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Feu, feu, joli feu

— Je ne suis pas certaine que ça soit une bonne idée de jouer avec des allumettes, que je lance à mes amies.

Après tout, nous avons déjà mis le feu à une chambre d’hôtel à Québec ! Il n’y a pas eu une goutte de pluie depuis trois semaines et le gazon est tellement sec qu’il est jaune. Il crépite sous nos pas ! Ce ne serait pas le moment d’incendier la cour d’Emma pour quelques guimauves…

— Mais non, j’ai l’habitude, me rassure Emma, vêtue de son chandail blanc à capuchon. On fait des feux de camp toutes les fins de semaine en famille.

Nous sommes quatre devant le foyer à disposer les morceaux de bois en pyramide. Un foyer de luxe tout en pierre. Je pense qu’il serait possible d’y faire cuire un steak ! Ça me change de la vieille cuve de métal rouillé que mon père utilise derrière la maison pour faire brûler les feuilles mortes à l’automne et au printemps. Les parents d’Emma ont même un bâton parfait pour faire griller des rôties ! Mmm, des rôties à la confiture de fraises avec un léger goût de fumé. J’ai faim !

J’apporte mon sac de guimauves, que je dépose sur la balançoire près du foyer. Je vais faire fondre des chocolats à l’intérieur des guimauves. J’ouvre simplement la friandise et j’y insère un médaillon de chocolat, puis je la fais tourner sur une broche. Je salive déjà !

Mais avant, il faut faire un feu. Emma craque une allumette. Un coup, deux… Ah ! Voilà une étincelle.

— Ouille !

Emma secoue ses doigts.

— Tu t’es brûlée ? que je m’inquiète.

En fait, je m’inquiète davantage pour mon festin de guimauves que pour ses doigts.

— Ça va…

— Alors, tu fais ça souvent, que tu disais ? se moque Marilou. Passe-moi les allumettes, je sais comment faire ! Mon père m’a enseigné toutes les techniques de survie en forêt.

Soudain, nous regardons dans les airs.

— Avez-vous reçu des gouttes d’eau ? s’interroge Marilou en tournant ses paumes vers le ciel.

La lune est pleine, les étoiles brillent. Pas un nuage à l’horizon.

— J’ai cru recevoir quelque chose, moi aussi, ajoute Océane.

Nous haussons les épaules, puis retournons à notre feu de camp en devenir. Marilou confectionne des boules de papier avec les vieux prospectus du Canadien Tire du père d’Emma. Elle les glisse finement entre les bûches de bouleau. Enfin, je suppose que c’est du bouleau, puisque l’écorce est blanche. Mike le saurait…

Cric, crac.

Nous nous redressons.

— Avez-vous entendu ? s’affole Océane en scrutant les alentours. Il y a quelque chose là-bas. Je savais que j’aurais dû aller chercher de l’eau bénite chez moi !

Nous dressons l’oreille, aux aguets. Océane pousse Emma devant elle, qui pousse Marilou, qui me pousse… Je me retrouve à la tête du groupe, celle qui se fera dévorer la première.

— Il n’y a rien, que je m’impatiente. Terminez d’allumer le feu avant que je bouffe tous les chocolats.

Pourtant, personne ne bouge, car un nouveau craquement nous fait frissonner d’effroi. Cette fois, il est accompagné d’un petit cri. J’essaie de me convaincre que c’est un oiseau, un écureuil, un chaton…

C’est soir de pleine lune, disait Océane ? Je suis sur le point de lui demander d’aller chercher de l’eau bénite. Mieux, je vais y aller moi-même !

Marilou attrape une lampe de poche pour éclairer la cour. La noirceur s’installe, et le feu n’est toujours pas allumé. Chaussée de tongs, j’enfonce mes mains dans la poche kangourou de mon chandail. Je réfléchis à un plan. Ce n’est quand même pas avec un sac de guimauves et des allumettes qu’on va pouvoir se défendre.

— Qui est là ? crie Océane.

Parce qu’elle est convaincue qu’il y a quelqu’un ? Je sourcille. Elle espère vraiment une réponse ? J’ai envie de lui dire que les fantômes ne parlent pas…

Rien. À part quelques bruits de voitures qui circulent dans la rue et des grenouilles qui coassent dans l’étang du voisin.

J’allais me charger du feu lorsque Marilou s’exclame :

— Montrez-vous, les gars, je vous ai vus !

Les gars ? Trois silhouettes se dressent derrière le buisson, près du trampoline. Olivier, Thomas et Charles se précipitent sur nous en hurlant des « Boo ! », armés de fusils à eau ! C’est eux qui nous arrosaient tout à l’heure.

— Pff ! Vous n’êtes pas drôles, grogne Océane pendant qu’ils se jettent sur les chocolats et les guimauves.

— Vous êtes vraiment bébés, ajoute Marilou, qui arrache le sac de friandises des mains des jumeaux Côté, qui n’ont pas tardé à s’en empiffrer.

— Vous avez eu peur, hein ? rigole Olivier, la bouche pleine et déjà bien calé dans la balançoire.

— Pas une seconde ! rétorque Emma.

— Avez-vous de la difficulté à démarrer votre feu, les filles ? se moque Thomas.

Mon amie secoue la tête et lui donne le carnet d’allumettes. Thomas Côté qui joue avec du feu, je me demande si c’est plus rassurant.

— Mais que faites-vous ici ? les sermonne Marilou. C’est une soirée de filles ! Vous n’étiez pas invités.

Elle est la seule célibataire du groupe et elle tenait mordicus à ce règlement. Ce qui avait déplu aux garçons.

— On ne restera pas longtemps, dit Thomas, accroupi devant le foyer. On voulait juste vous dire au revoir une dernière fois…

C’est vrai, les jumeaux Côté quittent l’Île-Ville très tôt demain pour Montréal. Leurs parents ont eu la bonne idée de les inscrire à un camp de jour en anglais. Le genre d’endroit où ils auront des cours, des devoirs... Eux aussi trouvent leurs vacances poches.

Charles s’avance vers moi en souriant. Je lui souris aussi, le visage à moitié caché par mon capuchon. Il a un petit air étrange, il semble trop heureux. Je plisse les yeux.

— Tu es donc bien de bonne humeur !

Je prédis qu’il m’apportera une chaise, qu’il me demandera si j’ai chaud, si j’ai froid, si j’ai soif… Je sors avec lui depuis combien de temps, déjà ? Quelques mois. Je ne me souviens pas exactement de la date. Charles le sait, lui, c’est certain.

Je ne me saisis pas tout de suite de la chaise pliante rouge qu’il me tend. J’ai plutôt hâte de savoir pourquoi il est si joyeux.

— J’ai décidé de ne pas aller en camping avec mes parents et ma conne de sœur !

— Ah non ? que je bredouille, étonnée.

Il devait partir la semaine prochaine pour un mois. Old Orchard Beach, je crois.

— Ton père avait besoin de quelqu’un pour emballer les commandes à l’épicerie !

Mon père a engagé Charles sans m’en parler ? Excité, il prend ma main. Ses yeux noirs brillent comme des étoiles.

— C’est cool, non ? On va passer l’été ensemble !

Trop cool.

— Ah…

— Pourquoi tu ne dis rien ? demande Charles, inquiet de l’absence de sourire sur mon visage. Tu n’es pas contente, Marguerite ?

— Euh… oui, bien sûr.