience, dix mois plus tard, le témoin s’est rétracté, et Djallaoui restait introuvable. Détail troublant : il a disparu le soir même du dépôt de sa plainte. Personne ne l’a jamais revu après sa sortie du commissariat. Plutôt facile de gagner ce procès-là, cher maître, n’est-ce pas ?
Marnay observait autour de lui les visages qui se fermaient un à un sur une grimace de dégoût. Il titubait en tournant sur lui-même, cherchant autre chose que la répulsion dans les regards braqués sur lui.
— L’addition arrive, Marnay…
Magne se passa les doigts dans les cheveux. Il avait chaud, lui aussi.
— Un truc que je me demande, poursuivit-il, c’est pourquoi ni Calamoni ni Taillard ne se sont débarrassés de toi pendant toutes ces années. Tu devais certainement bien leur arranger les bidons quand c’était nécessaire… Je pense que l’on retrouvera ça quand on fera des recherches dans les minutes des actes rendus dans les procès que tu as défendus depuis 1977. Qu’est-ce que tu en penses, Marnay ? Ou bien y a-t-il encore autre chose ?
— L’affaire Djallaoui a déjà été jugée il y a des années ! cracha Marnay. Vous ne m’aurez pas comme ça !
Magne sourit. Un sourire qui liquéfia instantanément les intestins de l’avocat.
— Ça aurait pu te sauver, c’est vrai, concéda-t-il. Mais il y a un petit souci, pour toi et tes acolytes…
Magne laissa passer un moment pour que le silence revienne totalement dans l’enceinte du tribunal. Lorsqu’il éleva la voix à nouveau, toutes les oreilles de la salle étaient pendues à ses lèvres.
— Taillard et ses amis ont été blanchis d’une accusation de violences en réunion contre l’Algérien, pas de son meurtre, tu me suis ? Seulement, j’ai demandé à un copain gendarme de faire des recherches pour moi, histoire de voir. Tu sais, à une époque, la police et la gendarmerie ne se fréquentaient pas trop. Mais les temps changent…
C’est l’instant que le policier choisit pour exhumer de sa serviette un sac transparent scellé arborant le sigle de la police scientifique. Il le posa lentement sur le pupitre de l’avocat, les yeux toujours fixés sur lui.
— C’est comme ça que j’ai appris que de nombreuses années plus tard, en 1996, une équipe de plongeurs amateurs a trouvé un gros sac-poubelle, au fond de la rivière, à Joinville, en faisant des recherches géologiques. Ils l’ont remonté à la surface, puis ils l’ont ouvert et sont tombés sur un cadavre, dont il ne restait pas grand-chose d’autre que les os et les vêtements, et qui n’était pas identifiable. Ils l’ont signalé à la gendarmerie du coin, qui a conclu à un meurtre, évidemment. Et puis l’affaire a été classée, faute d’éléments solides pour retrouver le coupable. Seulement, tu sais le plus cocasse ? Le sac-poubelle, resté étanche pendant tout le temps qu’il avait passé dans l’eau, contenait deux chemises.
Daniel Magne saisit la pochette transparente et la brandit soudain face aux photographes.
— Celui qui a tué cet inconnu s’est débarrassé de sa propre chemise pleine de sang en la jetant également dans le sac ! Seulement, l’analyse du vêtement a révélé qu’il y a une coupure dans le tissu, certainement due à une lame de couteau. La dernière tentative de la victime pour sauver sa vie. Nous avons donc aujourd’hui l’ADN des deux hommes ! La victime s’appelait Mohamed Djallaoui, et l’assassin…
Magne fut surpris de la sauvagerie avec laquelle l’avocat se jeta sur lui, les ongles en avant, et il buta dans le banc en faisant un pas en arrière. Un flash crépita et Marnay s’écroula brutalement entre les sièges, la mâchoire cassée.
Magne se releva et agrippa l’avocat par sa veste.
— Après vingt et un ans passés dans l’eau, c’est pas de chance, hein ? Taillard était un salopard, mais il n’a pas tué l’Algérien, même s’il a tenté de le faire. C’est toi qui as assassiné Mohamed Djallaoui en lui enfonçant son propre couteau dans le corps après qu’il t’a blessé. En ce qui concerne la prescription, si tu as oublié tes cours de droit, je vais te rafraîchir la mémoire. La prescription pour assassinat en France est effectivement de dix ans, mais elle ne commence qu’à la date du dernier acte d’instruction, pas à celle de l’acte lui-même ! Et cela même à l’égard de personnes qui n’auraient pas été impliquées dans les actes de poursuites précédemment réalisées.
Magne relâcha sa prise sur l’avocat. Le silence autour d’eux était presque solide.
— Article 7 du Code de procédure pénale, Marnay, ajouta le policier. Ça te dit quelque chose ? Il me fallait un nouvel élément à ajouter au dossier pour faire ouvrir à nouveau l’instruction criminelle. L’identification du corps me l’a permis.
Tandis que, sur un ordre bref du procureur, deux gardiens de la paix le saisissaient par les poignets et lui passaient les menottes, Marnay s’affaissa sur les genoux en gémissant, et Magne se sentit tout à coup plus léger.
Lourmier avait encore une fois été très efficace. Il avait écumé les archives nationales de la gendarmerie pendant deux jours avant de retrouver la trace de plusieurs corps non identifiés découverts dans la Marne, après juillet 1977, et pouvant correspondre à Djallaoui. Une cinquantaine de corps avaient été sortis de la rivière en trente ans, et pas plus d’une dizaine identifiés. Une fois ôtés les cadavres de femmes et d’enfants, il était resté quatorze hommes. Le commissaire Estier avait fait jouer ses relations au ministère, et ils avaient été exhumés l’un après l’autre afin de procéder à une expertise génétique. Le cinquième corps avait été le bon.
Tout cela en deux jours.
Un record.
Rafik se massait doucement le poignet en sortant du tribunal, tout en écoutant Magne finir de lui relater l’ensemble de l’histoire. Il avait cogné fort, et l’onde du choc lui était remontée jusqu’à l’épaule. Près de lui, Gallerne écoutait également en silence.
Un fourgon surgit soudain de l’arrière du Palais de justice et partit toutes sirènes hurlantes vers les voies sur berges. Magne le suivit des yeux un instant, pensant qu’il s’agissait certainement du transfert de Marnay vers le centre de dépôt.
Ils se dirigèrent vers les quais et s’assirent au soleil à une terrasse de café, à l’angle du boulevard Saint-Michel.
— Comment va Lisa ? demanda Gallerne après qu’ils eurent commandé leurs consommations.
— Elle va avoir besoin de temps pour se remettre, dit Magne en soupirant. Ce n’est pas tant ses blessures que les séquelles de sa séquestration que je crains. Elle était vraiment mal en point quand je l’ai trouvée.
Il se tut soudain, ému jusqu’au fond de l’âme en repensant aux détails que lui avait révélés le médecin urgentiste de l’hôpital de Sens, mais qu’il avait préféré garder pour lui.
Gallerne posa amicalement la main sur son bras.
— On est tous là pour l’entourer, Daniel. On l’aidera à faire face, ne t’inquiète pas.
Magne respira un grand coup l’air de la Seine, tentant de reprendre le contrôle sur lui-même. Rafik hocha sobrement la tête sans ajouter un mot. C’était inutile.
— Oui, on sera tous là, dit simplement Magne avec un pauvre sourire. Un pour tous, tous pour une… comme on dit, n’est-ce pas ?
Le serveur arriva avec les consommations et ils trinquèrent en silence, chacun prisonnier de ses propres pensées.