Allongée dans la baignoire, Sophie essorait une grosse éponge, laissant couler sur ses épaules l’eau chaude, parfumée à la lavande. La salle de bains était éclairée par des bougies ; quelqu’un – sans doute le propriétaire de l’appartement, dont elle était devenue la « locataire sérieuse, à la main verte » – avait eu la bonne idée d’encastrer des bougeoirs en céramique dans les murs carrelés. Sophie, qui avait tout négocié par l’intermédiaire d’un agent immobilier, n’avait jamais rencontré le propriétaire. Le nom figurant sur le bail, Clement, pouvait être celui d’un homme ou d’une femme, et l’appartement contenait quelques indices sur la personnalité de cet être mystérieux : un sens pratique (étagères bien faites aux endroits appropriés), l’amour du jardinage (douzaines de plantes en pots épanouies sur la véranda), un tempérament d’esthète (les vitres colorées de la baie orientée à l’ouest s’embrasaient comme si elles étaient en feu).
Lors de sa première soirée, Sophie s’était attachée à animer les lieux. Bougies allumées pour la danse et la chaleur des flammes. Plantes en pots de la terrasse qu’elle avait rentrées deux par deux. L’effet produit ne pouvait certes pas se comparer à la respiration de deux enfants endormis, il suffisait néanmoins à lui garantir une nuit de sommeil. Clement, avait-elle décidé avant de sombrer, était un être sensible qui avait maîtrisé l’art d’être heureux dans la solitude, et il lui serait transmis peu à peu.
Le premier matin que Sophie avait passé dans l’appartement toujours plein d’échos, Milagros était arrivée en voiture avec un carton rempli d’affaires qu’elle avait prises, indignée, chez Adam. Sophie en avait choisi quelques-unes et demandé à Milagros de remporter le reste. Celle-ci avait accepté à contrecœur, et uniquement après s’être répandue sur les innombrables défauts d’Adam. Une fois seule, Sophie avait disposé des livres sur les étagères et déballé quelques vêtements. Perdues dans le placard au lieu d’être coincées entre des costumes sombres, ses petites robes aux couleurs vives semblaient sans défense sur la tringle presque vide.
Au fil des jours, les aspects de sa situation douloureuse se projetèrent dans l’esprit de Sophie à la manière de vêtements contre le hublot d’un lave-linge, qui se détachent l’espace d’un instant avant d’être de nouveau happés dans le méli-mélo.
Un jour, à la sortie de l’école, Sophie emmena ses fils dans une animalerie où ils choisirent deux poissons rouges – « Non, pas celui-là, celui-ci. » Ils les installèrent devant la fenêtre de la cuisine, mélangeant des billes de couleur au gravier du bocal pour qu’elles reflètent la lumière, ajoutant une plante aquatique à l’aspect de fougère pour son apport en vitamines. Les poissons nageaient en lançant des éclairs, argentés (Nuage) et orangés (Vignette), créant un surcroît de vie dans le nouveau domicile de Sophie.
Les enfants s’adaptèrent vite. Sophie continuait à aller les chercher à l’école tous les jours, à les faire goûter et à jouer avec eux. Milagros les ramenait chez Adam pour le bain et le dîner. Adam les couchait et leur lisait une histoire. Leur vie n’avait pas beaucoup changé, si ce n’était en mieux, constatait Sophie : deux maisons où jouer, sans compter la fête avec papa racontant une histoire tous les soirs. Apparemment, ils ne se rendaient pas compte que les chemins de leurs parents ne se croisaient plus. C’était si simple, les enfants semblaient si peu perturbés par son départ que Sophie en était presque attristée. En revanche, elle était galvanisée par cette preuve qu’Adam et elle… non, qu’elle avait géré correctement la situation. De quoi lui remonter le moral aux heures de déprime.
Les premiers jours, elle jetait un coup d’œil à la pendule et, mue par la force de l’habitude, se levait à moitié de son siège, avant de s’apercevoir, stupéfaite, qu’elle n’avait rien à faire. Son seul devoir : se trouver devant les portes de l’école à quatorze heures trente. Aucune question à laquelle répondre. Aucune tâche à exécuter.
Sophie bougea la tête, ridant l’eau du bain, pour regarder à travers la buée les fougères posées sur l’appui de la fenêtre ; elles oscillaient à la lueur vacillante des bougies. Pourquoi Clement a-t-il laissé toutes ses merveilleuses plantes, se demanda-t-elle pour la énième fois. Et à quoi correspond A. R. ? Anthea Rose… Albert René… A. R. Clement, voilà ce qui figurait sur la boîte aux lettres ; elle avait retourné la carte pour y écrire son nom et l’avait remise en place. Elle n’avait pas eu envie de la jeter ; l’idée de leurs patronymes dos à dos lui plaisait. N’était-ce pas malsain de penser autant à Clement ? Une femme solitaire, plaquée, obnubilée par le même sujet pendant les heures creuses de ses journées vides… « Ça m’est égal », dit-elle tout haut. Sa voix retentit dans la pièce carrelée, empreinte d’une sévérité surprenante. Depuis peu, elle parlait tout haut quand elle était seule. Rien d’exceptionnel, sauf que ce n’était pas délibéré. Aussi était-elle toujours surprise de s’entendre et de formuler des phrases souvent assez dures. S’agissait-il de signes précurseurs d’une dépression nerveuse ? D’abord cette obsession avec Clement, puis cette façon de se prendre de court en exprimant des pensées qu’elle ne reconnaissait pas comme siennes. Elle essaya de trouver ça inquiétant, sans y parvenir mieux que de serrer le poing au sortir du sommeil. Au fond, ce n’était pas grave. Se concentrer sur Clement était agréable, sécurisant, elle n’avait que trop conscience des pensées plus sombres, tapies dans un coin de sa tête, qui attendaient leur heure pour attaquer. La nuit, elle se réveillait en sursaut, incapable de bouger, pétrifiée de terreur, écrasée par un énorme poids qui l’empêchait de respirer. Immobile, piégée, elle luttait pour rompre le charme maléfique et ne pas suffoquer. Quand elle trouvait la force psychique de remuer, elle se pelotonnait en chien de fusil et appuyait les paumes sur ses yeux pour se protéger des idées noires qui cognaient contre ses paupières comme autant de chauves-souris cherchant une entrée. Elle se promettait de se livrer à une introspection en temps utile. Pas tout de suite. Pour l’instant, elle devait les refouler, continuer à vivre. C’était risquer l’effondrement que de réfléchir, et elle ne pouvait se le permettre. Pas encore.
Sophie s’enfonça dans le bain et plia les genoux, qui surgirent des remous ; des gouttes giclèrent dans ses oreilles, occultant tous les bruits hormis ceux produits sous l’eau qui s’amplifièrent. La lueur dansante des bougies se reflétait sur le plafond. Sophie compta lentement : elle habitait l’appartement de Clement depuis six… sept… huit jours.
Il régnait un silence de cathédrale dans la salle qui en avait aussi la hauteur sous plafond, l’odeur d’encens et la lumière douce s’infiltrant par les hautes fenêtres. Les murs couleur crème n’étaient décorés que de la grande reproduction d’une gravure du XVIe intitulée : Centres de la grande circulation céleste, plans de face et de dos, représentant un homme assis en tailleur, dont les centres de circulation étaient indiqués par des idéogrammes chinois. Le professeur, un grand type au teint pâle – Malcolm –, faisait sa présentation à une douzaine d’élèves installés par terre sur des nattes.
— Le qi, l’énergie vitale, pénètre notre corps de deux façons : il monte de la terre sous sa forme yin et descend du ciel sous sa forme yang. Quand nous sommes en bonne santé, le qi circule librement le long des méridiens où sont situés des points particuliers, appelés tsubos1, où il est possible de le sentir. Un qi déséquilibré ou stagnant peut provoquer douleurs ou maladies, aussi notre tâche est-elle de débloquer et de régulariser la circulation afin que les capacités naturelles de guérison du patient fonctionnent plus efficacement.
Ces paroles suscitèrent chez Sophie une exaltation extraordinaire : elle eut la certitude d’être à sa place, d’avoir trouvé sa vocation. En ces lieu et moment précis, le destin lui avait donné rendez-vous. Euphorique, elle parcourut la salle du regard pour voir si l’un de ses camarades ressentait la même chose. Le groupe était essentiellement composé de femmes d’une trentaine d’années ; certaines échevelées à l’allure hippie, d’autres plus classiques. Parmi la poignée d’hommes, l’un avait un genre qui sévissait lorsqu’elle était à la fac : celui de père nourricier à longue crinière blanche, cultivant l’image du sage bienveillant, revenu de tout. Il fixa Sophie pour attirer son attention, la gratifiant d’un sourire nonchalant quand elle obtempéra enfin. Elle détourna les yeux.
Les présentations s’ensuivirent. Parmi la débauche de noms et d’histoires, Sophie retint le nom du père nourricier : Jacob. « Jake-O pour vous », insista-t-il néanmoins. Elle remarqua également Anthony, un type maigre, à l’air sérieux, qui ponctuait ses propos en levant l’index, Rose, rieuse, aux cheveux noirs et frisottés, et une jeune femme assez grande, langoureuse, singulièrement réservée. Tout le monde crut d’abord qu’elle s’appelait El ou Elle, jusqu’à ce qu’elle explique d’une voix traînante :
— Non, simplement la lettre L.
Un autre participant assis en tailleur sur sa natte, un sourire serein aux lèvres, ne produisit aucune impression particulière sur Sophie ce matin-là.
Marion arriva l’après-midi, chargée d’un gros cactus velu en guise de cadeau de crémaillère.
— Tu en avais un, pas vrai ? grommela-t-elle en le lui tendant.
— Il est magnifique. En effet, mais Adam le détestait, alors je l’ai donné. Il me semble récupérer un vestige de ma vie antérieure. Tu n’aurais pu mieux choisir, merci infiniment.
— C’est très joli ici, reprit Marion, jetant un coup d’œil circulaire. Et très bien rangé, évidemment.
Son rire n’empêcha pas Sophie de percevoir la critique de son amie pour qui l’ordre était suspect, de même que la minceur.
— Tu payes combien ?
Marion haussa les sourcils devant le montant que lui précisa Sophie.
— Tant que ça ! A Jamaica Plain ?
Il est vrai que cela dépassait la somme qu’elle avait prévu de débourser, d’autant que l’appartement n’était pas assez grand et que la deuxième chambre serait difficile à aménager en salle de soins. Qu’importe, il lui avait plu et c’était l’essentiel. Même dans l’égarement des premiers jours, elle avait conservé assez de lucidité pour se rendre compte qu’il ne fallait surtout pas mégoter ou vivre à la dure dans un environnement sinistre.
— C’est plus ou moins ce que ça vaut. N’oublie pas que JP est un quartier plein d’avenir. J’aime sa diversité. Des gens du monde entier, des familles de tous les genres… En plus, je n’y ai aucun souvenir, c’est important pour un nouveau départ. Et il y a un square de l’autre côté de la rue, ajouta-t-elle tout en préparant le thé. Un élément décisif.
Poussant du pied la porte vitrée ouvrant sur la terrasse, elle sortit en portant le plateau.
— Viens voir le plus merveilleux, ajouta-t-elle. On va prendre le thé dehors, s’il ne fait pas trop froid pour toi.
De la taille de la cuisine et garnie de plantes sur trois côtés, la terrasse offrait une vue sur des toits gris, tandis que les cimes des arbres du petit parc formaient une frondaison verte parmi le fouillis de cheminées et d’antennes. Des oiseaux plongeaient en piqué dans le ciel. Sophie servit le thé, bavardant sur le ou la propriétaire et sur sa chance d’avoir eu une place au cours de shiatsu grâce à un désistement de dernière minute. Ni les conjectures sur le mystère Clement ni la critique des camarades de Sophie n’eurent l’air de passionner Marion.
— Et toi, comment vas-tu ? lança-t-elle dès qu’elle en eut la possibilité.
Voilà qui démonta Sophie, l’effet recherché.
— Les garçons me manquent, surtout le soir, à l’heure de l’histoire. J’adore les border dans leurs lits. En revanche, continua-t-elle, alors que Marion fermait les yeux en signe d’empathie, beaucoup de choses ne me manquent pas. La cuisine, le ménage ou… aider Lydia à la garderie. Mon Dieu, je n’en pouvais plus ! A un point dont je ne m’aperçois que maintenant.
— Tu n’y vas plus ?
— Non, j’ai appelé Lydia pour la prévenir que j’étais trop occupée.
— Elle a dû être déçue, fit Marion avant d’ajouter devant le haussement d’épaules de Sophie : Pourtant, ça te plaisait !
— En effet. Mais il y a un temps pour tout et ma phase de femme au foyer banlieusarde exemplaire est terminée.
Etonnée par son amertume, Sophie but une gorgée de thé.
— Voyons, c’est de la bravade… ou plutôt ta façon d’être courageuse.
Marion garda le silence un instant avant de poser une autre question :
— Des nouvelles d’Adam ?
— Il téléphone quand il ne trouve pas quelque chose. Hier, c’était les carnets de vaccination des garçons. Un des éléments de la vie conjugale que j’exécrais – je ne dis pas ça avec rancœur, je détestais vraiment ça –, c’était sa façon de toujours me demander où se trouvait ceci ou cela. Il a beau m’avoir plaquée, il continue.
— Un prétexte pour te parler.
— Je ne crois pas. Il charrie, rien de plus. Je lui ai interdit de me rappeler. Milagros peut transmettre les messages. Il n’a qu’à m’envoyer des e-mails ou des SMS. Je ne veux plus entendre sa voix, ça me perturbe trop.
— Rien de plus normal. Enfin, j’espère pour vous deux – pour Adam aussi – que cette crise servira de tremplin à une relation plus équilibrée. Si vous relevez ce défi, vous en sortirez plus unis que jamais.
Sophie dévisagea son amie.
— Ah oui ? Une intuition, c’est ça ? Ecoute-moi bien, Marion. Personne, toi pas plus que moi, n’est capable d’imaginer l’avenir. Alors, fais-moi le plaisir de remballer ta boule de cristal…
Marion prit un air tellement offensé que Sophie éclata de rire.
— … et de la ranger soigneusement, conclut-elle. Bon, oublions ça. Ça te dit d’aller au cinéma ce soir ? On passe un nouveau film français à Kendall Square. Agnès Jaoui.
— Non, je sors avec Gerald. On se retrouve tous les premiers jeudis du mois. Avec nos horaires de fou, on doit fixer une date pour se voir ! expliqua Marion, souriante, avant de reprendre d’un ton sérieux : Passer ce moment ensemble est vital, alors on s’est débrouillés pour se trouver un créneau et s’y tenir.
Sophie était au courant des efforts que Marion et Gerald fournissaient pour que leur relation soit harmonieuse. Marion était convaincue que c’était nécessaire, contrairement à Sophie pour qui c’était un signe d’incompatibilité fondamentale. Son amie estimait que l’entente avec un être de la même sensibilité était inférieure d’un point de vue moral à celle qui ne coulait pas de source. Ses rapports compliqués avec ses parents et ses frères et sœurs étaient également le fruit d’un dur travail. Sa difficulté à nouer des liens était sans doute à l’origine du métier qu’elle exerçait.
— Désolée, s’excusa Marion. Ça t’aurait fait du bien.
— Tant pis, j’irai seule. Une habitude à reprendre, et le cinéma est l’endroit idéal. Personne ne vous remarque dans une salle obscure, de toute façon on ne peut pas parler. A moins que… j’ai vu une exposition de peinture au Phœnix, ce serait plus audacieux – ou faut-il que je m’y prépare ? J’aimais beaucoup ça, tu sais. Au début, sortir avec Adam me donnait l’impression d’être dans une bulle. Nous emportions notre petit univers où que nous allions. La solitude rend réceptif au monde et, même si c’est effrayant, cela peut être enrichissant.
— Sans doute, reconnut Marion en riant. Encore que, si elles avaient le choix, la plupart des femmes préféreraient être accompagnées par un homme attentionné.
Comme elle se levait pour partir, Marion découvrit le coffre à jouets et le montra du doigt.
— Quelle bonne idée ! Comme ça, ils se sentent plus chez eux.
— Ils sont chez eux, rectifia Sophie avec fermeté.
C’est la première fois que je rembarre Marion, se dit-elle en refermant la porte. Quelle délivrance ! Exprimer sa pensée était nouveau pour elle, on lui avait appris qu’il fallait éviter à tout prix de blesser les gens. Certes, Marion ne s’était jamais montrée si autoritaire, mais elle avait peut-être été injuste envers cette femme de bien, membre de Greenpeace et d’Amnesty International. Elles s’étaient rencontrées à une réunion de mères du quartier, intéressées par la création d’une garderie. Sophie ne comptait pas s’engager, sauf que Marion, l’organisatrice (Ce n’est pas la peine d’avoir un enfant, il suffit de l’avoir été), l’avait convaincue de faire équipe avec Lydia. Si bien qu’elle s’était retrouvée avec un surcroît de travail, ce qui ne lui avait pas déplu en un sens. Mère épuisée et parfois dépassée à cette époque-là, elle se sentait réconfortée par l’énergie et l’assurance de Marion. Les termes peu flatteurs tels que « rouleau compresseur » ne lui effleuraient l’esprit que maintenant. Se reprochant son manque de gratitude, elle se dit que la détermination de Marion à la rabibocher avec Adam découlait de son zèle professionnel et non de… eh bien, son envie face à la liberté toute neuve de Sophie, ainsi qu’elle en donnait parfois l’impression. Non, c’était ridicule. Sophie n’était libre que parce qu’on l’avait larguée.
« Larguée » : un des mots qui la torturaient la nuit, lorsqu’elle n’arrivait plus à bouger dans son lit.
C’était hors de question de laisser ses pensées suivre ce cours. Comme elle le faisait plusieurs fois par jour, par un acte de volonté exigeant un véritable effort physique, elle les orienta vers des sujets plus agréables. Il était presque quatorze heures trente, l’heure magique, son unique point d’ancrage, l’heure de s’occuper des enfants. Attrapant sa veste, elle dévala l’escalier et se rappela sa promesse de les emmener voir les phoques à l’aquarium. Ce soir, elle avait une pile de documents à lire pour le cours ; elle n’aurait donc pas le temps de broyer du noir ; peut-être parviendrait-elle au terme d’une autre journée, sans perdre pied avant la montée des eaux. Bien sûr, elle ne pourrait continuer à refouler ses émotions ainsi, les vannes s’ouvriraient sous peu et la souffrance, la fureur, qu’elle occultait depuis le matin de sa découverte des photos, déferleraient. Consciente de l’inéluctabilité du déluge, elle en redoutait la violence et se rassurait avec l’idée que tant que rien n’arrivait aujourd’hui – elle apprenait à ne se préoccuper que du présent – elle s’en sortirait.
A genoux dans son cabinet de travail, Adam déballait ses livres qu’il remettait dans sa bibliothèque à la fois par ordre alphabétique et en fonction du sujet. Il essuyait d’abord l’étagère puis le volume avec un chiffon doux, déniché dans un sac en plastique sous l’évier. (Appeler Sophie pour lui demander où elle rangeait ses chiffons était exclu !) Tout était d’une crasse innommable – à quoi servait de payer Milagros ? Il avait différé cette corvée démoralisante et… humiliante tant qu’il s’était accroché à l’espoir de plus en plus mince du retour de Sophie. Les garçons dormaient, c’était déjà ça ; ils ne l’interrompraient pas avec un feu roulant de questions, ne détaleraient pas avec des livres. Et il coupait au pire : leur aide. Impossible, en effet, avait-il appris, de s’atteler à la moindre tâche en présence de ses fils. Tout en époussetant un manuel sur les temples grecs, il songea avec regret à l’insouciance avec laquelle il avait balancé ses bouquins dans les mêmes cartons seulement – voyons, quand ? – neuf, dix, onze jours auparavant. Sa vie pouvait-elle avoir été chamboulée à ce point en un si bref laps de temps ?
D’autres hommes quittaient leur famille. D’autres hommes bouclaient leurs valises. Comment se faisait-il que lui, Adam Dean, se retrouve prisonnier d’une banlieue et enchaîné à ses enfants onze jours après sa pseudo-tentative d’évasion à la poursuite du bonheur ?
Pour couronner le tout, Sophie avait emménagé dans un appartement. Les descriptions embrouillées des garçons ne lui permettaient pas de se le représenter. En tout cas, ils débordaient d’enthousiasme. Parfait. Ils y passeraient le week-end, voilà qui lui donnerait une chance de rattraper le travail s’accumulant depuis le départ de Sophie, qui l’empêchait de s’attarder au bureau. Un week-end tranquille chez lui, sans les garçons, quelle aubaine ! Il en aurait presque gémi d’aise. Sauf qu’il y avait Valerie, laquelle ne serait sûrement pas enchantée, car ils se voyaient à peine depuis le départ de Sophie – c’était devenu son unique point de repère, à en être exaspérant. Ils avaient volé quelques déjeuners, plutôt ratés. Valerie ne décolérait pas à ce propos. C’en était lassant. Valerie, sa fougueuse guerrière. Un point digne d’intérêt : les qualités qui attirent de prime abord deviennent celles-là même qui… Peu importe, il l’aimait, il était parvenu à faire d’elle la femme de sa vie, de quoi lui réchauffer le cœur. Qu’il soit obligé de vivre dans cette maison plus longtemps que prévu n’entrait pas en ligne de compte. L’essentiel, c’était de persévérer sans perdre son calme.
La réaction de Sophie lui restait cependant en travers de la gorge. Tellement excessive. Rétrospectivement, il trouvait douteux l’empressement – il n’y avait pas d’autre mot, impatience serait exagéré – avec lequel elle était partie. Comme si elle avait sauté sur le premier prétexte. Le manipulant. Se servant de lui.
Adam se releva, épousseta ses mains et, la mine sombre, examina le résultat de ses efforts. Il empila les cartons vides, les emporta et se mit en quête de l’aspirateur.
Sophie, courageuse, opta pour le vernissage, renonçant à la sécurité offerte par l’obscurité d’une salle de cinéma. Elle découvrit toutefois que c’était aussi un lieu à fréquenter en solitaire car personne ne vous y regardait. Non par intérêt pour les toiles, mais parce que chacun ne songeait qu’à peaufiner l’image qu’il donnait de lui-même. Un gobelet de vin blanc tiède à la main, Sophie se faufila dans la galerie, passant en revue la foule. Outre les sempiternelles barbes, tenues noires, longues boucles d’oreilles, le plus digne d’intérêt était l’expression de suffisance harassée de ces gens. On aurait dit que chacun d’eux redoutait d’être traqué par un paparazzi, s’imaginant être le point de mire. Et comme ni les uns ni les autres n’échangeaient le moindre regard, feignant d’être occupés ou perdus dans leurs pensées, rien ne les détrompait. Il était par conséquent impossible de repérer le peintre, la vedette du jour. Au fond, ce n’est pas plus mal, décida Sophie. Ainsi, la gloire est partagée à force de narcissisme et d’indifférence mutuelle, et ils sont tous la star d’un soir. Quant aux peintures, c’étaient les immenses toiles grises habituelles, striées de noir et de marron, éclaboussées de rouge.
Agatha avait beau s’être doutée qu’aucun ami de la femme de Howard ne produirait mieux que des sacs en papier, l’extrême banalité des œuvres lui restait sur le cœur, moins toutefois que le désistement de dernière minute de Valerie, sous prétexte d’une surcharge de boulot. « Quelqu’un va se faire virer et ce ne sera pas moi », avait assuré la traîtresse. Aussi Agatha se retrouvait-elle seule pour rencontrer éventuellement son ex-amant et son épouse. Quoi de plus épuisant que de scruter la foule à la recherche de la silhouette autrefois adorée et à présent honnie de Howard, tout en s’efforçant d’adopter un air insouciant au cas où il la repérerait en premier et de se donner du courage en buvant du vin ! Au bout d’une heure d’angoisse, il fut évident qu’il ne viendrait pas, mais il était trop tard pour se détendre ou rester sobre. Agatha, calée près du buffet, engagée dans une conversation décousue avec un galeriste aux yeux de lynx, constata avec aigreur que Howard lui gâchait toujours la vie malgré le temps écoulé depuis leur rupture.
— Mon Dieu, je suis désolée !
Se retournant pour présenter ses excuses à celle qu’elle venait de bousculer, Sophie vit une femme aux cheveux d’un noir de jais coupés à la Cléopâtre ; une frange sévère au-dessus de sourcils épilés, les yeux lourdement maquillés, elle portait une robe constituée de petites plaques brillantes à la manière d’une armure. A la réflexion, elle ressemblait plutôt à une figurante d’un film des années 1960 sur l’Egypte des pharaons qu’à une reine de l’Antiquité.
— Il n’y a pas de mal, assura Agatha.
Remarquant que la blonde s’apprêtait à se resservir du chardonnay tiède, elle s’exclama :
— Hep ! Ne buvez pas ce pipi de chat !
Elle sortit une bouteille de champagne frappé de sous la table et remplit leurs deux verres.
— Une réserve secrète, merci, fit Sophie.
— Quand on est une habituée de ce genre de sauteries, on connaît les ficelles. A la vôtre.
Agatha vida son verre d’un trait ; Sophie hésita un instant puis l’imita. Derrière elles, une voix de stentor pontifia :
— A mon avis, il est son propre maître.
Agatha lança un regard moqueur à Sophie, qui lui sourit.
— Je ne suis pas d’accord, riposta une autre voix. Même si je pense qu’il est peut-être davantage de son temps – ou du nôtre, d’ailleurs – que d’autres artistes contemporains.
Hochant gravement la tête, les hommes portèrent leur verre à des lèvres pincées. Les deux femmes pouffèrent et Agatha prit appui sur le bras de Sophie. Ce fut à cet instant qu’elle vit Howard et son épouse venir dans sa direction en se frayant un chemin dans la foule. Le crâne dégarni du premier luisait, tandis que la deuxième formait un cri silencieux avec sa bouche écarlate, son sourire de commande. Agatha se baissa derrière Sophie.
— Mon Dieu, cachez-moi ! Soyez mon bouclier humain.
— Qui est-ce ?
— Mon ex-amant et sa femme.
— Elle est au courant de votre existence ?
— Oui.
— Elle va vous arracher les yeux ?
— Pire, elle sera condescendante !
Sophie fit face à la foule et se planta une main sur la hanche, afin de donner à Agatha le plus de place possible pour s’accroupir. Lorsque le couple les croisa, elle pivota lentement pour la protéger. Dès qu’ils furent passés, Agatha se releva avec un soupir.
— Elle rebat les oreilles de tout le monde avec son indulgence à propos de notre liaison. Cette peau de vache donnerait n’importe quoi pour avoir une autre occasion d’être gentille avec moi.
Sophie éclata de rire.
— Ne me dites pas que « la crise a servi de tremplin pour une relation plus équilibrée » ?
— Et si, je le crains, répondit Agatha avec amertume. Vous avez été très sympa. Merci.
Et elle but avidement.
Dévisageant l’ex-maîtresse, Cléopâtre de série B affolée, qui sifflait du champagne, Sophie sourit – sa collaboration avec le camp ennemi valait son pesant d’or.
— Un plaisir, assura-t-elle, levant son verre.
C’était vrai, constata-t-elle à sa grande surprise, tandis qu’elle s’éloignait.
Le galeriste aux yeux de lynx toucha le bras d’Agatha et désigna du menton le dos de Sophie.
— Qui est ce sosie de Romy Schneider ?
Agatha regarda la queue de cheval blonde battre en retraite dans la foule.
— Aucune idée.
Au cours de shiatsu du lendemain, Malcolm mit Sophie avec Henry, un petit homme au teint sombre, pour qu’ils s’exercent sur le canal du cœur (un canal du feu, yin). Elle plaça sa « main mère » sur son torse, tandis que sa « main enfant » descendait le long du méridien ; une main inactive, l’autre active. Elle commença par l’aisselle, continua par le bras, le coude, l’intérieur de l’avant-bras, la main et termina par l’ongle du petit doigt. Elle se concentra afin de trouver les points de pression du cœur, faisant porter son poids sur son pouce au lieu de l’appuyer. Au point du poignet appelé « porte de l’esprit », il eut un murmure appréciateur ; quand il travailla sur elle, Sophie constata que la pression faisait un bien fou à cet endroit. Henry avait des mains vigoureuses et après qu’il eut fini, elle resta immobile à savourer les picotements sur ses bras. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, il lui souriait de toutes ses dents à la blancheur rehaussée par son teint mat. Il lui proposa de déjeuner avec lui.
— Tu n’étais pas au cours les premiers jours ? lui demanda Sophie.
Ils étaient entrés dans le restaurant végétarien du coin de la rue, où ils installaient deux chaises devant une table branlante.
— Si. Et je t’ai remarquée.
— C’est curieux, je ne me souviens pas de t’avoir vu.
— Je le fais exprès. Ça me déplaît de jeter mon charme à la tête des gens, je préfère qu’il s’insinue en eux.
Ils commandèrent des salades. Henry dévora la sienne et lui parla de son enfance (il avait été élevé par sa mère, en France essentiellement, sans son père pakistanais, qui avait rejoint son épouse au Pakistan – un mariage arrangé – peu après la naissance de Henry), de ses voyages (en Asie et en Malaisie), ne s’interrompant que pour échanger la décoration florale de leur table contre une autre. Quand il eut terminé, il repoussa son assiette.
— C’était délicieux. Je me sens bien maintenant.
— Tant mieux.
Sophie, elle, n’avait aucun appétit.
— Mange les olives, c’est bon pour la peau.
Il tapota sous son menton, faisant mine de le raffermir.
Docile, elle en piqua une avec sa fourchette. Comme elle la grignotait, elle fut sidérée de le voir écarter les bras.
— Je me sens bien, répéta-t-il. Merveilleusement bien. Pas toi ?
— Ah… sans doute pas autant que toi.
— J’en suis désolé. La salade n’est pas bonne ?
— Non, elle est…
Sophie se tut brusquement, les yeux rivés sur les feuilles de laitue, dans l’impossibilité d’articuler un mot de plus. La gorge nouée, elle avait le cœur qui battait la chamade. Le raz-de-marée menaçait, approchait…
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Un noyau d’olive ?
— Non, chuchota-t-elle, exhalant ce qui lui sembla être son dernier souffle.
Le front plissé par l’inquiétude, il se pencha vers elle.
— Je peux t’apporter quelque chose ? Un verre d’eau ?
Sophie agita la main, un geste qui signifiait : Pas de compassion ! Ne me témoigne pas de compassion ! Car elle savait que cela provoquerait le raz-de-marée. Incapable de parler, elle ferma les yeux.
Il scruta son visage livide et lui effleura la main.
— Tu aimerais que j’appelle quelqu’un ? Ton mari ?
Voilà qui ouvrit les vannes. Relevant les paupières, Sophie fixa d’un regard vide le tsunami qui s’approchait et répondit d’une voix blanche :
— Je n’en ai pas. Mon mari m’a quittée il y a quelques jours pour une autre femme.
C’était la première fois, se rendit-elle compte avec une sorte de détachement, qu’elle prononçait ces mots tout haut. Puis le gigantesque mur d’eau déferla, s’abattit sur elle, la précipitant au fin fond de la mer, la plaquant dans des tourbillons de sable.
De tous les lieux, pensa-t-elle, entre deux sanglots, pourquoi celui-ci ? Pourquoi maintenant ? Elle fouilla dans son sac, trop aveuglée par les larmes pour y trouver un mouchoir en papier.
— Laisse-moi faire, dit Henry.
Il en sortit un du sac qu’il lui avait pris et le lui donna.
Elle pleurait avec la même violence que Matthew lorsqu’il tombait dans l’escalier. On devait la regarder. Tant pis. Le mouchoir trempé collé sur son visage, elle sanglota, se balançant d’avant en arrière. Au bout d’un moment, ses mouvements se firent plus lents, puis s’arrêtèrent. Ouvrant des yeux larmoyants, elle s’aperçut que Henry la couvait d’un gentil regard, un petit sourire aux lèvres. Apparemment parfaitement à l’aise.
— Tu pleures avec ton corps. J’aimerais faire pareil. La prochaine fois, j’essaierai.
— Merci, murmura Sophie avec un sourire mouillé.
Elle se racla la gorge, se moucha, reprit péniblement son souffle, s’essuya les yeux et regarda par la fenêtre jusqu’à ce que sa vue soit moins brouillée. Elle se sentit calme malgré sa fragilité.
— J’ai mal au ventre. Comme si on m’avait rouée de coups de pied, ajouta-t-elle avec un rire à peine audible. Ouille.
— On t’a rouée de coups et chié dessus. Ton mari, en l’occurrence.
Abasourdie, elle leva une main en signe de protestation, mais il poursuivit :
— Il a fait tout son possible pour te rendre malheureuse et il a réussi. La bonne nouvelle, c’est que ça ne durera pas éternellement. Un événement surviendra et ça sera le déclic, affirma-t-il en claquant des doigts. Comme ça, tu comprends ? Et tu iras bien.
Sophie chercha de la consolation dans ses paroles. En proie à un certain désarroi, elle se sentait obligée de le remercier ou de s’excuser, sans savoir de quoi.
— Le déclic ? parvint-elle à répéter.
— Absolument, opina-t-il, claquant de nouveau les doigts, un geste manifestement nécessaire. Le déclic, ça peut être n’importe quoi ; il te projette dans un nouveau sillon, te propulse sur un autre rail. D’ailleurs, je vais faire en sorte que tu en aies un tout de suite. Pas un grand, un petit. Allez, viens avec moi.
Il lui tendit la main. Sophie se leva sur des jambes flageolantes.
— Où allons-nous ?
— Nager, répondit Henry.
— Oh, non…
— C’est l’endroit idéal. Réfléchis. Tu peux remplir la piscine de larmes. Plus tu pleures, plus l’eau devient salée et mieux tu flottes. Si bien que c’est ta tristesse qui finit par te porter. Allez, on y va.
— Impossible. Je dois récupérer mes enfants à l’école à quatorze heures trente. Ils passent tous les après-midi avec moi. Mais… je…
Sophie voulait lui dire que ce serait pour une autre fois, sauf qu’elle n’était pas sûre d’en avoir envie. De toute façon, ses larmes s’étaient remises à couler et l’en empêchèrent.
— Pleure. Ne te retiens surtout pas, lui recommanda Henry, qui, lui tenant toujours la main, la guida hors du restaurant.
Les premières années avec Adam ne remontèrent à la surface qu’après cette crise de larmes ; avec la lucidité que procure le recul, ces souvenirs heureux lui parurent assombris par le présage d’un échec. La rencontre d’Adam Dean, le bel Anglais, étudiant en architecture à Harvard, et de Sophie Szabo, en maîtrise de littérature anglaise, à une réception à Cambridge… Timides et réservés l’un comme l’autre, ils s’étaient embarqués dans une relation amoureuse caractérisée par le silence – si Sophie l’avait pris comme une preuve de leur profonde compatibilité à l’époque, il lui semblait désormais de mauvais augure. Sa simplicité et sa gentillesse ravissaient Adam, qui la considérait comme l’antithèse de sa mère, une buveuse de gin sarcastique. A ses yeux, Sophie était l’archétype de l’Américaine, une sorte de femme de la Prairie : sage, capable, forte, d’une grande pureté. Sophie, elle, trouvait la discrétion d’Adam apaisante et fascinante. Sa déclaration d’amour l’avait enchantée : il lui avait offert un recueil ancien des poésies de John Donne, où il avait glissé un signet en soie blanche à la page du poème intitulé Infini des amants. La présence d’un autre soupirant à la périphérie de la vie de Sophie l’inquiétait ; il n’avait pourtant rien à craindre de cet homme, certes un de ses fervents admirateurs, mais le genre d’homme que tout le monde adore et que personne n’épouse. Sophie pouvait encore réciter le poème par cœur. Il se terminait ainsi :
C’est énigme de l’amour que, me l’ayant donné,
Tu conserves ton cœur qui, perdu, se restaure.
Soyons plus généreux : n’allons point échanger
Nos deux cœurs, joignons-les : nous serons l’Unité,
Et l’un à l’autre tout entiers2.
A première vue, on aurait dit que Valerie et Agatha planaient : deux taches de couleur défiant la pesanteur, qui se détachaient sur une toile de fond d’une blancheur éblouissante. En réalité, elles étaient assises sur un canapé blanc dans le salon blanc d’Agatha, près d’une fenêtre au store en papier de riz blanc déroulé, et entourées par… rien.
— Je ne peux pas te laisser faire ça, martelait Agatha. En aucun cas.
— Je ne te demande pas ta permission.
Une fois sa cigarette allumée, Valerie chercha, les yeux étrécis à cause de l’éclat aveuglant, un endroit où poser paquet et briquet. Une table, une chaise… une surface quelconque, merde ! Peine perdue. Exaspérée, elle les jeta par terre.
Agatha observa le briquet qui ricochait puis s’immobilisait avant de continuer :
— Toi, coincée à Milton ? Tu vas tenir combien de temps ? Un jour, à tout casser. Après quoi, tu arracheras le papier peint – ocre et fibreux à n’en pas douter. A propos, ça s’appelle « balle d’avoine ».
— Il n’est pas question que cette femme déjoue mes plans.
— A moins que tu ne tiennes à renouer avec tes racines de banlieusarde ? Burlington te manque ? Pose-toi les vraies questions, Valerie. Tu as la force de cohabiter avec des rideaux en tissu écossais ? Faisons un effort de visualisation : au retour d’une journée de travail acharné, tu avances avec précaution parmi des jouets éparpillés sur le tapis – du style lavable, en nylon. Un peu gluant ?
— Si Adam refuse de se battre, je le ferai à sa place !
— Dans la cuisine, les murs tapissés à mi-hauteur de carreaux à motifs en alternance, une rangée de théières, une autre de poivriers, et ainsi de suite, tu vois le tableau ?
— Elle compte nous séparer le plus longtemps possible. Tu avais raison, tout son plan dépend d’Adam seul avec les enfants qui vont lui donner tellement de fil à retordre qu’il capitulera et l’appellera au secours. C’est pour ça que je ne vais pas entrer dans son jeu.
— Des pots-pourris, enchaîna Agatha, détaillant toujours sa vision. Des bols en bois pleins de fleurs séchées disséminés partout. Sans oublier les coquillages dans la salle de bains. Des pommes de pin ? suggéra-t-elle, avant de mimer l’affolement. Des canards ?
— Quand elle me découvrira installée dans la maison de ses rêves, participant aux tâches ménagères, aidant Adam à élever ses petits blondinets, elle accourra en glapissant comme une mégère, pour récupérer sa baraque et ses mioches. Ça va marcher. J’en suis certaine.
— Ah, les gosses ! Ma parole, je les avais oubliés. C’est suicidaire. Valerie, ma belle, tu vas être écrasée par la vie de banlieue comme une crotte par une roue de char à bœufs.
La main en conque sous la cendre de sa cigarette depuis belle lurette, Valerie se dévissait le cou pour trouver un cendrier.
— J’en ai marre de ton décor minimaliste ! Je parie que tu as une pièce secrète bourrée de merdouilles. Qu’est-ce que je fais de la cendre, je la bouffe ?
Essayant de la balancer vers la fenêtre, elle rata son coup de peu. Avec un juron, elle se ficha la cigarette dans la bouche le temps de secouer sa robe à deux mains, si bien que la fumée lui piqua les yeux. Elle poussa un cri d’exaspération, se leva d’un bond et tripota le store blanc jusqu’au moment où elle réussit à ouvrir la fenêtre. Elle jeta le mégot, la referma violemment et maugréa :
— Je souffre de cécité des neiges.
Imperturbable, Agatha continua sur sa lancée :
— Note sur tes tablettes que je suis persuadée que tu ne tiendras pas une semaine. Tu finiras par t’ouvrir les veines avec les fourchettes à fondue.
— Tu sais combien de fois nous avons fait l’amour depuis le départ de sa femme ? C’est tout juste si on se voit et on s’engueule quand ça arrive. Notre relation se délite. Son satané plan est en passe de réussir. Il ne s’agit pas de conjectures, mais de faits. Je suis en train de perdre Adam, tu m’entends ! Il faut prendre des mesures au plus vite.
Agatha regarda le visage crispé et livide de son amie.
— La salope, se lamenta-t-elle. Quand je pense qu’elle t’a fait tomber si bas !
Valerie attendit.
Et Agatha se redressa ; incarnation du dynamisme et de l’efficacité, elle se frotta les mains.
— Bien. Si les choses en sont à ce stade, les dés sont jetés. La première mesure à prendre, c’est de recruter une bonne nounou. Quelqu’un doit s’occuper de ces gosses, ne serait-ce que vingt-quatre ou quarante-huit heures, le temps que l’épouse revienne au pas de charge. En plus, ça montrera à Adam que tu ne plaisantes pas.
— Tu crois que ça marchera ? Que si je m’installe là-bas, elle reviendra ?
— Bien sûr. Quelle femme ne deviendrait pas dingue de savoir celle qui lui a piqué son mari dans son lit ? Est-ce que tu survivras jusque-là, c’est la grande question. Voilà pourquoi une nounou s’impose. Attends.
Agatha disparut et revint avec son ordinateur portable, un sourire narquois aux lèvres.
— Voyons, on cherche quoi – des dompteurs ?
Après l’avoir longuement jaugée, Valerie s’exprima calmement :
— Je me demande si tu seras un jour assez mûre pour ne plus tourner en dérision mes problèmes personnels… Je risque de perdre l’homme que j’aime, c’est d’une extrême gravité pour moi.
— Oh là là, je m’en doute.
— Dans ce cas, grandis s’il te plaît.
— Je t’aide, non ? Merde, je ne fais que ça. On ne parle que de toi.
— Agatha, tu cherches à dissimuler le vide de ta vie affective sous un masque de frivolité, mais ça ne prend pas avec moi.
— Parce que tu sais quoi de moi ? Je pourrais très bien vivre une passion torride en ce moment même. Et comment tu serais au courant ? Tu ne me demandes jamais comment je vais ! Il s’agit toujours des épisodes du feuilleton de Valerie, lequel, je suis navrée de le préciser, tient plutôt de la farce que du drame.
Pendant le silence qui s’ensuivit, Agatha ne quitta pas son écran des yeux tandis que Valerie, glaciale, regardait par la fenêtre, enfin la fenêtre, puisque le store masquait la vue. Les joutes verbales, inhérentes à leur amitié, les stimulaient ; d’ailleurs, elles se moquaient l’une de l’autre pour amuser la galerie depuis le lycée. En l’occurrence, il n’y avait pas de public et leur irritation, réelle, n’avait rien d’excessif. Ni l’une ni l’autre ne souhaitait que les choses s’enveniment. Comment rétropédaler sans perdre la face, toute la question était là.
Ce fut Valerie qui fit la paix. A juste titre, puisqu’elle avait engagé le combat.
— Si on cherchait des dompteurs, proposa-t-elle.
Agatha accepta en souriant. Dresser une liste de nounous, allongées sur le tapis, amusa et captiva les deux jeunes femmes sans enfants d’une manière inédite.
— On ne s’est pas autant marrées depuis la fête du lycée, pas vrai, Vee ? lança Agatha en pouffant.
Valerie acquiesça d’un air distrait.
Ce bal avait inauguré leur admission dans le groupe des lycéens, le passage de l’anonymat au statut de rebelles, admirées par quelques-unes, haïes par beaucoup ; une haine qui ne les perturbait pas : comme toute adolescente désireuse d’attirer l’attention, c’était l’indifférence qu’elles ne supportaient pas. Personne n’avait invité Agatha, ce qui la plongeait dans le désespoir et une humiliation cuisante, bien que ça lui soit au fond égal. Le problème, au lycée, c’est que ce genre de choses a de l’importance, même si on est conscient du contraire. Agatha avait geint, fulminé, pleuré jusqu’à ce que Valerie prenne les choses en main. Après s’être procuré un smoking à l’Armée du Salut, elle avait contraint sa mère à faire des retouches avec sa vieille machine à coudre. Pour une fois, elles étaient correctes. Ensuite, les cheveux coupés à la James Dean, le visage dissimulé par des lunettes noires, elle avait servi de cavalier à Agatha, sous le nom d’Angelo. Clou de la soirée, elles avaient dansé un tango à la limite de la pornographie – elles s’étaient beaucoup entraînées dans la chambre d’Agatha –, jusqu’à ce que la découverte de leur identité déclenche une indignation homophobe, à tel point qu’on les avait priées de vider les lieux, un honneur sans précédent. Leur réputation était faite. Certains considéraient leur facétie comme un signe de liberté d’esprit, d’autres de dépravation. Quoi qu’il en soit, « Val et Ag » n’avaient plus eu à souffrir l’infamie de l’anonymat. Ce premier exploit les avait rapidement menées à tricher sur leur âge afin qu’on les laisse entrer, le samedi soir, au club The Rat de Kenmore Square, pour voir Lou Miami, le musicien punk, et son groupe les Kozmetix – le summum de la grande vie. Autant de choses pour lesquelles Agatha avait voué une profonde reconnaissance à Valerie. Qui perdurait.
— Tu te rappelles Lou Miami, Vee ? J’adore Boston. Pourquoi est-ce que les Bostoniens ressentent toujours le besoin de se justifier de ne pas aller à New York ? Tu savais que le pourcentage des femmes célibataires par rapport aux hommes y est de l’ordre de 12,3 pour cent ? Tu imagines ? Je suis contente d’être restée ici. Et je sais pourquoi tu n’es pas partie.
— Parce que je suis une fan des Red Sox, l’équipe de base-ball ? lança Valerie sans détacher les yeux de l’écran. Tiens, en voici une. Tu notes le numéro ?
— Parce que au pays des aveugles les borgnes sont rois, et tu préfères nettement ça.
— Elle s’appelle Amelia Eldridge, un nom tellement anglais que c’est trop beau pour être vrai.
— C’est peut-être un pseudonyme, dit Agatha, en tendant le bras vers son téléphone. On va bien voir.
Pendant quelques jours, Sophie, l’âme en détresse, se calfeutra dans l’appartement. Elle réduisit ses activités à l’essentiel : ses cours et les jeux avec ses enfants. Le reste de la journée, elle le passait au lit à boire de la tisane, à dévorer des romans et, surtout, à pleurer comme jamais auparavant. Même quand elle lisait, ses yeux se remplissaient de larmes à lui brouiller la vue ; incapable de les refouler, elle les laissait couler, leur attribuant le pouvoir de la purger de sa colère et de sa tristesse. Je fais une cure thermale en quelque sorte, se disait-elle.
Fidèle à sa parole, Henry l’emmena nager dans la piscine d’une salle de sport située à proximité du centre de shiatsu. Elle s’y rendit à contrecœur, persuadée de se retrouver dans un bassin glacial, puant le chlore comme à l’ordinaire, mais elle découvrit une eau chaude et limpide, un mur en verre à travers lequel on voyait un grand peuplier, et un dôme vitré. La nage l’apaisa tellement qu’il fut inutile de remplir la piscine de larmes salées pour une meilleure flottaison. Elle fit lentement des longueurs, se concentrant sur les mouvements cadencés de ses bras et de ses jambes et la douceur soyeuse de l’eau. Quand elle fut fatiguée, elle barbota en regardant le soleil ricocher à la surface de la piscine, l’esprit vide.
Chez elle, Sophie ne décrochait pas le téléphone, n’ouvrait ni lettres ni e-mails et se couchait dès que Milagros venait chercher les enfants, à dix-huit heures. Là, elle se remettait à pleurer, se rappelant que c’était sa cure de larmes et qu’elle se purgeait goutte à goutte du poison inoculé par Adam.
Les messages s’accumulaient sur son répondeur. Le clignotant menaçait son équilibre précaire si bien qu’un après-midi, n’en pouvant plus de ce harcèlement, elle décida de les écouter, le doigt posé sur la touche requise, prête à effacer ce qui la perturberait.
Sophie, c’est Marion. Comment vas-tu, mon chou ? Je…
Cette voix à la bienveillance professionnelle… Supprimée.
Un appel raccroché. Adam ? Supprimé.
Sophie, au nom du ciel, qu’est-ce…
La voix tendue de sa mère. L’inquiétude ou la rancœur ? Supprimée.
Allôôô, ici Patricia. Ecoute, chérie, je viens de parler à Adam et…
La voix rauque et traînante à l’accent anglais de la mère d’Adam. Qu’il s’en occupe, maintenant et à jamais. Supprimée.
Un autre appel sans message. Adam de nouveau ? Il lui téléphonait pour implorer son pardon ou parce qu’il ne trouvait pas la balayette des toilettes.
Sophie, c’est Lydia. Mon Dieu, je viens… Supprimé.
On aurait dit que ces messages d’amis ou de voisins, inquiets, réprobateurs ou simplement curieux, ne s’arrêteraient jamais.
Sophie ?
Sophie !
Soph…
Chaque fois qu’elle entendait son nom, elle appuyait sur la touche pour l’effacer. Sa mère était la seule à qui il fallait répondre. Elle avait dû téléphoner chez Adam et Dieu sait ce qu’il lui avait raconté, mais lui parler exigeait d’adopter un ton enjoué et rassurant dont elle se sentait incapable. Heureusement, c’était un mercredi, le jour où sa mère faisait du bénévolat. Sophie se sentit la force de laisser un court message. Elle composa le numéro, se préparant à mentir, et quand elle entendit le bip du répondeur, ses sourcils se haussèrent, ses yeux s’écarquillèrent tandis qu’elle parlait avec une gaieté de commande : « Bonjour, c’est Sophie. Les enfants et moi allons bien, ne vous inquiétez surtout pas. Je vous rappellerai dans quelques jours. En attendant, prenez soin de vous ! Je vous aime tous les deux. Au revoir. » Son visage se rembrunit dès qu’elle raccrocha, le devoir accompli. Les yeux rivés sur le téléphone, le point vulnérable de sa forteresse, elle remarqua le bouton pour couper la sonnerie. Elle l’actionna, mais cela ne lui suffit pas. Du coup, elle se baissa pour débrancher la prise, décrocha et sourit lorsqu’elle n’entendit rien. Parfait. Dans la foulée, elle éteignit son portable. Dorénavant, elle était injoignable. Après tout, que pouvait-il arriver de grave ? Que l’un des garçons ait un accident mortel et l’appelle en vain en rendant son dernier souffle ? Elle rebrancha l’appareil, remit la sonnerie et fila sangloter dans sa chambre.
Le vendredi matin, au bout de cinq jours et demi de cure de larmes, Sophie se sentait dans le même état qu’après un accès de fièvre : étourdie et faible, mais merveilleusement calme. Les enfants venaient pour le week-end. Tout ira bien, se persuada-t-elle. Je me déplacerai doucement et lentement, et tout ira bien. Bon, que dois-je faire ? Acheter de quoi manger pour les garçons. Prête à sortir, elle s’arrêta, indécise, sur le pas de la porte, les mains plaquées sur les poches de sa veste le temps de vérifier si elle avait tout, convaincue d’oublier quelque chose. Non. Elle n’avait besoin que d’argent, de ses clés et de son portable, et le tout tenait dans ses poches. Un sac était superflu. Comme c’était curieux de pouvoir sortir aussi simplement. Le propre des célibataires, ce qu’elle était redevenue. Elle ferma la porte et descendit vaillamment l’escalier.
Le courage, Valerie priait à voix haute pour en avoir lorsque Adam freina devant sa maison, lui donnant un premier aperçu de son nouveau nid d’amour. Elle la contempla avec un désarroi comique, tandis que son amant sortait sa valise du coffre.
— C’est vraiment gentil de ta part de t’installer ici, lui dit-il, en la pilotant dans l’allée. J’espère que tu admires l’absurde dallage.
— Le quoi ?
— Tu sais… des dalles irrégulières disposées au petit bonheur, le symbole de la banlieue à mon sens. Comment appelle-t-on cela ici ?
— Aucune idée.
Il batailla avec la clé avant de parvenir à l’insérer dans la serrure de la porte d’entrée.
— Si tu avais besoin d’une preuve de mon amour, la voici, déclara Valerie avec un rire contraint lorsqu’elle franchit le seuil.
Eh bien… pas de pots-pourris en vue ni de rideaux à carreaux. C’était un peu mieux que ce qu’Agatha avait prédit, mais tout juste : gribouillis et éraflures constellaient le bas des murs jaune banane.
— Ce n’est que provisoire, tu me le promets ?
— Bien sûr, bien sûr, affirma Adam, suivant le regard qu’elle jetait aux murs dégradés. Nous avions autre chose en tête, ma chérie, j’en suis conscient, mais nous ne serons pas trop mal ici pendant quelques mois. Viens faire le tour du propriétaire. Les garçons passent le week-end chez Sophie, j’ai pensé qu’il vaudrait mieux t’installer en leur absence. Naturellement, je les ai prévenus de ton arrivée pour leur éviter un choc.
— Ah oui ? La marâtre, c’est ça ? Ils ont hurlé comme des putois ?
— Pas du tout, ils n’ont même pas eu l’air intéressés. J’ignore ce que ça signifie pour eux, à leur âge. Vas-y, familiarise-toi avec la maison… telle qu’elle est.
Adam avait beau s’y être habitué au fil du temps, il redoutait l’image qu’elle lui en renverrait. Valerie passa d’une pièce à l’autre. Bon, il n’y avait pas de canards ni de carreaux à motifs de théière dans la cuisine. En revanche, un bol rempli de coquillages trônait dans la salle de bains – bravo, Agatha. Au moins l’ordre régnait ; les jouets étaient rangés dans des paniers ; pas le moindre tapis en nylon collant. Il n’empêche que c’était un peu comme vivre dans une maternelle.
— Pour moi, le phénomène de banlieue reste un mystère. Pourquoi choisit-on d’y vivre ?
Adam se racla la gorge.
— Il y a certains avantages pour les enfants.
— Ah, c’est vrai, j’oubliais. De charmantes rues tranquilles que les gosses sillonnent en bicyclette, fit Valerie en riant, une expression moqueuse sur le visage.
— Exactement.
Au bout d’un petit silence, elle reprit :
— Je ne comprends que maintenant à quel point tu as été malheureux, mon chéri. Cela me brise le cœur de t’imaginer dans un tel cadre.
Elle le prit dans ses bras.
— Et tu es venue partager mon calvaire. Un seul sac ? Tu voyages léger, constata Adam.
— Toujours. Je pourrai apporter des affaires si nécessaire.
Valerie se garda de lui préciser qu’ils habiteraient chez elle avant la fin de la semaine, si tout se déroulait comme prévu. Loin de lui révéler toutes les facettes de son plan – notamment que son arrivée précipiterait le retour de Sophie –, elle lui avait juste fait remarquer que c’était le seul moyen d’être ensemble jusqu’à ce que Sophie se stabilise. Un sacrifice de sa part, auquel elle consentait volontiers, et il s’était montré suffisamment reconnaissant.
— A propos, comment Sophie a-t-elle réagi ? demanda-t-elle avec le plus de désinvolture possible, laissant courir un doigt sur un meuble de cuisine.
Du pin stratifié. Il faudra le signaler à Agatha.
Adam fronça les sourcils. Cela pesait sur sa conscience, il aurait mieux valu avertir Sophie, ne pouvait-il s’empêcher de penser. Mais les choses s’étaient précipitées d’un coup. Valerie n’avait eu cette idée que la veille, elle s’était montrée si enthousiaste, si gentille, et cela tombait tellement à pic… Peut-être les garçons annonceraient-ils la nouvelle à leur mère. Oui, c’était sans doute la solution idéale. Il s’éclaircit de nouveau la voix.
— En fait, je ne lui en ai pas parlé.
— Oh, Adam !
— Sophie n’aime pas que je lui téléphone, elle préfère que je lui écrive. Et puis le temps m’a manqué. Le soir, je suis débordé. Milagros me met au courant pour les garçons, et ce n’est pas une mince affaire. Le bain. A peine ont-ils du savon dans les yeux qu’ils s’écrient : « Œil ! Œil ! » expliqua-t-il en soupirant. L’histoire à raconter, puis les verres d’eau et que sais-je encore.
— Appelle-la maintenant. Qu’elle aille au diable… elle fait de l’obstruction. Tu le lui dois, Adam. Elle a le droit de savoir.
— Tu crois ? J’ai l’impression que ce qui se passe ici lui est égal.
Ce serait catastrophique si cela s’avérait. Valerie comprit cependant qu’un homme taraudé par la culpabilité ou en proie à l’apitoiement sur lui-même ne pouvait que ressasser ce genre de pensées.
— Bien sûr que non ! protesta-t-elle. C’est sa maison, ses meubles, ses… ses rideaux… ses… (quelque chose d’autre lui appartenait, mais quoi ? ah oui)… ses enfants !
— Quelle importance, de toute façon ? s’emporta Adam, son sentiment de culpabilité cédant soudain la place à un sursaut d’indignation. Elle est partie sans le moindre regard en arrière, m’obligeant à rester ici. Alors, j’ai bien le droit de vivre avec la personne de mon choix.
La question était réglée, il se sentit mieux, d’autant que c’était un argument à servir à Sophie en cas de besoin, et sourit à Valerie.
— Elle ne peut pas te jeter dehors, chérie. Si c’est ça qui te turlupine.
Valerie ne lui rendit pas son sourire.
— Non, simplement… je serais mal à l’aise de vivre ici… clandestinement. Je veux que tout se passe dans les règles. Ce n’est que justice, tant pour elle que pour moi.
Adam l’enlaça.
— C’est très gentil à toi. Tu sais quoi, je lui enverrai un e-mail ce soir, ça te va ?
Valerie fit signe que oui, puis le suivit dans l’escalier. A l’étage, il ouvrit la porte de la chambre d’amis.
— J’ai pensé qu’on pourrait dormir ici.
Tendant le cou, elle parcourut la pièce du regard.
— Elle a autant de charme qu’une chambre de motel. Il n’y en a pas une plus jolie ?
Valerie s’avança dans le couloir, ouvrant les portes de celle des garçons, de la salle de bains, et s’immobilisa devant celle d’Adam et Sophie.
— Eh bien, voilà !
L’air appréciateur, elle l’inspecta, écarta les rideaux, tripota les bibelots disposés sur la commode – il ne restait plus que ceux d’Adam – et fit glisser la porte d’un placard rempli de vêtements féminins. Elle se laissa tomber sur le lit en rebondissant pour tester les ressorts. Adam restait sur le seuil, la tête basse.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Pas ici, répondit-il.
— Et pourquoi non ? Pourquoi ne devrions-nous pas occuper la plus belle chambre ? s’énerva Valerie. Viens là, ajouta-t-elle, d’un ton plus doux, s’allongeant et lui tendant les bras. Je n’ai pas l’intention d’habiter une maison hantée, Adam, nous devons chasser ce fantôme. Je suis à toi maintenant. Fais-moi l’amour.
Le désir eut raison de la réticence d’Adam. Au cours de leurs ébats, les cheveux courts et sombres éparpillés sur l’oreiller de Sophie le frappèrent fugacement par leur étrangeté. Après, ils se rendirent dans la cuisine. En guise de robe de chambre, Valerie portait une de ses chemises, ceinturée par une de ses cravates, et son aspect exotique, qui détonnait avec le cadre, l’émerveilla une fois de plus, tandis qu’elle se prélassait, un genou nu appuyé sur un bord de la table en pin impeccable de Sophie. Sauf que…
— Valerie, je ne veux plus qu’on se serve de cette chambre. Non parce qu’elle est hantée, mais parce que j’ai envie d’un nouveau départ avec toi, dans une chambre qui soit la nôtre. Nous ne méritons pas moins.
Elle but son café et fit la grimace.
— Rappelle-moi d’apporter ma machine à expressos.
— Nous avons le week-end à nous, dit-il. J’ai du travail à rattraper, ça ne t’ennuie pas ?
— Non, j’en ai aussi. Au fond, c’est marrant de jouer au papa et à la maman, non ? Même ici. A propos, j’ai une surprise pour toi.
Baissant le genou, elle se pencha en avant, très excitée.
— J’ai dégoté une nounou anglaise, absolument fantastique, qui accepte de vivre ici. Ça n’a pas été facile de trouver à la dernière minute, je te le garantis. Pour couronner le tout, elle s’appelle Amelia Eldridge. Parole d’honneur ! C’est génial, non ? Ça te ramènera à ton enfance.
— Non, Valerie, c’est gentil à toi mais tu t’es donné du mal pour rien. Milagros fera l’affaire pour l’instant.
— C’est une professionnelle tout ce qu’il y a de qualifié, recommandée par une excellente agence. Milagros n’est qu’une femme de ménage, non ?
— Les enfants l’adorent. Elle est très gentille. Nous l’aimons beaucoup.
— Nous avons besoin de quelqu’un le soir et le week-end.
— Milagros peut les garder de temps en temps, et Sophie les prend un week-end sur deux. Non, c’est hors de question. Nous sommes convenus – Sophie et moi s’entend – de chambouler leur routine le moins possible. Une nounou les perturberait. Pour l’heure, s’adapter à ta présence leur suffira amplement. Crois-moi, ça va aller. Plus tard, peut-être…
A ce moment-là, on ne verra plus assez ses gosses pour justifier le recours à une nounou, se dit Valerie, qui enchaîna à voix haute :
— Pourquoi cette Milagros ne s’installerait-elle pas ici ?
— Elle a sa propre famille. Ne t’inquiète pas, on s’en sortira.
— Que les choses soient claires, Adam, je n’ai pas l’intention de moucher un seul nez, ça ne fait pas partie de notre accord. Je suis venue dans ce coin paumé de banlieue pour te dépanner, mais je ne torche pas les gosses – ni leur nez, ni leurs fesses, ni leur menton. De même que certaines femmes de ménage ne font pas les vitres, moi je ne torche pas.
— Ce ne sera pas nécessaire. Je suis tout à fait capable de m’occuper de mes fils.
Ils se regardèrent en chiens de faïence l’espace d’un instant, puis Valerie détendit l’atmosphère par un rire.
— Tu ne te rends pas compte de la situation dans laquelle tu te fourres. Enfin, j’imagine que Papa sait ce qui est le mieux, concéda-t-elle, lui serrant la main car il ne semblait pas calmé. D’accord, tu as gagné. N’empêche que je ne jetterai pas le numéro de Mlle Eldridge, je vais même le garder sous mon oreiller au cas où nous en aurions besoin au cœur de la nuit.
Un sourire forcé se dessina sur les lèvres d’Adam. Elle se leva et s’étira.
— Où est le téléphone ? Je vais commander des plats japonais. Ensuite, on se mettra au boulot.
— Hum… répondit Adam en toussotant. J’ai bien peur qu’ils ne livrent pas ici, c’est trop loin.
Se couvrant le visage d’une main, Valerie poussa un grognement avant de se mettre à rire.
— Qu’à cela ne tienne. On joue au papa et à la maman, alors je vais nous préparer un petit plat. De toute façon, mon amour, être ici avec toi me comble. Tu es ce qui m’est arrivé de mieux, affirma-t-elle, le prenant dans ses bras.
Ainsi Adam eut-il droit à un avant-goût de sa nouvelle vie. Les longues heures de travail fructueux du week-end furent entrecoupées d’ébats passionnés. Il mena l’existence d’un homme raffiné, exerçant une profession libérale. Enfin.
Son e-mail à Sophie ne fut pas écrit.
— On peut donner à manger aux poissons ?
— D’accord. Une minute.
Les bras chargés des ballons, battes, patins qu’ils avaient emportés au square, Sophie suivit ses fils dans la cuisine. Après avoir déposé le tout, elle prit la boîte d’aliments pour poissons.
— Voilà… on l’ouvre… et…
Agenouillée par terre, elle se préparait à distribuer des portions égales lorsque le téléphone sonna.
— Oh, non… maugréa-t-elle.
— On peut le faire, maman, s’empressa de proposer Matthew. Vas-y.
Non sans méfiance, elle lui tendit la boîte.
— Rappelle-toi, une petite pincée pour chaque poisson. Sinon ils tomberont malades.
Se débarrassant de son manteau, elle décrocha.
— Allô ?
— Sophie, enfin ! s’exclama sa mère. Au nom du ciel, qu’est-ce qui se passe ? J’ai parlé à Adam qui m’a donné ce numéro. Rassure-moi, tu n’as pas déménagé pour de bon ?
— Bonjour, maman. Les garçons, c’est granny. Les enfants sont chez moi ce week-end. On nourrissait les poissons. Attention, les garçons, pas trop ! Vous voulez dire un mot à votre grand-mère ?
Non.
— Nous nous sommes beaucoup inquiétés, ton père et moi.
— J’en suis désolée. Ce n’est vraiment pas la peine. Tout va bien. J’aurais dû vous joindre plus tôt, mais j’ai été débordée et je voulais être installée avant de le faire.
— Tu n’as pas quitté Adam, n’est-ce pas ?
— Si. En fait, non. C’est lui qui… Ecoute, maman, je ne peux pas parler. Les garçons, tu comprends ?
— Je comprends très bien que tu ne veuilles pas parler devant eux.
— Exactement. Je te rappelle dès que…
— Alors, tu es priée de m’écouter. Quel que soit votre différend, ma chérie, n’oublie pas que la communication est fondamentale dans la vie conjugale.
Sophie soupira et tourna le dos à ses fils. Ceux-ci consacraient toute leur attention à la tâche compliquée de ne pas gaver les poissons. Chacun saupoudra une pincée de daphnies, sauf que…
— Ils ont l’air d’avoir encore faim, déclara Hugo après les avoir examinés.
Il essaya d’en verser juste un peu de la boîte, sauf que…
— Oh là là ! s’inquiéta-t-il avec un regard affolé à son frère aîné, qui le rassura.
— Ça sera leur déjeuner et leur dîner.
Hugo remua l’eau avec un doigt pour tenter de disperser la pellicule révélatrice, mais les paillettes tourbillonnèrent à la manière de flocons dans une boule à neige. Déconcertés par une telle manne, Nuage et Vignette nageaient dans tous les sens. Hugo jeta un coup d’œil contrit à Sophie, qui, ayant raccroché, regardait par la fenêtre, les sourcils froncés, remuant les lèvres. Il descendit de la chaise, s’approcha d’elle et lui prit la main.
— Pourquoi tu as ces chenilles, maman ?
— Pardon ?
Hugo tourna la tête vers le bocal dont l’eau était toujours troublée par l’excès de paillettes.
— On va arroser les plantes, suggéra-t-il, l’emmenant sur la terrasse.
Matthew les rejoignit. Sophie remplit leurs arrosoirs avec le tuyau, et ils firent le tour des plantes, fiers comme des paons, renversant un peu d’eau à chaque pas. Plus tard, ils s’attablèrent pour manger des sandwichs et boire du jus de fruits dans un silence satisfait. Le week-end qui se terminait leur avait plu.
— Maman, j’aime ta maison, finit par dire Hugo.
— J’en suis ravie, mon poussin. C’est aussi la tienne, tu sais.
— Nous avons deux maisons, expliqua patiemment Matthew à son frère. Celle de maman et celle de papa.
Il chercha des yeux sa mère pour qu’elle le félicite. Sophie lui sourit.
Hugo avala une gorgée de jus de fruits avant d’annoncer :
— La petite amie de papa vient habiter dans la maison de papa. Elle s’appelle Valerie.
Sophie le dévisagea.
— Tu veux dire qu’elle vous rend visite, c’est ça, chéri ?
— Non, répliqua Matthew à la place de son frère. Elle vient vivre avec nous, c’est ce que papa a dit. Elle est gentille, maman ? demanda-t-il, prenant un autre sandwich.
Le cœur de Sophie s’emballa.
— Je… je ne sais pas. Tu peux être sûr que si ton papa l’aime bien… c’est qu’elle doit être… très sympathique.
Le numéro manquait d’inspiration, mais c’était une improvisation et elle faisait de son mieux. Puis elle se persuada que ses fils avaient mal compris. C’était inconcevable. Adam ne pouvait avoir pris cette décision lourde de conséquences sans lui en parler. Ils avaient interprété de travers des paroles entendues par hasard. De toute évidence.
— J’ai une idée, reprit Matthew en détachant les syllabes. On pourrait jouer…
Il ménagea un suspense. La tactique marcha à merveille sur Hugo qui le fixait, les yeux écarquillés par l’attente.
— … à cache-cache.
— Oui ! s’écria Hugo en sautant en l’air. Maman, c’est toi le chat.
Une preuve de plus si besoin était. La main sur les yeux, Sophie compta tout haut. Si une étrangère s’installait vraiment chez eux, les garçons penseraient à autre chose qu’à cache-cache.
— … dix-sept, dix-huit, dix-neuf…
Elle était presque capable de rire à présent de la nouvelle qui lui avait causé un choc, coupé le souffle, comme si elle avait reçu un coup. Presque, mais pas tout à fait.
La confirmation de l’emménagement de Valerie arriva au petit déjeuner le lundi matin quand, après avoir sonné longtemps et avec insistance à la porte, Milagros se précipita dans l’appartement de Sophie, pantelante sous l’effet de l’indignation et de la montée de l’escalier, pour annoncer qu’elle avait rendu son tablier.
— Je suis désolée pour vous et pour les garçons, assura-t-elle, acceptant une tasse de café. Mais je refuse de travailler dans cette maison. Je l’ai dit à monsieur. Je lui ai dit que je ne travaillerais pas pour une fulana !
Malgré son ton triomphant, ses mains tremblaient quand elle porta la tasse à ses lèvres.
— Et c’est tout ? Il vous a laissée partir ? souffla Sophie.
— Qu’est-ce qu’il pouvait faire ? Qué poca vergüenza ! Ces pauvres garçons ! Je ne retourne pas là-bas. Je refuse de travailler…
Un fracas l’interrompit, Sophie avait jeté sa tasse par terre.
— Espèce de salaud d’hypocrite ! éructa Sophie. Ne pas perturber les enfants, hein ? Ne pas changer leur train-train, hein ? A moins que me remplacer ne change rien à leur vie ?
Ce n’était plus Milagros qu’elle avait devant elle, c’était Adam, livide et muet. Elle avait bousculé sa secrétaire pour se ruer dans son bureau où, à moitié levé de son fauteuil, il regardait, sous le choc, une femme à ce point défigurée par la fureur qu’il la reconnaissait à peine.
— Que devient le foutu bien de nos foutus enfants ?
Ses mots se répercutèrent dans le couloir.
Il y a une erreur, se dit-il. Sophie ne jure pas. Du coin de l’œil, il vit Odette s’approcher sur la pointe des pieds pour fermer la porte. Il lui en fut reconnaissant. D’une voix éraillée par la colère, Sophie poursuivit :
— Malgré ta lâcheté et ton infidélité, je croyais que même si tu étais, hélas, un être sans consistance, un mari de merde, le sort de nos enfants te préoccupait réellement – une idée qui me réconfortait. Désormais, il est évident que tu ne penses qu’à sauter cette femme, dans notre lit si c’est plus pratique, et merde pour les gosses et ton prêchi-prêcha de chiotte sur ta volonté de ne pas les perturber. Comment oses-tu introduire cette femme dans leur vie sans me consulter au préalable ?
Il n’y avait plus aucun doute : Sophie avait oublié qu’elle ne jurait pas. Adam retrouva sa voix.
— C’est précisément pour ça que je n’ai pas engagé de nounou ! Je pensais à eux.
— Une nounou ? Je parle de la femme dans notre lit ! A moins que tu ne t’imagines qu’ils n’ont pas remarqué que ce n’était pas moi ?
— Sophie, je n’ai jamais…
Elle tendit un doigt menaçant vers son visage.
— La première chose à faire, espèce de fils de pute, c’est de supplier à genoux Milagros de revenir.
— Je vais lui parler.
— Tu ramperas à ses pieds si nécessaire ! Tu es prié de la récupérer quelles que soient ses conditions.
Le staccato de leurs voix, l’une aiguë, l’autre grave, continua à retentir à travers la porte fermée, tandis qu’Odette ne cessait de classer fébrilement les papiers de son bureau, essayant de capter ce qui se disait à l’intérieur sans pour autant tendre l’oreille. Le bruit de la dispute s’était répandu, si bien que plus d’un collègue d’Adam avait trouvé une bonne raison de traîner dans le couloir, où s’échangeaient regards inquiets et sourires nerveux. Soudain, la porte d’Adam s’ouvrit à toute volée ; Odette se baissa instinctivement lorsque Sophie sortit en coup de vent. James se plaqua contre le mur et tenta d’exprimer son empathie par un coup d’œil, mais elle le bouscula, essuyant à la hâte une larme sur sa joue, et claqua la porte. Deux feuilles de papier voltigèrent, victimes muettes du courroux d’une épouse. James se pencha pour les ramasser.
A peine l’ombre vacillante de Sophie fut-elle passée devant sa porte vitrée que Valerie sauta sur son téléphone.
— Notre plan fonctionne, roucoula-t-elle à l’intention d’Agatha. Devine qui vient de décamper en courant comme une dératée ? La petite épouse furibarde en personne ! Elle va sûrement filer récupérer tabliers et maniques. Sous peu, elle débarquera pour réclamer son nid et ses poussins, à cor et à cri, à coups de griffes et de bec. Eh bien, tant mieux !
Valerie se balança d’avant en arrière sur son siège comme une gamine.
— Il vaut mieux que j’aille consoler Adam, qui doit être en piteux état. Salut.
Valerie raccrocha avec un gloussement. Jubilante, elle tournoya une fois dans son fauteuil pivotant avant de se lever, de lisser sa jupe et de se composer une expression compatissante pour Adam. « … Quel manque de dignité… c’est horrible pour toi… » Elle réprima un nouveau rire.
Si Valerie et Agatha avaient eu raison de supposer qu’elles pousseraient Sophie à l’action, elles s’étaient trompées quant à son mode. Au lieu de récupérer ses maniques, Sophie entama une procédure de divorce. Assise dans un fauteuil en cuir du cabinet de l’avocat, elle prêta poliment l’oreille aux propos juridiques qu’il énonçait tout en songeant que ce lieu était le tombeau de bien des espérances et aspirations humaines. Mariages, associations professionnelles, autant de rêves et de projets initiés dans l’enthousiasme et la confiance mutuelle qui se brisaient ici. Lorsque la communication et la capacité de résoudre les problèmes tournaient court, les vaincus échouaient dans ces bureaux tout de chrome et de cuir où ils écoutaient des déclarations semblables à celle-ci : « Le divorce par consentement mutuel prévaut dans l’Etat du Massachusetts. L’un ou l’autre des époux peut entamer la procédure dès qu’elle ou il estime qu’il y a eu rupture irrémédiable de la vie commune. Les prétendus motifs de divorce, tels que l’adultère, la cruauté mentale, l’abandon, etc., ne figurent pas dans la loi qui régit la dissolution du mariage dans cette juridiction. »
Sophie descendit dans l’ascenseur cliquetant à chaque étage, se répétant les expressions « rupture irrémédiable » et « divorce par consentement mutuel ». Tout se réduisait donc à ça : c’était fini sans que ce soit la faute de personne. Une évidence ? Décrétée par cet inconnu ? Lorsqu’elle était montée, Sophie était toujours mariée. A présent, elle ne l’était plus, pas encore divorcée, mais à la dérive dans la zone grise de dossiers en souffrance. L’idée la déprima. En outre, être toujours unie à Adam par un lien légal lui donnait un sentiment de vulnérabilité, comme s’il pouvait continuer à la blesser par ce canal – une sorte de cordon ombilical dispensateur de souffrances, non de nutriments. Il suffirait qu’il soit coupé sur-le-champ pour qu’elle soit sauvée. « Je ne suis plus mariée », proféra-t-elle à voix haute lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Elle sortit et traversa le hall au sol rutilant. « Je ne suis plus mariée », redit-elle plus bas, soucieuse des passants qu’elle croisait. Une fois dehors, elle se planta en haut du grand escalier de pierre et répéta la phrase d’un ton ferme mais neutre, l’écoutant attentivement. Non, cela manquait de conviction. Elle descendit les marches en triturant machinalement son alliance, désemparée. Comment continuer la journée ? Quelle heure était-il ? Onze heures trente. Seulement ? Il était aussi inconcevable de rentrer à la maison que de se rendre au cours ou de déjeuner. Devant et derrière Sophie, les gens s’entrecroisaient, créant un îlot d’indécision en forme de diamant dans un réseau d’effervescence. Elle scruta leur physionomie, à l’affût d’un signe susceptible de lui indiquer où aller, que faire, mais, le visage fermé, ils marchaient à pas vifs, déterminés, comme pour lui rappeler que le train du monde ne s’arrête pas parce qu’un homme a quitté une femme. Il n’était que onze heures trente et elle se tenait sur un trottoir battu par les vents, dans un état de solitude absolue, sans but. Elle s’avança de trois pas hésitants, puis s’immobilisa brusquement et recula de trois pas. Un homme la bouscula en ronchonnant. Elle lui barrait la route, comme à tout le monde. Baissant les yeux, elle entrevit un papier de bonbon dans une fissure. Dans l’impossibilité d’en détacher le regard, elle se rendit compte, prise de panique, qu’elle n’avait rien à faire et nulle part où aller. Toute direction, quelle qu’elle soit, était absurde, ne rimait à rien. Un adolescent dégingandé lui rentra dedans si bien que son sac glissa de son épaule. Après avoir coincé la bandoulière au creux de son bras, elle se réfugia devant un magasin, à l’écart du flot humain, et regarda la vitrine. Soulagée, elle remarqua une femme en train d’examiner la devanture d’un œil critique ; à en juger par le mouvement de ses lèvres, elle effectuait des calculs. Sophie s’en approcha, mue par l’espoir qu’elle prendrait la parole, commenterait l’étalage, l’engloberait dans sa vie ne serait-ce qu’un instant, lui reconnaîtrait le droit de se trouver sur le trottoir. Prête à rompre le silence la première, Sophie releva timidement les paupières – la femme avait disparu. Jetant un coup d’œil à la grande vitrine du magasin, Sophie n’y vit que les contours de son reflet, ses cheveux balayant l’ovale sombre qui aurait dû être sa figure.
Elle eut alors la certitude d’être incapable de venir à bout de la journée comme si rien d’exceptionnel n’était arrivé. Récupérer les enfants à l’école, sourire alors qu’ils babilleraient sur « la petite amie de papa », c’était exclu. L’ère de la brave Sophie, femme forte, mère modèle accomplissant son devoir envers et contre tout, était révolue. « Ma journée est épouvantable », murmura-t-elle à son image dépourvue de traits. C’est alors qu’elle distingua le reflet d’une enseigne au néon Budweiser dans la vitrine. Se retournant, elle aperçut un bar minable de l’autre côté de la rue. Un endroit où aller. Son sac serré sur sa poitrine, elle traversa à toute allure et poussa la lourde porte.
Obscurité, relents de bière, musique country geignarde : une erreur. Tant pis, repars. Sur le point de sortir, elle s’arrêta net. Dans ce cas, elle se retrouverait avec le papier de bonbon pour unique compagnie.
Le barman leva les yeux. Ses paupières tombantes de saint-bernard étaient ourlées de rouge.
— Oui ? demanda-t-il.
Zut. On l’avait repérée. A présent, ce serait grossier de filer.
— Hum, bonjour. Je… je prendrai une…
Elle n’ajouta rien. Aucun autre mot ne lui vint à l’esprit.
— Vous voulez du temps pour décider ? reprit le barman.
On aurait dit qu’elle vacillait avant de plonger tête la première dans un flot d’alcool.
— Une bière ! glapit une voix stridente à l’autre bout du bar.
Sophie discerna dans la pénombre une rousse d’une soixantaine d’années qui, après s’être laissée glisser de son tabouret, s’approcha d’elle sans se presser.
— Je crois que c’est le mot que vous cherchiez, enchaîna-t-elle avec un sourire qui révéla des dents d’alcoolique. Ça ne vous ennuie pas que je m’asseye ici ?
Sophie esquissa un geste poli. Elles se retrouvèrent perchées sur des tabourets, côte à côte. Après avoir passé un petit moment à fredonner la chanson country diffusée par le juke-box, la rousse rompit le silence :
— Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, je ne m’avance pas trop ?
— Non, pas du tout, répondit Sophie avec circonspection.
— Vous avez envie d’en parler ?
— Pas vraiment.
— Bien.
Elle se remit à chantonner : You picked a fine time to leave me, Lucille.
Au fond, pourquoi pas ?
— En fin de compte, commença Sophie, ce qui coupa le sifflet à la rousse, ça ne me dérange pas. Il y a trois semaines, mon mari m’a quittée pour une autre femme. Elle s’est installée dans notre maison et va vivre avec mes enfants. Voilà. Je suis folle de rage.
La rousse se pencha vers Sophie.
— Vous savez quoi ?
— Quoi ?
La femme s’approcha davantage.
— Ça… n’a… aucune importance, martela-t-elle, lentement.
— Ah.
Sans doute plus ivre qu’elle ne le paraissait, la rousse s’expliqua :
— Ça a beau être nul, dégueulasse et tout et tout, et vous avez beau être en colère, blessée, angoissée, il reste un petit coin en vous qui n’en a rien à battre. Absolument rien.
— Je reconnais avoir… du mal à trouver ce coin.
— Il est bel et bien là pourtant ! Quelquefois, rien que pour prendre un peu de repos, vous avez besoin d’y passer un petit moment. Vous pigez ? C’est un enfoiré, pour sûr, mais ça… n’a… aucune… importance.
— Hum, fit Sophie d’un ton neutre.
— Installez-vous dans ce coin et, si ça ne vous ennuie pas, je vais vous y rejoindre. Il est douillet. Il y fait chaud et sec. En avril ne te découvre pas d’un fil ! s’écria la femme, tendant la main à Sophie qui souriait vaguement. Je m’appelle Liz, ça me ferait plaisir de vous offrir une bière.
— Moi, c’est Sophie. Eh bien… volontiers, merci.
— Billy ! lança Liz.
A l’évidence, leur relation se passait de préambules.
Dès que le barman eut apporté les bières, Liz leva son verre.
— A ce coin particulier, où vous n’en avez rien à battre.
Même si Sophie trouva le toast d’un goût douteux, elle trinqua. Lorsqu’elle eut fini sa bière, elle en commanda deux autres, par politesse, avant de saluer Liz.
Une fois sur le trottoir, prise de vertige, elle tressaillit comme un vampire dans la lumière crue. Sophie donna deux brefs coups de fil. Le premier à Marion, à qui elle demanda d’aller chercher les enfants à l’école et de jouer avec eux jusqu’à dix-sept heures. Le second à Milagros, pour la prévenir qu’Adam l’appellerait pour s’excuser car il voulait qu’elle revienne travailler chez lui. Ainsi, à seize heures cet après-midi-là, Matthew et Hugo peignaient avec leurs doigts chez Marion, tandis que Milagros négociait habilement avec Adam, posant ses conditions. Quant à Sophie…
Une succession d’activités possibles pour occuper son après-midi défila dans son esprit. Chercher conseil, vider son cœur chez une amie, méditer, déjeuner ou faire du shopping à Copley Place. Un massage, de la course à pied, une sieste, de la natation. Une visite au musée Gardner ou à celui des Beaux-Arts. Elle pouvait même revêtir des sacs-poubelles – un petit en guise de turban, un plus grand en guise de tunique – et aller balayer Boylston Street telle une réincarnation du célèbre clochard3 puis retourner au bar en courant, sa tenue en plastique flottant au vent, et proposer à Liz de remettre ça. Fermant les yeux, elle appuya sur ses paupières du bout des doigts pour tenter de réfléchir à ce qu’elle avait envie de faire. La réponse ne tarda pas : rien. Elle n’aspirait qu’au néant. A l’absence de sensations et de pensées. A se débarrasser de son ego, de sa lassitude, de sa tristesse, et à être happée par autre chose. Son seul désir, comprit-elle : rester des heures devant un écran de cinéma.
Quelle sensiblerie, se reprocha-t-elle. Ma vie vole en éclats, alors je vais au cinéma.
Elle vit quatre films d’affilée. En commençant par celui, excellent, d’Agnès Jaoui. Des œuvres étrangères, sous-titrées, qu’elle regarda les yeux grands ouverts, captivée, comme une enfant en mal d’histoires à l’heure du coucher. Ses pensées s’égaillèrent encore davantage lorsqu’elle sortit du Coolidge Corner Theater et rentra chez elle, rejouant des scènes des films dans sa tête, en inventant d’autres. Cette soirée avait atteint son but. Sophie avait réussi à bombarder ses sens d’images, de sons et d’histoires qui l’avaient fait sortir provisoirement d’elle-même, si bien que sa situation lamentable la laissait presque indifférente.
1- Point de pression pour harmoniser la circulation de l’énergie, le qi, dans les méridiens. Ces points se trouvent à des endroits précis sur chacun des douze méridiens.
2- Traduction de Jean Fuzier, éditions Gallimard, 1962.
3- Clochard « copiste » qui, dans la bibliothèque publique de Boylston Street, griffonnait des heures durant sur les feuilles d’un vieux classeur.