« Et le [physicien] se plaignait / Que les soins de la Providence / N’eussent pas au marché » des grandeurs mesurables / Fait figurer la renommée / Comme le courir et le choir (d’après J. de La Fontaine). Eût-elle, cette vertu, admis une estimation quantitative, qu’on eût enregistré, auprès de l’« équation de la chaleur », une valeur considérable, élevée certes, mais moindre cependant qu’auprès de l’équation de propagation qui nous a occupés naguère. Celle-ci en effet, parangon en la matière, atteignait à une manière de perfection formelle, découlant en droite ligne, sans nulle approximation, des postulats fondateurs de l’Électromagnétisme (équations de Maxwell). En revanche il s’agit ici, avec l’équation de la chaleur – dite aussi « équation de la diffusion » –, d’une loi foncièrement phénoménologique, « empirique » si l’on préfère le terme. Prenons-la néanmoins, sans plus attendre, pour ce qu’elle est – et pour les enseignements qu’on en peut tirer – :
Elle concerne une situation où la température T varie selon l’endroit et selon le moment, c’est-à-dire où, pour décrire cette quantité, il faut faire appel à une fonction des coordonnées x, y, z du point courant de l’espace ainsi que du temps t, qui s’écrira T = T(x,y,z ;t). Le symbole Δ désigne à nouveau l’opérateur laplacien : . Le « coefficient de diffusion thermique » D, accessible à la mesure, sera considéré constant dans le domaine spatial et temporel à explorer.
Un coup d’œil irréfléchi laisse peut-être penser que l’équation nouveau-venue se prêtera comme l’ancienne aux jeux du cirque. Que l’on se détrompe pourtant ! L’analyse dimensionnelle – elle encore, elle toujours ! – y suffira, avertissant par des signaux non équivoques le bouleversement radical qu’opère dans l’économie des solutions cette simple substitution d’une dérivée première par rapport au temps t à la dérivée seconde antérieure. Le présage se manifeste, tel un antique augure – « Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu » –, par l’homogénéité du coefficient D et sa différence foncière d’avec celle d’une vitesse – ou du carré, ou de l’inverse d’une vitesse – qui prévalait précédemment. Ici, les interventions de la température se compensant entre les deux termes de l’équation, le t–1 du premier doit s’équilibrer avec le Dℓ–2 du second ; il s’ensuit du ℓ2t–1 pour D – des centimètres carrés par seconde si l’on préfère ainsi.
Sur ce socle ferme et inéluctable apparaît aussitôt une propriété singulière : « Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge. » Étant choisi un intervalle de temps τ – a priori quelconque –, demandons-nous : quelle distance caractéristique δ l’équation de la chaleur va-t-elle associer à cette durée τ ? La réponse ne se fait pas prier ni ne se déguise : le produit de D par τ présente d’emblée ℓ2 pour dimensions ; il suffit d’en extraire la racine carrée : . Étrange, effectivement, inattendu, ce résultat pourtant inexorable. Pour qui s’est accoutumé à de bonnes et franches vitesses, dans l’équation de propagation comme dans la vie courante, le chemin parcouru croît – cela va de soi – en raison directe du laps de temps τ qu’on y investit – ce devrait être ici δ = cτ, avec c pour vitesse. La spécificité des processus de diffusion – celle de la chaleur en représente l’archétype – éclate ainsi en pleine lumière ; elle réside en ceci que le trajet δ franchi va comme la racine carrée du temps τ qui lui correspond.
Pour discerner concrètement cette particularité des phénomènes diffusifs, pour les différencier des effets de propagation, ayons recours à quelques nombres simples, dans une situation familière. Une cuillère ou une louche métallique plonge son cuilleron dans un potage bouillant. Le coefficient D de diffusion thermique de l’aluminium ou de l’argent dont est fait le manche vaut environ 1 cm2s–1. L’argument parlera plus clair à partir de la relation inverse – mais équivalente – τ = δ2 / D de celle que nous avons écrite primitivement, . Commençons par calculer le temps τ1 que met la chaleur de l’assiette ou de la soupière pour parvenir, le long du manche, à δ1 = 10 cm du bouillon ; pas la moindre difficulté, puisque δ1 et D sont tous deux exprimés à l’aide des centimètres : τ1 = 100 s, soit un peu plus d’une minute et demie. Passons maintenant à τ2, nécessaire pour atteindre δ2 = 20 cm. Nous avons à dessein choisi δ2 double de δ1 ; néanmoins τ2 ne s’avère pas pour autant double de τ1, mais bien quadruple – puisque τ est proportionnel à δ2, dans la formule (inverse) qui nous guide, de sorte qu’un trajet deux fois plus long exige un temps quatre fois supérieur, et trois fois plus long, neuf fois supérieur… Donc τ2 = 400 s, qui passent les six minutes et demie. Commentaire pratique, sur la lancée : le temps ne manque pas, pour retirer les doigts ou la cuillère sans se brûler. Si, « pour voir », on pousse jusqu’à δ3 = 1 m – un peu long, même pour une louche ! –, c’est-à-dire δ3 = 10δ1, la durée τ3 correspondante ne décuple pas τ1, mais le centuple ! On atteint là des délais prohibitifs : 2 heures trois quarts et plus ; la louche et la soupe peuvent refroidir tout à loisir avant que leur chaleur n’atteigne de tels confins…
Ne quittons pas le sujet sans signaler que le bois présente un coefficient de diffusion thermique mille fois moindre (D ∼ 10–3 cm2s–1), de sorte que les intervalles de temps précédents, calculés pour un métal tel que l’argent, sont à multiplier par mille – d’après τ = δ2 / D – si de cuillère ou de manche en bois il s’agit. Pour diffuser sur δ1 = 10 cm, la chaleur nécessite déjà τ'1 = 105 s (environ 28 heures !) ; autant dire qu’elle demeure totalement imperceptible dans des conditions usuelles de distance et de temps.
Voici venir céans une anecdote – d’aucuns diraient un conte –, un court récit en tout cas, amusant et instructif à la fois, peut-être poétique – il jongle avec les jours et les nuits, avec les saisons aussi –, déconcertant dans sa coda. Il m’a, ce calcul – je m’en souviens encore –, littéralement enchanté lorsque je l’ai pour la première fois abordé : « La Fleur, qui plaisait tant à mon cœur désolé. » Et ici, c’est l’analyse dimensionnelle encore qui va nous en dévoiler « la substantifique moelle ».
Il s’agit de comprendre comment est influencé le sol, en profondeur, par les variations de température de l’atmosphère, à la superficie (des arguments analogues vaudraient pour l’intérieur d’une grotte vis-à-vis de son entrée). On s’adresse pour cela au modèle le plus simple : la température de l’air ambiant varie de façon périodique – la période s’établira à 24 heures pour l’évolution diurne, à 365 jours pour l’évolution annuelle. Précisons « mathématiquement » au niveau le plus élémentaire, mais en englobant du même élan le diurne et l’annuel : en z = 0 – qui caractérise le « plancher des vaches » –, la température T s’établit en moyenne à Tm, mais elle oscille entre Tm + T0 et Tm – T0 selon une durée caractéristique τ (période) ; nous admettrons que T égale Tm + T0 aux instants t = 0,τ,2τ, etc. après être passée par Tm – T0 à t = τ / 2,3τ / 2, etc.
Un axe Oz vertical, orienté vers le bas, repère les divers points intérieurs au sol par leur profondeur z. On s’attend à ce que la valeur moyenne Tm et l’amplitude T0 des oscillations dépendent de z. Écartons Tm : elle met en jeu des phénomènes géophysiques que nous laissons délibérément de côté. Quant à T0, elle ne peut que décroître quand augmente la distance à la surface, c’est-à-dire la profondeur z. De quel pourcentage T0 aura-t-elle diminué à la cote z ? Comme z est une longueur, la réponse viendra – semi-quantitativement – si nous savons construire une longueur caractéristique du problème. Munis de D – en ℓ2t–1 – et de la période τ – un temps –, nous ne sommes pas longs à chercher : donne l’ordre de grandeur de la profondeur au-delà de laquelle les variations de température ne sont plus guère perceptibles.
Des chiffres ! On me dit que, dans le sol, le coefficient de diffusion thermique vaut environ D ≃ 1,5 × 10 –7m2s–1. Je calcule aussitôt la profondeur Λd de pénétration des alternances jour-nuit (τd = 24 × 3600s) et la profondeur Λa qu’atteignent les alternances été-hiver (τa = 365τd) : Λd ≃ 10 cm et Λa ≃ 2 m.
L’interprétation est d’abord aisée : les variations de température journalières cessent pratiquement de se faire sentir à une dizaine de centimètres au-dessous de la surface du sol ; les variations saisonnières pénètrent beaucoup plus bas, passant le mètre de fond. Traduites en botanique et agriculture élémentaires, les conclusions coulent de source : si les graminées et céréales sont affectées par la succession des jours et des nuits, les arbres, mieux enracinés, y restent insensibles. On constate aussi – pour en revenir au minéral – que les caves et grottes souterraines conservent une température immuable, jour et nuit, été comme hiver.
S’il m’autorisait le recours à un outil technique, fort connu au demeurant – je fais allusion à la fonction « cosinus » –, j’offrirais au lecteur, sans frais supplémentaires, une courte excursion hors des sentiers battus – facultative, en tout état de cause. Voici donc.
En z = 0 – surface du sol ou entrée d’une grotte –, la température que nous avons plus haut schématisée prend plus précisément l’expression – en première approximation, encore – T = Tm + T0 cos(2πt / τ). On vérifie : Tm + T0 lorsque le cosinus passe par son maximum égal à +1, ce qui se produit pour t = 0, t = τ, 2τ, etc. – étés successifs – ; Tm – T0 (hivers) lors des minimums, égaux à –1, du cosinus, qui ont lieu aux dates τ / 2, 3τ / 2, etc.
Cette expression concerne z = 0. Pour z positif, à l’intérieur de la grotte ou du sol, l’amplitude T0(z) des oscillations, nous le savons de ce qui précède, décroît progressivement lorsque z croît (décroissance exponentielle, pour les experts). Mais, puisque nous disposons d’une longueur caractéristique Λ, la variable z – elle aussi longueur – peut également pénétrer dans le cosinus, sous la forme adimensionnée z / Λ. Or, en Physique – loi générale, partout et toujours vérifiée – en Physique, donc, « tout ce qui n’est pas explicitement interdit est permis, et ce qui est permis arrive immanquablement ». Application présente : z / Λ figure dans le cosinus, à l’instar de t / τ : nous avons affaire en fait à cos2π (t / τ – z / Λ).
Et alors, « Lo and behold1 ! ». À la profondeur z = Λ – en bout de course pour T0(z), quasiment – le cosinus précédent, de forme générale, se réduit à cos[2π(t / τ) – 2π]. Cette forme particulière reproduit fidèlement le cos2π(t / τ) qui régente la surface ; l’alternance des hivers et des étés suit « en phase » celle de l’extérieur : température maximale (été) lorsque t = τ, 2τ, etc. ; minimale (hiver) pour t = τ / 2, 3τ / 2, etc. Mais la succession des saisons, si elle est toujours perçue en z = Λ / 2, s’y présente cul par-dessus tête. En effet, cos[2π(t / τ) – π] vaut exactement l’opposé de cos2π(t / τ). À cette profondeur Λ / 2 (environ un mètre), les maximums surviennent en même temps que font les minimums dans l’atmosphère ouverte, de sorte que l’hiver règne là lorsque ici c’est l’été, et vice versa : « Vous aviez fait un jour jaillir, sans y songer, / Un grand pommier en fleur, au milieu de l’hiver. »
Bien entendu, la résolution complète et rigoureuse de l’équation de la chaleur, à laquelle on impose, en surface (z = 0), une oscillation temporelle de la température, confirme les conjectures dimensionnelles présentées ci-dessus.
1- « Écarquillez vos yeux ! »