Chapitre sept
Août. Les sensations de la retraite de juillet ne me quittent plus. Elles me permettent même de redécouvrir des exercices qui font partie de mon quotidien depuis longtemps. Ces derniers deviennent d’une facilité déconcertante et ils me permettent tous de goûter à la vie plus intensément. Le premier d’entre eux s’appelle la respiration. Ce n’est même pas un exercice puisque chacun et chacune respire tout naturellement. Mais, pour moi qui suis anémique et à la limite de la transfusion sanguine depuis plusieurs mois maintenant, le simple fait de respirer me fatigue. J’ai beau me dire que ce geste nourrit chaque cellule en profondeur par l’intermédiaire des poumons et du cœur, j’ai beau comprendre le rôle des globules rouges et des molécules de fer dans le transport de l’oxygène aux cellules, il n’en reste pas moins que je trouve mon air péniblement.
La détente dont je jouis soudainement me permet de bénéficier de ma respiration plus abondamment. Je ne force rien. J’ajoute simplement mon attention. Je déguste l’air qui rentre et l’air qui sort. Puis j’en profite pour ouvrir différentes parties de mon corps. Comme si je les nourrissais directement. J’entre dans un tel contact avec mon corps que j’ai l’impression de respirer directement par la plante des pieds, par le bout des doigts, par les genoux, par le bassin. Bref, j’oxygène ainsi différentes zones de mon corps, globalement et partiellement. Je ferme les yeux, je respire consciemment pendant quelques minutes et j’ai la sensation de me régénérer en profondeur. J’en sors rafraîchi, étonné de la simplicité de la formule. Il y a longtemps que je cherche un tel degré de sensibilité corporelle.
Même si le taï-chi a fait partie de ma vie pendant plusieurs années, la respiration n’a jamais été mon fort. Je suis toujours étonné d’en redécouvrir la force. Lorsque j’avais vingt ans, je n’arrivais pas du tout à relaxer. J’appréhendais la fin du cours de yoga, celle où il fallait se détendre en respirant. J’en sortais plus tendu qu’à l’arrivée. Puis, j’ai appris à utiliser mon imagination pour guider le processus. En me visualisant relaxé, j’arrivais à respirer plus profondément. Ensuite, lentement, à travers les épreuves de la vie et de la maladie, j’ai appris à m’abandonner de plus en plus, car la respiration profonde est question d’abandon confiant.
Les tensions de fond, tout comme les tensions superficielles, affectent la respiration. Certaines personnes, par exemple, respirent uniquement avec le haut de leur corps, d’autres principalement avec le ventre. Rares sont celles qui respirent avec tout leur corps. Je me rends compte maintenant qu’il suffit d’y porter attention et d’en maintenir l’intention. Ça ne peut pas ne pas venir puisqu’il s’agit de notre organisme et que c’est notre esprit qui commande.
Lorsque je m’abandonne à cette respiration consciente, douce et profonde à la fois, j’ai l’impression de communiquer avec l’univers par tous les pores de ma peau. Ma présence s’élargit subtilement et je sens que je communie en toute confiance avec mon environnement. Je me nourris d’air, je me nourris de prana, cette quintessence de l’air dont parlent les hindous, que les Chinois appellent le chi, et les Japonais le qi. Je respire la lumière, je respire l’eau qu’il y a dans l’air, et je régénère mes cellules en toute conscience. Plusieurs fois dans la journée, je marque une pause pour renouveler mon niveau d’énergie par la respiration.
Le processus relève d’une grande simplicité et je le conseille à chacun et chacune. À partir de là, plusieurs pratiques se trouvent facilitées : la détente, la visualisation, la méditation, de doux exercices corporels et le sommeil. La respiration consciente constitue la base d’un éveil de l’être à lui-même. Elle prépare particulièrement bien à un exercice qui s’appelle l’union des trois corps.
À travers la maladie, malgré des états de fatigue souvent extrêmes, je tente de demeurer constant dans ma pratique énergétique. Je commence chaque journée par des exercices d’éveil corporel qui s’appuient sur une conscience de la respiration. Ils ont pour but de me relier tant à mon univers intérieur qu’au monde extérieur. Après avoir harmonisé mes corps physique, émotionnel et mental, je me mets en contact avec le soleil et je l’invite à réveiller chacun de mes centres énergétiques, en particulier le ventre, siège des pulsions et de la créativité, le milieu du front, siège de la conscience et des idéaux qui me guident, et le cœur, siège de l’unité, de l’amour et de la compassion. J’imagine que le soleil extérieur vient stimuler le soleil intérieur qui se met à luire intensément au cœur de chacune des zones que j’ai mentionnées1.
Ensuite, je procède à l’union des trois corps. Encore une fois, je décris cette procédure en détail.
Étape 1 : Assis en tailleur ou dans une position confortable, je commence par prendre quelques respirations en profondeur, puis, toujours à l’aide de ma respiration, j’entre en contact avec mon corps physique pour lui permettre de se détendre.
Étape 2 : Je visualise mon esprit comme un double invisible de mon corps physique qui serait assis en position de bouddha à quelques centimètres au-dessus du sommet de ma tête. Il est le témoin silencieux de toutes mes actions. Il les éclaire à partir de son point de vue lumineux, même à travers les voiles que créent mes désirs, mes émotions et mes contractions. Je lui permets également de se détendre. Ainsi, tout l’appareil mental se relaxe.
Étape 3 : J’imagine un point lumineux très haut dans le ciel. Il est comme le soleil de mon existence. C’est mon corps de lumière. Il est le véhicule de mon âme ou de mon « Je suis véritable », de mon soi ou de ma cellule énergétique de base, selon l’appellation que l’on préfère. Ce soleil irradie dans toutes les directions et il me met en relation avec l’univers entier.
Étape 4 : Je poursuis l’exercice de visualisation en invitant mon âme à emprunter le chemin de l’un de ces rayons solaires pour se marier avec le corps subtil de mon esprit. Cela crée le duo âme-esprit qui correspond à ma nature véritable et lumineuse.
Étape 5 : Je me représente ensuite que ce duo emprunte le canal de la couronne pour s’unir au corps physique. Il s’agit d’une véritable union de la lumière avec la matière, de l’esprit avec la chair. Ce geste récapitule en somme celui qui fut à l’origine de mon incarnation, lorsqu’une parcelle d’énergie pure a fusionné avec le corps physique, lui donnant conscience et direction.
Je me représente cette union des trois corps avec le plus d’intensité possible, visualisant et ressentant que la lumière vient éveiller et nourrir chaque cellule de mon organisme, de la racine des cheveux jusqu’au bout des orteils. Cette union du corps, de l’âme et de l’esprit vient se compléter au niveau du cœur qui s’embrase d’un amour irradiant partout à l’intérieur et à l’extérieur du corps.
Encore une fois, l’efficacité d’un tel exercice repose sur l’engagement personnel de celui ou celle qui le fait ; plus cet engagement est entier, plus il aide la personne à passer de la simple technique mentale à une capacité d’écoute sensorielle propre à transformer son état global. Le plus important à se rappeler est que le bien-être expansif qu’un tel exercice peut engendrer favorise la santé. Car la maladie, dans son essence, repose sur un état de division intérieure qui est à l’opposé de la sensation d’unité qu’un tel exercice produit.
La méditation
Puis je me plonge dans une méditation où je m’attache à déguster l’instant présent. Je ne le fais pas en m’enfermant dans une bulle concentrée et peureuse des distractions qui pourraient se présenter. Au contraire, je m’unis à tout et je me sens libre d’être qui je suis, libéré de mes soucis, de mes désirs, de mes lourdeurs. Pour quelques minutes, je choisis la légèreté. Je le fais en ouvrant tous mes sens, accueillant l’univers entier, jusqu’à sentir parfois que l’univers entier existe à l’intérieur de moi. Il s’agit d’une présence élargie qui me nourrit en profondeur. Il s’agit d’exister sans but et d’exister sans plus, si je peux m’exprimer ainsi. Exister sans attente, sans demande, sans recherche particulière, dans la simple délectation de sa propre présence. « Je suis cela qui est », affirment les bouddhistes. Lorsque je guide quelqu’un dans une méditation, je prends toujours soin, à la fin du temps consacré à celle-ci, de dire à la personne que sa méditation se prolongera dans sa journée et qu’elle peut y revenir instantanément aussi souvent que désiré.
Pour me préparer à méditer, j’active en moi un état de joie et un état amoureux sans attendre que la vie me les propose d’elle-même. Je crée ces états en moi à l’aide de la respiration et de l’intention claire de faire précisément cela. Au début, il faut faire un effort pour stimuler la lumière en soi. On y parvient avec plus ou moins de succès suivant les jours. On est parfois plus disponible et parfois moins. Toutefois, à force d’activer le courant lumineux qui parcourt notre existence et la fonde, on se rend compte que c’est plutôt comme s’il y avait un flot permanent en soi et qu’il suffit de s’arrêter quelques instants pour être en mesure de boire à même l’eau de la rivière intérieure. On prend alors conscience que la paix est toujours en soi et que l’amour est toujours au rendez-vous. On réalise même qu’il n’y a pas d’effort particulier à faire. Il suffit d’y porter attention et de se brancher sur ce courant, pour employer une autre métaphore. Et pour se brancher, il importe de donner congé à nos préoccupations et à nos soucis pour quelques minutes, ce qui n’est pas toujours une mince affaire, j’en conviens.
Toutes les personnes qui méditent finissent par dire des choses similaires parce que ces expressions témoignent de la réalité profonde de notre être. Une terre en nous reste vierge malgré les heurts de la vie. Pour entrer en contact avec elle, il suffit de le vouloir et de se donner l’espace et le temps pour le faire. Une fois que l’on comprend que le courant est continu et permanent, méditer pour goûter à une sensation de paix et à une sensation d’union devient quelque chose de plus facile, qui ne demande pas d’effort particulier. Quand je ferme les yeux, je me dis que c’est comme partir en vacances au soleil. Je m’offre quelques minutes de détente dans une vie très occupée et affreusement dispersante.
L’instant présent
En méditant, à travers ces semaines du mois d’août, j’observe que j’entre plus facilement que d’habitude dans la bulle d’espace-temps de l’« ici et maintenant ». Je le savoure. Ici et maintenant, comme disait le slogan hippie, constitue à n’en pas douter la porte de l’éternité pour un être humain. Il n’y en a pas d’autre. Le temps semble plus long dans l’enfance parce que, moins préoccupés par l’horloge et les choses à faire, nous sommes tout naturellement plongés dans cet ici et maintenant. De même, il semble s’accélérer à mesure que nous vieillissons parce que nous vivons dans le passé et le futur, oubliant de plonger dans le présent.
Cela me fait penser à la blague qu’Albert Einstein utilisait pour aider ses interlocuteurs à comprendre la relativité de l’espace-temps :
« Si vous tenez votre main sur le réchaud pendant une minute, cela vous semblera une heure. Si vous êtes assis une heure à côté d’une jolie fille, cela vous semblera une minute. »
Il aurait pu ajouter : si vous entrez réellement dans un instant, il aura le goût de l’éternité…
En dehors de cet état méditatif, notre vie est une sorte de film qui se déroule sans fin, un film aux multiples péripéties, toutes plus passionnantes les unes que les autres. Mais cette représentation fascinante nous vole la profondeur paisible et heureuse de notre existence. C’est aussi simple que cela, et c’est cela qui est incroyable. La réalité ne ressemble pas à ce que nous croyons, c’est plutôt le contraire. Une fois que l’on commence à s’y plonger, le courant méditatif semble la seule chose qui existe réellement. On a parfois l’impression de toucher à l’univers entier dans cet espace intérieur. Il s’apparente à une guirlande de lumière qui se déploie dans le tout.
Méditer, peu importe à partir de quel état on décide de le faire, consiste à se baigner dans la pureté de l’être, dans sa disponibilité sans cesse renouvelée à la vie et à l’amour qui le lient à tout. Le temps ralentit, le temps s’arrête parfois, et l’on se délecte.
Le sourire intérieur
Une aide réelle consiste à accrocher un sourire à son cœur et à ses lèvres pendant la méditation. Cela favorise l’ouverture. Sourire, c’est sortir de l’attente, sortir de la victime et agir sur son état intérieur directement. Même s’il n’y a rien de souriant dans votre vie, surtout s’il n’y a rien de souriant dans votre vie, souriez. Souriez joyeusement, souriez amoureusement. Ainsi, vous ne vous affichez plus comme une personne en quête de choses faussement joyeuses et divertissantes, vous vous présentez comme le maître de vos états intérieurs. Vous créez un état de joie.
Vous jugez peut-être que vous êtes à cent lieues d’une telle réalité. Toutefois, vous en êtes beaucoup plus près que vous ne le croyez, car, que vous soyez conscient ou non de cette dimension de votre existence, vous choisissez vos états intérieurs. Tant que vous ignorez cela, les conditionnements de votre passé et vos blessures décident à votre place. Votre personnage fait la loi. Toutefois, ce dernier, qui craint de perdre ses prérogatives, a besoin que vous le preniez par la main pour l’orienter dans la bonne direction. Sinon, vous risquez de ne jamais émerger de l’océan pratiquement infini de vos réactions et de vos émotions.
Nous sommes si peu habitués à nous concevoir comme les créateurs de nos états intérieurs que cela demande un réel déconditionnement. Ce changement d’attitude constitue l’enjeu majeur de la transformation intérieure. Il s’agit de ramener la source créatrice de l’extérieur à l’intérieur de soi, ni plus ni moins. Il s’agit, au sein même de la vulnérabilité d’une vie incarnée, de retrouver son pouvoir réel. Pour emprunter un autre vocabulaire : l’invitation consiste à se concevoir non seulement comme un participant à la divinité, mais bien comme le créateur d’une vie divine, c’est-à-dire, à mon sens, une vie consacrée au respect, à l’amour et à la création de l’unité.
La méditation favorise de telles retrouvailles avec le courant fondamental d’une existence puisqu’elle permet, durant quelques minutes, de se détacher du personnage et de sa volonté de toute-puissance. Car ce porteur de lumière se prend pour la lumière elle-même, et il voudrait que tous les autres reconnaissent sa toute-puissance. En somme, il est de l’orgueil pur en action. La position du créateur de vie est plus humble. Il abandonne la prétention de vouloir être reconnu par tous les autres. Il lui suffit de se reconnaître et de reconnaître en lui sa nature universelle. Il n’a plus la prétention de plaire à tous et à toutes. Son intention consiste à offrir simplement ce qui le fait vibrer aux autres. Voilà ce qui met en définitive un sourire sur ses lèvres.
Le personnage ambitionne une reconnaissance extérieure grandiose. L’être vrai ne base pas sa valeur propre sur la grandeur de sa renommée. Il prend plaisir à être lui-même et à exprimer ce qui le fait vibrer. « Le sage prononce sa vérité dans l’intimité de sa chambre, et pourtant il est entendu à des milles à la ronde », dit le Yi King, le livre chinois des transformations.
Vingt à trente minutes de méditation assise et silencieuse favorisent ces retrouvailles avec la vérité de soi. Il ne faut pas confondre la méditation avec la visualisation, avec la réflexion ou même avec la contemplation d’un élément de la nature qui nous fait particulièrement vibrer. Au cours de ces mois de maladie, chaque jour j’y puise le courage d’être vrai et de m’exprimer tel que je suis, au sein de la fragilité. Paradoxalement, une sorte de puissance émerge de cette position, car elle me plonge dans l’émerveillement d’être encore en vie. Voilà ce qui réjouit mon être au sein du drame.
Les jours difficiles
Je vous invite à méditer en vous rendant la procédure plus facile et plus souriante, pourtant je sais bien qu’il y a des jours où ça ne fonctionne pas bien, où l’on n’arrive pas à sourire à quoi que ce soit, ni à entrer à l’intérieur de soi-même. Ce sont les jours où l’on peut constater jusqu’à quel point nos préoccupations ou nos inquiétudes possèdent encore le pouvoir de nous éloigner de nous-mêmes. Lorsque cela m’arrive, je fais alors une chose très simple : je deviens le témoin bienveillant et même curieux de toute cette agitation interne. C’est la vie qui est là, forte, bruyante, mouvante, magnifique. De toute façon, tout est transitoire, cela va finir par se calmer. Cela peut prendre du temps, mais cela finira par se calmer.
La plupart du temps, je me rends compte qu’il en est ainsi parce que je suis animé par une attente plus ou moins consciente. Je cherche à atteindre un état particulier, ou je me sens pressé. Cela me garde tendu, ce qui est tout le contraire de la méditation. J’essaie donc de revenir à une dégustation du moment présent, sans attente, sans recherche, peu importe ce qui se passe en moi. Je tente de retrouver la position d’un observateur neutre se laissant étonner par tout ce qui peut se présenter. Et je garde bien vivante l’intention de maintenir ouverte la porte du présent, tout simplement. Je ne me fais pas de reproches. Je souris intérieurement.
Cela veut dire déguster ses grandes peines et ses grandes colères lorsqu’elles se présentent. Il est bon de se souvenir alors que celui ou celle qui est le témoin de sa peine n’est pas le même ou la même que celui ou celle qui est submergé par la colère ou la peine. Des épreuves intérieures traversent nos vies. À quoi bon le nier ? Pourquoi vouloir être différent de ce que l’on est ? Il y a des nuits plus noires que d’autres et elles semblent parfois sans fin. Heureusement, rien ne dure dans cet univers. Tout se transforme. L’aube finit toujours par venir.
Il y a même des jours où ça ne marche pas du tout. Et alors ? Il faut simplement goûter à cet élan en soi qui nous porte vers la maîtrise de nos états intérieurs, en admirer la persévérance malgré les distorsions de la vie de surface. Il s’agit de s’accorder du crédit pour cette volonté infatigable. Un exemple : je fais du trampoline de temps à autre — un petit trampoline d’appartement — et j’éprouve souvent des difficultés à suivre le rythme des mouvements proposés par l’instructeur sur le DVD. Ça me désole, car je constate que je n’arrive vraiment pas à coordonner certaines parties de mon corps. Heureusement, l’entraîneur a la grâce de dire de temps à autre : « Rappelez-vous que, même si vous ne faites pas les mouvements correctement, vous êtes tout de même en train de faire de l’exercice ! »
C’est exactement la même chose. De toute façon, respirer, unir ses corps, méditer, recourir à sa réalité imaginaire ne sont pas des exercices à « réussir » à proprement parler. Ils sont impossibles à réussir. Ce sont plutôt des recherches. Ce sont des chemins qui sont sans cesse à parcourir et à redécouvrir. Ne serait-ce que pour nous rendre compte des obstacles qui nous entravent !
Lorsque l’on a de la difficulté à s’aligner pour méditer, il s’agit de revenir inlassablement à l’intention de base : goûter à son union avec le tout, s’ouvrir et l’accueillir le plus simplement du monde. « Just sitting » (juste rester assis), rappellent infatigablement les moines zen. Juste rester assis, sans attente et sans recherche particulière. Revenir au sourire intérieur qui nous ouvre au monde du dedans et au monde extérieur, et frapper inlassablement à la porte du présent.
Ce n’est pas si simple, et en même temps, c’est simple. De toute façon, il faut sans cesse revenir à cette position de base, car rien n’est jamais acquis une fois pour toutes. La vie est vivante. Nos états intérieurs se métamorphosent sans arrêt en réaction aux événements. Il ne sert à rien de vouloir qu’il en soit autrement. Pourtant, à mesure que vous méditerez, vous prendrez plaisir à retrouver de jour en jour cette dimension vivante, vibrante et créative de votre vie. Car il s’agit d’un laisser-aller à l’évidence et d’un consentement au réel.
J’ai appris plusieurs des choses qui concernent les difficultés de la méditation auprès d’Éric Baret. Justement, au cœur de ce mois d’août, il m’annonce sa visite. Je suis touché qu’il se déplace pour moi et j’en suis très heureux. Éric Baret est un enseignant spirituel et sa façon de voir présente toujours une fraîcheur certaine par rapport aux idées convenues2. Même si notre conversation est à haute teneur philosophique, je vous en livre quelques extraits, car ce genre de dialogue, survenant alors que je suis tout à l’exaltation de mon unité retrouvée, m’enchante.
« Nous sommes toujours en train d’essayer de saisir quelque chose, me dit-il. Nous nous affairons, nous préparons quelque chose, nous cherchons à gagner de l’argent… Tout cela pour nous donner un futur, pour avoir une identité. Ce mécanisme de préhension constitue la cause profonde de nos appréhensions et de nos malheurs. Être sans identité a quelque chose d’intolérable à nos yeux.
– Oui, cette perspective nous plonge dans des peurs archaïques.
– Le drame se noue précisément en raison de cela. Il s’agit donc de sortir de l’attente, de sortir de l’attente que le futur apporte quelque chose de plus heureux et de plus intéressant, continue-t-il. Car ce futur-là n’existe pas. Il n’y a que le moment présent, la sensation du moment présent. Au théâtre, nous sommes heureux de notre tristesse et heureux de notre joie, nous goûtons à tout sans nous y attacher. Notre tristesse s’évanouit avec la fin de la pièce et il ne reste que du bonheur. La même chose vaut avec la vie. Il y a la tristesse et, au cœur de la tristesse, ou derrière, il y a la joie de vivre quelque chose.
– Le truc consisterait donc à goûter à toutes les situations au lieu de s’y identifier ? Tu penses que cela vaut tout autant pour les événements dramatiques que pour les événements heureux ?
– On ne peut s’empêcher de vivre. Des événements surviennent en nous et autour de nous, des émotions nous traversent, on ne peut que les vivre et en être le témoin. À partir du moment où l’on est en vie, il n’y a que l’action : on ne peut que prendre le train. Pourtant, à chaque fois que nous nous situons dans une non-action, c’est-à-dire dans une non-saisie au sein même de l’action, nous avons le recul nécessaire pour éprouver la joie de vivre. Nous avons accès à un bonheur qui n’est pas conditionné par ce qui se passe dans notre vie, par la maladie ou par la santé. C’est comme si les événements, au lieu de prendre toute la place, se déployaient dans un espace infini où il y a de l’air, de l’espace et du temps.
– Je t’avoue qu’avec le cancer, le problème vient précisément du fait que l’espace se comprime d’un seul coup. On se contracte et il n’y a plus que la menace qui existe.
– Oui et, par la suite, on doit jouer au malade, on doit prétendre avoir le cancer, on doit avoir l’air de prendre ça au sérieux.
– En effet, c’est une source constante de difficulté. Mes méditations, mes jus de verdure et toutes les mesures que je prends font en sorte que je souffre fort peu des effets secondaires de la chimiothérapie, à part la fatigue. Ce qui fait que, parfois, j’ai pratiquement honte d’être aussi bien, de ne pas être alité et d’aller et venir à ma guise.
– Lorsqu’on nous annonce un cancer, on perd pied parce que ce mot est chargé des projections collectives liées à l’angoisse de mourir. On en oublie que c’est seulement un mot qui en lui-même ne présume de rien. Tout comme lorsqu’on reçoit un coup physique ou que l’on sort dehors par grand froid : on se contracte. Cependant, plus on se contracte, plus ça fait mal et plus on a froid. Il faut donc apprendre à se détendre dès que possible pour alléger la souffrance.
– Oui, ça me semble tout à fait juste. J’ai l’impression que plus on s’identifie au fait d’être atteint par le cancer et frôlé par la mort, plus on risque de réagir difficilement aux traitements, psychologiquement et physiquement.
– Nous cherchons à exister dans une identité, et cela nous aliène. La non-prétention à quoi que ce soit libère instantanément. Elle nous affranchit du poids des attentes et du poids du futur. À mon sens, poursuit Éric, la vie se résume à la prétention d’être ceci ou cela. Avec, en prime, l’exigence d’être reconnu pour cette prétention.
– Tu veux dire que l’on peut être triste ou en colère, joyeux ou léger, et que tout est bon à déguster ?
– Ce que l’on déguste essentiellement, c’est la joie du mouvement en soi, le mouvement même de la vie. Ressentir la vie au plus intime de soi, voilà ce qui rend heureux et qui remplit le cœur d’amour, un amour sans raison, un amour que l’on peut offrir gratuitement à tout ce qui existe et à chaque personne que l’on croise.
– Tu as raison, lui dis-je. Nous ne voulons pas nous identifier aux émotions qui provoquent des réactions dites négatives en nous. Par contre, nous voulons nous attacher aux émotions qui stimulent des sentiments agréables. Nous voulons nous identifier à celui qui a le vent dans les voiles et nous voulons que cela dure. Toutefois, que nous soyons attachés à la tristesse ou attachés au dynamisme, le problème reste le même parce que nous sommes dans la trappe de l’identité. Nous devenons alors de plus en plus inconscients de la joie profonde d’exister, et les situations douloureuses, celles qui sont le plus à même de nous rappeler que nous existons, ressurgissent. Finalement, tout est affaire de conscience. S’il y a la présence consciente, il y a la possibilité de quelqu’un qui goûte à la joie de cette présence consciente. Cette présence s’avère donc salutaire et source de sérénité.
– Cette sérénité est écoute. Elle s’appuie sur la présence à ce que l’on ressent, sur la sensation de ce qui est ressenti. Pour que ce qui est ressenti soit de plus en plus clair, il faut abandonner, ne serait-ce que le temps de quelques minutes, toute prétention à être qui que ce soit. Bien entendu, il s’agit d’une quête impossible en soi, puisque, dès que je veux quitter mes identités, elles se présentent toutes. La volonté d’une non-volonté est impossible. Je me mets donc à l’écoute de tout ce qui m’empêche d’être à l’écoute, et dans ma difficulté d’écouter se présentent parfois quelques secondes, quelques minutes de véritable écoute, quelques instants durant lesquels je peux goûter librement à la pleine saveur de vivre. Et parfois, dans le plaisir de n’être rien, on ressent la joie pure d’exister qui est une ivresse, un nectar divin. »
Éric me laisse en me faisant cadeau de deux livres de Jacques Lusseyran. Il y témoigne d’une aventure exceptionnelle. Aveugle, il raconte sa vie dans un camp de concentration pendant la guerre. Il fait une démonstration étonnante du fait que la joie est en nous et qu’elle échappe complètement aux circonstances3. Longtemps après sa venue, je goûte encore ses paroles. Je prends conscience de la grâce de cette maladie qui est venue me délivrer de mon personnage et de mes prétentions à être fort, intelligent et performant. Je prends également conscience du fait qu’il est facile de remplacer une identité par une autre, et de sombrer, par exemple, dans le rôle du malade qui attire compassion et pitié. Il s’agit d’un personnage tragique, car il ne peut cesser d’aller mal s’il veut continuer à exister aux yeux des autres. Puis, ça me fait sourire. C’est un peu ce que chacun de nous fait chaque jour en choisissant de raconter plutôt ses malheurs que ses bonheurs. Finalement, cela ressemble au journal télévisé où il n’y a que des mauvaises nouvelles !
Je me rends compte que passer près de la mort m’aide à acquérir une chose : du détachement. Je prends conscience que notre seule possession, l’unique chose à laquelle nous pouvons goûter, s’appelle le moment présent. Cela permet de s’engager sans réserve dans le bonheur de l’instant. Celui-ci devient la porte de l’éternité, car la sensation de l’éternité ne peut exister qu’au temps présent, un temps présent qui se renouvelle sans cesse. Il ne s’agit pas de la pensée de l’éternité, il ne s’agit pas d’une idée mentale, mais bel et bien d’une sensation. Dans cette sensation s’installent le calme et la paix intérieure.
Rien à perdre et rien à gagner ! Lorsque le moi se baigne dans de telles sensations et se nourrit d’elles, il retrouve paradoxalement plus de sécurité intérieure. Tout le mouvement de préhension du personnage livré à l’insécurité existentielle se dissout de fois en fois. Car nous nous agrippons au passé et tentons de gagner un avenir parce que nous nous sentons en état d’insécurité dans le grand brassage universel. Mais si nous n’avons que le moment présent, à quoi sert de s’attacher à quoi que ce soit ? Il ne reste que la perception du mouvement même de l’amour qui est libre, joyeux, léger, intense et créateur. Il s’agit du mouvement universel lui-même dont l’amour est le ciment avec ses polarités d’attraction et de répulsion, d’ombre et de lumière, de vie et de mort.
Le regard spirituel offre une perspective qui replace tout dans un contexte plus large. Je crois en effet que, bien qu’incarnés dans un corps, nous existons au-delà de lui dans les formes beaucoup plus subtiles que sont l’esprit et l’âme. Je possède la conviction intime que quelque chose de nous subsiste et que nous participons à la fois à la nature universelle et individuelle.
Je n’essaie pas de gagner quoi que ce soit de façon permanente, car tout se dissoudra de toute façon. Loin d’empêcher l’engagement, cette perspective le permet profondément. Il n’existe plus d’engagement qui soit une trappe ou une prison puisque tôt ou tard il sera défait au sein du mouvement universel. Le rêveur devient donc libre de sa création qu’il exécute pour l’intensité de la joie qu’elle lui procure, pour l’intensité du moment. Cela exige de s’ancrer réellement dans l’être de lumière que chacun est. À partir de ce refuge lumineux et de la sensation douce et paisible qu’il procure, on peut vivre avec moins d’attentes et plus de bonheur, de minute en minute, au fil du quotidien, sachant que la prochaine heure n’apportera fondamentalement pas plus de bonheur ou de tristesse que la précédente.
Bien sûr, en cours de route, on se rend compte que certains engagements ne correspondent plus à nos valeurs et à notre créativité. Il faut alors poursuivre son chemin en sachant qu’il n’y a ni perte ni gain, le seul gain possible étant une fidélité à soi-même et à la vie qui entraîne un surcroît de bonheur.
J’ai beaucoup de temps pour philosopher en ce bel été et, étendu sur mon divan, cela me réjouit le cœur.
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1. Le livre de Pierre Lessard et de Maître Saint-Germain, Manifester ses pouvoirs spirituels (op. cit.), comprend un DVD. Cette pratique énergétique y est décrite en détail. En état de transe médiumnique, Pierre Lessard la guide pas à pas. L’exercice appelé l’union des trois corps y figure aussi.
2. En plus d’être un conférencier très stimulant, Éric Baret est l’auteur de plusieurs livres fort intéressants. Entre autres : Les crocodiles ne pensent pas. Reflets du tantrisme cachemirien, Paris, Éditions Almora, 2008, et Le sacre du dragon vert. Pour la joie de ne rien être, Paris, Éditions Almora, 2007. Site : www.bhairava.ws.
3. Jacques Lusseyran, Et la lumière fut. Paris, Éditions du Félin, 2005, et Against the Pollution of the I. Selected Writings of Jacques Lusseyran, Standpoint (Idaho), Morning Light Press, 2006.