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Daniel Magne avait le regard perdu sur les tours de Notre-Dame, dont la taille gigantesque bouchait l’horizon le long du fleuve. Martial était rentré au commissariat, mais Rafik était resté avec lui, ombre massive et silencieuse qui marchait à ses côtés sur le quai, les mains enfouies dans les poches de son blouson.

Soudain, le géant s’arrêta, le nez en l’air.

— Patron, vous tenteriez un tir de presque quarante mètres avec une arme neuve que vous ne connaissez pas, vous ?

Magne regarda Rafik comme si Einstein venait brusquement de se matérialiser devant lui. Depuis l’arrestation de Dampierre, ils avaient réussi à retrouver, en banlieue parisienne, le magasin d’archerie qui lui avait vendu l’arc quelques jours plus tôt.

Le vendeur avait été formel. Dampierre avait voulu cet arc-là, et pas un autre, malgré les explications qu’il avait essayé de lui fournir à propos de l’allonge trop élevée pour la longueur de ses bras. Il avait eu beau insister, le petit homme avait superbement ignoré ses conseils et avait payé tout le matériel en liquide, flèches et lames de chasse comprises.

Une chose était certaine, désormais : ce n’était pas lui l’assassin de Bernard Diran, mais il en était assurément le complice.

Dampierre avait été écroué le jour même, et il y avait de fortes chances qu’il ne sorte pas de prison de sitôt.

— Le type a le même matériel, et c’est un spécialiste, ajouta Rafik. Et s’il a laissé cet arc et n’a pas utilisé le sien…

— … c’est parce qu’il risquait de se faire repérer en le trimbalant, et qu’il ne voulait pas abandonner son propre matos ! Ça prouve qu’il n’est pas venu avec sa propre voiture, et qu’il arrivait certainement de beaucoup plus loin, conclut Magne. Et où pouvait-il se faire remarquer avec un bagage aussi encombrant ?

Les deux hommes s’immobilisèrent, mus par la même idée, leurs regards brillants d’excitation.

— L’aéroport ! s’écria Rafik.

— Oui, mais lequel ? objecta Magne. Merde ! Il y en a combien autour de Paris ? Au moins trois, non ?

Rafik les compta sur ses doigts.

— Orly, Roissy, Amiens. Plus loin, ça devait devenir trop compliqué avec les correspondances.

Magne hocha la tête et remonta le col de sa veste.

— On se répartit les tâches. Toi, tu prends Orly. Tu y seras rapidement par le RER qui est un peu plus haut sur le boulevard Saint-Michel. J’appelle Martial qui va foncer sur Amiens. Moi, je rentre chercher ma voiture au commissariat et je file à Roissy.

Daniel Magne donna une bourrade dans l’épaule du géant et sourit de toutes ses dents pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté le tribunal.

— Bien joué, Rafik.

 

Il était un peu plus de 16 heures lorsqu’il engagea sa Peugeot dans la circulation dense de la fin d’après-midi. Magne pensait au chantage que Taillard avait mis en place pour extorquer des fonds à Diran, et qui avait été à l’origine de cette succession de morts violentes.

Puis ses pensées dérivèrent sur l’Afrique. Le nœud de cette affaire était en Afrique du Sud, au camp de la Mante, là où Diran avait été photographié par Taillard, ses bras entourant le corps d’un homme mortellement blessé d’une flèche munie de plumes blanches rougies par le sang. Les mêmes plumes que celles qui ornaient les flèches que Lisa et lui avaient retrouvées dans le coffre d’armes de la villa de Taillard, et qui en avaient disparu le lendemain.

La vengeance était venue d’Afrique du Sud. Marnay avait envoyé une lettre au village de Niobolo, comme le lui avait indiqué la guichetière de la poste de Sens. Le village du jeune M’Kayle, dont la mort avait été déclarée aux autorités comme ayant été causée par la charge d’un buffle lors d’une sortie de chasse avec un groupe de chasseurs français.

La mort était venue à Diran par l’arc, comme il l’avait donnée lui-même. Rien d’étonnant à cela, en fin de compte. Il lui restait à savoir qui, et comment.

Au bout d’un interminable embouteillage porte de la Chapelle, il parvint enfin sur l’autoroute du Nord et il enfonça le champignon, crachant un nuage épais derrière lui.

Ses pensées dérivèrent alors vers Lisa, comme une douleur lancinante qui ne le quittait pas. L’hôpital de Sens l’avait appelé en début d’après-midi pour l’avertir qu’elle allait être rapatriée en hélicoptère sur celui de Saint-Louis, à proximité du commissariat.

Magne soupira. Au moins, il pourrait aller la voir tous les jours… Il se demanda quel pouvait être son état d’esprit, maintenant qu’elle avait repris connaissance. Il avait peur pour elle, peur qu’elle ne supporte plus le moindre regard d’un homme sur elle, le moindre geste d’attention.

Il serra les mains sur son volant, envahi par un brusque sentiment d’impuissance devant les épreuves qui attendaient la jeune femme après son rétablissement. Il aurait voulu arracher lui-même le cœur de ce salopard de Diran, mais un autre l’avait devancé, lui ôtant ce privilège.

Magne reporta son attention sur la route. Il arrivait à la sortie menant aux aérogares de Roissy-Charles-de-Gaulle.

Tandis qu’il pénétrait dans l’immense complexe aéroportuaire, il se demanda comment il allait bien pouvoir procéder pour trouver une piste parmi toutes ces compagnies aériennes. De plus, la destination prise par le tueur était-elle réellement celle de l’Afrique du Sud ?

Il choisit au hasard l’aérogare 2, gara sa voiture au deuxième sous-sol après avoir vainement cherché une place au premier, puis il gravit les marches jusqu’au hall d’accueil et se dirigea vers un petit groupe d’hôtesses d’Air France qui patientaient près d’une porte d’embarquement. L’une d’elles lui expliqua que les vols pour l’Afrique du Sud étaient desservis par plusieurs compagnies, et que pour avoir la liste des passagers embarqués, il lui faudrait s’adresser directement à la police de l’aéroport, eux seuls étant habilités à faire des recherches dans ce domaine.

Magne se dirigeait dans la direction qu’elle venait de lui indiquer lorsqu’il aperçut le panneau du RER B. Il s’immobilisa alors au milieu de l’allée, la main sur le front.

Le meurtrier de Diran a faussé compagnie à Jules, pensa-t-il. Il n’a pas de voiture. Pour reprendre son avion et repartir d’où il est venu, il a pris les transports en commun. Il arrive par le RER, puis il sort des escalators par ce couloir là-bas, au bout des guichets.

Magne marcha rapidement jusqu’à la sortie du réseau de transport ferroviaire, puis il se retourna face à l’aérogare.

Il doit rentrer chez lui. Il vérifie l’horaire de son vol, et l’attente risque d’être longue. Pourquoi ? Parce que le commanditaire ne savait pas à quelle heure il pourrait placer une flèche dans le corps de Diran. Il a pris de la marge pour son retour, car faire décaler un vol, ça se remarque. Et il ne fallait surtout pas que cela se remarque.

Magne s’approcha du tableau d’affichage des départs, sur lequel des avions étaient prévus pour toutes les parties du monde.

De combien est-il en avance ? Quelques heures, pas plus. OK, il repère son vol. Il n’a plus qu’à attendre. Qu’est-ce que fait toute personne qui a un avion à prendre, et qui ne souhaite pas se faire remarquer à déambuler devant les physionomistes qui se baladent dans la gare en permanence pour repérer de possibles terroristes ? Elle achète un truc à lire, un truc qui la passionne, pour tuer le temps, et va poser ses fesses dans une cafétéria.

Magne observa les kiosques autour de lui. Lequel avait attiré le tueur ? Instinctivement, il opta pour le plus proche, qui était également le plus grand. Il entra en flânant, les mains dans les poches, flairant les couvertures des innombrables magazines avec l’attitude nonchalante d’un passager en transit coincé entre deux vols. Il musarda un moment, mais l’idée qui lui trottait dans la tête n’aboutissait pas. Il ne trouvait rien qui y ressemblait. Un passionné…

— Je peux vous aider ? demanda soudain le vendeur.

Magne hésita. L’idée n’était peut-être pas aussi saugrenue que ça.

— Je cherche un magazine sur le tir à l’arc. Vous auriez ça ?

— Ah, non, désolé. J’ai vendu le dernier avant-hier. Un coup de bol, d’ailleurs. J’ai bien cru qu’il ne partirait jamais. Je l’avais depuis trois semaines. C’est marrant, vous êtes la deuxième personne qui me demande ça en deux jours !

Magne refréna son envie d’embrasser le vendeur. Enfin, il avait quelque chose. C’était presque trop beau pour être vrai. Se pouvait-il qu’il ait mis dans le mille aussi vite ?

— Il ressemblait à quoi, le précédent ? Un Arabe, très grand ?

L’homme perdit son air aimable et lui jeta soudain un regard peu amène.

— Vous êtes de la police ou quoi ? dit-il d’une voix méfiante.

— Exact, dit Magne en lui collant sa carte tricolore devant les yeux pour couper court à la discussion. C’est une affaire de meurtre. À quoi ressemblait-il ? Grand, petit, brun, blond, vieux, jeune, chinois ? Vous savez, ce genre de trucs, quoi !

Le vendeur sentit l’énervement gagner le flic qui se tenait devant lui avec un regard de dingue.

— Non, pas chinois, ni arabe, dit-il rapidement. C’était un grand Noir, un jeune, avec un putain d’accent américain à couper au couteau.

— Un Noir… dit Magne rêveusement.

— Oui. Il est resté un bon moment ici, à chercher de quoi lire. Il attendait l’ouverture des guichets pour pouvoir enregistrer son billet.

Magne tiqua.

— Vous avez vu où il est allé ?

L’homme hocha la tête et désigna une enseigne du pouce, à quelques dizaines de mètres de son commerce.

— American Airlines. Il dépassait tout le monde d’une tête. On ne pouvait pas le rater.

— Le magazine… C’était quoi ?

— Charc.

— Shark ? Ça se tire à l’arc, les requins ?

Insensible au calembour, le vendeur le considéra d’un air désabusé.

— C.H.A.R.C. C’est une abréviation de « CHasse à l’ARC ». C’est un chasseur à l’arc ?

Magne sourit.

— Oui, en quelque sorte. Vous verrez ça dans vos journaux demain…

 

Max Rigault, le directeur de la police de l’aéroport, se montra très compréhensif. L’affaire de l’assassinat de Taillard ayant défrayé la chronique quelques jours auparavant, il ne tenait pas à mettre son service en travers du cours de l’enquête. Il conduisit Magne jusqu’à son bureau, situé au-delà d’une salle informatique extrêmement bien équipée où une vingtaine d’employés étaient concentrés sur leurs écrans dans un silence de monastère.

— Asseyez-vous, je vous en prie. Un café, capitaine ? Très bien. Vous avez l’air épuisé.

L’homme s’activa une minute, et l’odeur rassérénante d’un expresso se répandit bientôt dans la pièce. Max Rigault s’assit alors face à lui et gratta sa barbe courte d’un roux tirant sur le gris d’un air distrait.

— Que puis-je faire pour vous aider ?

Magne souffla sur son café, et il trempa une seconde ses lèvres dans le liquide brûlant. Il était excellent. Il se cala confortablement au fond du siège et posa ses yeux rougis par le manque de sommeil sur le directeur.

— Un homme a fait un voyage aller-retour en France en deux jours, en début de semaine, par la compagnie American Airlines, semble-t-il. Je ne sais pas d’où il venait, mais j’ai de fortes présomptions que ce soit d’Afrique du Sud. Il est soupçonné d’être l’auteur d’un meurtre commis à Paris il y a trois jours. Il est certainement reparti le jour même, dès son contrat accompli. Il semble être américain, et de race noire. Pourriez-vous l’identifier ?

Max Rigault saisit son téléphone de bureau et appuya sur une touche.

— Je vais vous appeler Gilles Koloff. C’est notre meilleur informaticien. Il va vous trouver ce type en moins de deux.

Dès son arrivée, l’employé écouta attentivement les explications de son patron, puis il pianota quelques secondes sur le clavier de son ordinateur portable.

— Thomas Jefferson, annonça-t-il. C’est le nom qui figure sur son passeport. Il a été vérifié par Georges Toine, un douanier de l’équipe du soir, à 21 h 30. Vol AA 708 d’American Airlines pour JFK, qui a décollé à 23 h 12. Il était arrivé en France la veille par le vol AA 911 de la même compagnie, à 3 heures du matin.

— Pourquoi a-t-il noté l’heure ? demanda Rigault.

— Ce passager n’avait pas de valise, juste un bagage à main, et ça l’a étonné, précisa Koloff. Jefferson était en règle, à part ce détail bizarre, et Toine l’a laissé passer.

— New York… murmura Magne, le regard brillant. Je le tiens…

Max Rigault se passa les doigts dans la barbe.

— Si c’est lui, vous ne tenez encore personne, monsieur Magne. En effet, malgré les accords que la France a mis en place de longue date avec les États-Unis pour extrader un ressortissant américain coupable d’un crime sur notre sol, le mandat d’arrêt international doit être déposé par voie diplomatique, et le délai est très long. Sans parler des incompatibilités entre le droit français et le droit américain qui doivent s’accorder afin que le juge accède à la demande d’extradition. La procédure va être interminable et douloureuse, je le crains, malgré l’aide que vous pouvez solliciter d’Interpol. Et puis…

— Et puis ?

Le grand barbu se leva et emmena le policier légèrement à l’écart. Il se pencha vers lui en baissant la voix.

— Il faut que je vous dise… Thomas Jefferson est mort, monsieur Magne.

— Mort ? Mais comment le savez-vous ?

— Votre tueur est un petit rigolo, capitaine, dit Rigault tout en lui tapotant familièrement l’épaule, le sourire aux lèvres. Pas étonnant que les douaniers aient fait une drôle de tête en regardant son passeport. Jefferson a acheté la Louisiane à la France, au début du XIXe siècle. Il était président des États-Unis d’Amérique.

Espiègle, il ajouta devant le regard dépité de Magne :

— Dites-moi… Il a un certain sens de l’humour, ce Noir, pour s’être procuré un faux passeport avec un nom de président sudiste, vous ne trouvez pas ?