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Dormir à la belle étoile

Grimpée sur une chaise de la cuisine, la tête enfouie dans notre armoire à cochonneries, je repousse tous les sacs (réglisse, crottes de fromage, fruits séchés, croustilles au ketchup) qui me tombent sous la main… Ce n’est pas ce que je cherche !

— Marguerite Lafleur, pourquoi tu fouilles dans mes collations ?

Je me retourne, la main sur la bouche, en gloussant comme une petite fille fière de son mauvais coup. Mon père vient d’entrer, un sourire coquin accroché sur son beau visage.

— Tadam ! s’écrit-il. Regarde, je vous ai apporté des guimauves pour votre camping.

Je saute à terre, sans doute un peu trop brusquement, car j’entends les verres s’entrechoquer dans le vaisselier.

— C’est justement ce que je cherchais, que je m’exclame en attrapant le sac qu’il me lance. Merci, papa !

Mon père ouvre la porte du frigo et se penche pour saisir une pointe de pizza. Il s’appuie au comptoir et mord dans son morceau sans prendre la peine de le faire réchauffer. Pauvre papa, côté bouffe, ça fait dur à la maison depuis que maman est partie. On se nourrit de petits plats déjà tout prêts à l’épicerie ou de mets congelés. L’autre jour, j’ai appris à faire une omelette aux légumes. Comme ce menu venait tous les trois jours, on s’en est vite tannés !

— Vous êtes certaines de vouloir dormir comme ça, à la belle étoile ? s’inquiète Gaétan, la bouche pleine de pepperonis. Vous n’aurez pas peur ? Je n’aime pas ben ça, vous savoir seules dehors, la nuit !

Je roule les yeux.

— On est à l’Île-Ville ici, papa, pas à Montréal ! À part une mouffette ou un porc-épic, on ne risque pas grand-chose. Et puis, s’il pleut, on rentrera chez Emma et on fera du camping dans sa chambre.

— Ses parents seront présents ?

— Mais oui !

Mon oreiller, mon sac de couchage et mes guimauves sous le bras, je me rends chez Emma. Elle n’habite pas très loin. Quelques rues seulement. Mais puisque ça m’obligerait à passer devant la maison de Rosianne, je fais un énorme détour en empruntant une autre rue. Rendue à la hauteur de la résidence pour personnes âgées, je passe par la cour pour me donner un raccourci. Les grands-mamans qui tricotent sur leur petit balcon me regardent suer ma vie avec mon bagage et cette chaleur. Tout l’Île-Ville saura que j’ai fait du camping ce soir.

Je suis la dernière arrivée chez Emma, et je suis en nage. Il fait chaud, mais personne n’a ouvert sa piscine encore ! Je vais demander à mon père de le faire au plus vite…

Emma et Océane ont déjà installé leur sac de couchage sur le trampoline, dans la cour arrière. C’est sur ce lit de fortune que nous dormirons ! Marilou aussi est là, mais elle ne restera pas pour la nuit, son père s’y étant opposé… Les filles croquent dans des Mr. Freeze. Moi aussi, j’en veux un !

— Salut, tortue, me lance Emma en prenant mon bagage que je lui donne, le bras tendu. Tu t’es perdue en chemin, ou quoi ? On t’a laissé le Mr. Freeze bleu, on est fines, hein ?

Mon préféré ! Même s’il tache la langue et qu’il me donne un air de Schtroumpf…

— Pas mal fines !

Je grimpe sur le trampoline qui rebondit sous mon poids. Ça donne un peu le mal de mer, ce truc. J’espère que les filles ne bougent pas trop en dormant !

— Ç’a été long parce que je ne voulais pas passer par la rue des Millefeuilles, vous savez pourquoi ! J’ai donc fait un détour.

— Ah ouais ! on comprend. Est-ce que Mike vient te voir de temps en temps ? demande Océane du bout des lèvres, devenues rouges à cause de sa friandise glacée.

Mes amies savent que ce n’est pas facile pour moi depuis le retour de Mike. Je bougonne ! J’ai la tête ailleurs, je ronge mes ongles. Surtout, je me morfonds de le savoir chez Rosianne, de ce qu’elle peut lui raconter, de ce qu’ils peuvent faire ensemble. Les imaginer regarder un film côte à côte sur le sofa m’écœure. Il y a Charles aussi qui m’énerve ! Il n’est pas heureux de revoir Mike dans le décor et ça le rend de mauvaise humeur…

— Oui, il passe jouer avec Rex tous les deux jours, que je réponds en soupirant.

Le chien est toujours aussi excité de retrouver son maître. Il saute sur place, la langue pendante, il lui lèche la figure ou court chercher sa balle. Plus futé qu’il n’en a l’air, Rex reconnaît maintenant le moment de la journée où Mike se présentera. Il l’attend près de la clôture. Toujours après le souper, lorsque l’air est un peu moins chaud et que les voisins arrosent leurs fleurs ou tondent leur gazon. Le rituel de Mike est toujours le même : il joue avec son chien pendant vingt minutes, pas une seconde de plus. Puis il s’en va en me saluant de loin. Le chien le regarde alors partir en pleurant. Et moi aussi. Entre nous, il y a un étrange malaise qui me fait perdre tous mes moyens.

— Il est au courant pour Charles et toi ? s’informe Marilou, assise à l’indienne au centre du trampoline, avec des chocolats plein les joues.

Son père la prive de tout ce qui est sucré, elle en profite pour se bourrer en cachette quand elle en a l’occasion. C’est triste, je trouve, d’être obligé de se comporter de la sorte pour un peu de sucreries ! Avant d’attaquer mon Mr. Freeze, je plonge ma main dans le sac de chocolats en forme de macarons que tient Océane. Avec les guimauves, ils formeront une friandise parfaite en les faisant griller sur le feu plus tard. J’en gobe une poignée avant de répondre, la bouche pleine :

— C’est certain que Mike sait pour Charles et moi ! Penses-tu vraiment que Rosianne la girafe aurait oublié de le mettre au courant ? ! Pouah ! Ils habitent ensemble ! C’est sans doute la première chose qu’elle s’est empressée de lui dire quand il est arrivé avec sa valise.

Hé oui ! malgré le climat moins tendu entre le Club des Girls et son clan, Rosianne a l’art de se montrer détestable au bon moment. Mettre le doigt sur le bobo, c’est sa spécialité ! C’est ce qui l’amuse dans la vie, empoisonner celle des autres. Mes trois amies pincent les lèvres, parce que le sujet est délicat. Ce que les girls n’osent pas dire – et que je sais déjà –, c’est que Rosianne ne s’est sans doute pas limitée à mentionner mes amours avec Charles. Non, elle n’est pas aussi délicate. Elle a probablement dit qu’il s’agissait d’une histoire digne d’un conte de fées : « Marguerite est telllement heureuse avec son beau Charles ! » Ouais, c’est ça… Normal que Mike me salue de loin.

— Quelqu’un a des nouvelles de Lison ? reprend Emma, pour faire dévier la conversation sur une note plus joyeuse.

Sa stratégie fonctionne, parce que j’oublie mes amours compliquées, le temps d’ouvrir mon Mr. Freeze avec mes dents. Je crache le morceau de plastique.

— Non ! J’ai essayé de lui téléphoner l’autre jour, mais il n’y avait plus de service au numéro que j’ai composé… J’espère qu’elle n’est pas encore déménagée.

Lison Lebœuf a changé d’école quelques semaines après notre voyage raté à Québec. Le fait qu’elle ait transmis des poux à Rosianne lui vaut notre reconnaissance éternelle ! Nous étions même prêtes à lui faire une place dans le Club des Girls. Une escapade en ville marquée à jamais dans nos mémoires… On en rit encore !

— Non, ce n’est pas vrai ! s’écrie Océane en roulant sur le dos.

Je sursaute. Zut ! Je me suis mordu la langue ! Elle a fait rebondir le trampoline dans son élan de panique, le sac de chocolats tombe de ses mains, les macarons roulent sur le tapis. Je les rattrape du mieux que je peux.

— Quoi ?

Puisque Océane a les yeux levés au ciel, nous suivons son regard. Je ne vois rien d’anormal. Pas de corbeau noir porteur de malheur ni de nuages gris.

— C’est un soir de pleine lune, lance-t-elle en pointant la sphère blanche qui se dessine au loin. On ne peut pas dormir à la belle étoile, c’est trop dangereux !

Bon, encore ses histoires de sorcière. Des loups-garous vont nous manger, c’est ça ? Des vampires ? Je retourne à mon Mr. Freeze qui fond, Emma place son oreiller sur son sac de couchage rose.

— Vous ne comprenez pas, s’énerve Océane devant notre peu de réaction, les animaux seront agités, les esprits aussi. Il nous faudrait un peu d’eau bénite. J’en ai chez moi, je vais aller en chercher !

Encore une fois, nous restons impassibles devant son angoisse. Bah, si elle a du temps à perdre… Nous ne l’écoutons même plus, nous avons l’habitude de ses croyances farfelues qui l’épouvantent. La pauvre est convaincue d’avoir des dons.

— Tu installes ton sac de couchage près du mien ? reprend Emma, comme si de rien n’était. Marguerite aura donc une place.

Notre amie soupire, puis s’exécute.

— Ouais… Je vous aurai prévenues, marmonne-t-elle.