Prologue
Divorce
« Sa vie est un étrange et douloureux divorce. »
Louis ARAGON
« Il libro della natura è scritto nella lingua matematica1. » « Si, ma deve essere letto nella lingua fisica2. » L’aphorisme de Galilée – le premier (1623) – marque pour la physique une étape cruciale : son émergence, pourrait-on dire, d’une longue enfance obscure et confuse ; elle savait désormais s’exprimer dans une langue précise, et lire dans le texte, par son truchement, la Grande Bible bariolée et multiple des Choses. La seconde maxime, bien postérieure (1975), émane d’un physicien américain, David Goodstein3, pétri d’humour et féru de culture italienne. Elle n’en revendique pas moins le droit, pour la physique, d’inventer sa langue propre, de l’appliquer à une véritable lecture de la réalité, et d’édifier sur son socle une culture autonome. Cette revendication décisive a trop longtemps tardé à se faire jour puis à s’affirmer ; elle est, encore aujourd’hui, combattue et rejetée comme absurde et sans fondement par la corporation solidaire et puissante des mathématiciens. Ils ne veulent y voir que symptôme d’une incapacité, incapacité des physiciens, dans leur ensemble, à saisir et à appréhender les notions les plus générales – seules pourtant pertinentes, selon eux –, et à développer une argumentation sans concession ni faille – seule pourtant qui vaille, selon eux – : de fieffés mauvais élèves, s’il est permis d’appeler « chat » un chat.
Face à cette attitude assurée et inflexible des mathématiciens, maint physicien préfère louvoyer et courber l’échine : il évoque en public, à pleine voix, comme talismans et sésames, des concepts et résultats qu’il ignore pour l’essentiel et que du reste il n’utilise jamais, mais qui lui vaudront la bienveillance des dieux. L’affrontement ouvert, explicite, est rarement assumé du côté physicien. Il affleure pourtant de temps à autre, clairement identifié mais aussitôt nié, dans des tournures s’appuyant sur l’humour – généralement noir. Tel ouvrage de physique théorique avancée (Les Théories de jauge4) termine les références bibliographiques de son chapitre 5 par cette phrase délicieusement désenchantée : « Des traités complètement incompréhensibles au physicien moyen peuvent être trouvés dans n’importe quelle bibliothèque. »
Ce déchirement postgaliléen qui scinda irrémédiablement le groupe des disciplines dites « dures », cette lutte intestine et fratricide qui nie – contre toute évidence – ses enjeux et jusqu’à son existence, je les ressentis d’abord dans ma chair, pour ainsi dire, avant de prendre conscience de leur universalité et de leur nécessité inéluctable : « Dites ces mots ma vie et retenez vos larmes. »
J’abordais les études universitaires. Laurent Schwartz venait d’inaugurer son certificat de licence intitulé Méthodes mathématiques de la physique. Déjà ce titre acquérait une valeur symbolique considérable. À s’en tenir délibérément à la superficie des mots, on perçoit une intention évidente décidément louable : un mathématicien – prestigieux – se propose pour mettre à l’étrier le pied peu assuré de l’apprenti physicien, en lui épargnant les affres de tels développements par trop techniques qui lui seraient par trop inutiles. À y regarder de plus près, on discernait l’aura quelque peu sulfureuse qui émanait, dans l’université, de ces mêmes mots et de leur agencement. Ce n’est plus ici le vocable « mathématiques » qui tient la vedette, mais bien le vocable « physique » ; celui-ci se présente comme substantif, alors que celui-là a été rétrogradé au rang de qualificatif, se rapportant de surcroît à un terme de connotation principalement technique, « méthodes ». On peut voir là un double renoncement, impensable jusqu’alors : au plan emblématique – essentiel en l’occurrence –, la mathématique accepte de céder le premier rang qui lui est toujours réservé dans quelque classification que ce puisse être ; au plan épistémologique, elle abandonne son hégémonie plurimillénaire de science ultime et sublime – qui trouve en elle-même sa propre justification –, pour proposer des recettes à une discipline fondamentalement autre, puisque tributaire d’une réalité objective qui s’impose à elle de l’extérieur.
Néanmoins, une fois rompu, par le titre même du certificat, le tabou bivalent qui protégeait jalousement la mathématique, s’imposaient des interrogations qui s’annonçaient redoutables : quels sujets choisir, qui seraient traités, et de quelle manière ? Ces questions trouvèrent solution sans controverse ni délai. Pour ce qui est de la manière, Laurent Schwartz ne souffrait guère de rival. Quant aux sujets, nul n’aurait seulement songé à lui en disputer la sélection. N’avait-il pas élaboré, sous l’appellation de « théorie des distributions », un édifice axiomatique qui réunissait en un formalisme unique et rigoureux les distributions volumiques d’électricité avec les charges ponctuelles ? N’était-il pas naturel qu’il l’enseignât aux étudiants physiciens ? Il le fit, et je me remémore avec émotion et reconnaissance ses cours lumineux et enthousiasmants : « Si Peau d’Âne m’était conté, / J’y prendrais un plaisir extrême. »
Ce ne fut pas, en vérité, la répartition spatiale de l’électricité qui inspira Laurent Schwartz dans sa découverte, mais bien plutôt l’émergence et le développement, vers les années 1930, d’une théorie physique nouvelle et révolutionnaire, la mécanique quantique5, et tout particulièrement l’invention, par Paul Dirac, d’un outil remarquable mais fort curieux, la « fonction delta6 » : la théorie des distributions réussissait ce tour de force d’accommoder dans le giron strict de la mathématique inflexible cet instrument primitif, qu’on aurait cru vestige d’un lointain âge farouche.
Elle se fondait pour ce faire – je m’en souviens encore comme d’hier, après tant d’années – sur « l’espace des fonctions indéfiniment dérivables et à support borné ». Toutefois, à peine sorti du temple voué à l’Être mathématique suprême où se célébrait son culte – fût-ce pour le rendre accessible aux pécheurs physiciens –, je fus happé par la dure réalité profane, que parsemaient une myriade de fonctions en tous genres, de dérivabilité et de supports douteux et incontrôlables. Elles se bousculaient de toutes parts, me pressant de les admettre dans le sein de la mécanique quantique, où trônait la fonction delta de Dirac. Et jamais, au grand jamais, n’émana la moindre plainte de ces fonctions qui entraient en jeu pêle-mêle – pourvu que quelques règles simples de conduite fussent respectées. Mieux : ces manipulations aboutissaient bien sagement – malgré une incurie avérée devant l’Éternel mathématique – à des résultats crédibles, et même corrects, en fin de compte.
Je dois m’accuser en outre d’un péché plus grave encore, capital. Le hasard – que non pas : la nécessité, tant se montrait commode et efficace la démarche de Dirac – m’amena à enseigner la fonction delta à des étudiants en physique, afin de leur ouvrir une porte technique vers la mécanique quantique. Je « réinventai » le sujet, pour qu’il fût mieux compris, et en moins de temps. J’empruntai des chemins de traverse et des sentiers boueux où aucun escarpin mathématique ne se fût aventuré. Mais les étudiants apprirent à utiliser convenablement la fonction delta.
Je compris ainsi que le divorce était consommé, irrémédiable, mais exemplaire et édifiant. Divorce entre, d’une part, les « distributions » mathématiques chères à Laurent Schwartz – professeur que je révérais et admirais – et, d’autre part, la « fonction delta » de Dirac, dont j’usais tous les jours et que j’enseignais tous les ans, sans qu’elle me mît jamais en défaut, quelque délicates et subtiles que pussent s’avérer les situations physiques.
Depuis lors ne cessèrent de se manifester à mes yeux, dans des circonstances radicalement et profondément diverses et partout réparties dans le vaste champ de la physique, des divergences fondamentales et irréductibles entre mathématiciens et physiciens, quant à la nature et à la signification véritable d’objets théoriques et de procédés techniques dont use couramment la physique dans son appréhension de la réalité. Au point que les mânes de Galilée regrettent peut-être sa révélation, à voir ainsi ses disciples en proie à des disputes, voire à des guerres de religion.
Dans mon université, certain jour, une jeune mathématicienne et une jeune physicienne – amies par ailleurs et férues toutes deux de pédagogie – imaginèrent d’exposer conjointement aux étudiants, dans un même amphithéâtre où elles se relaieraient et s’interpelleraient, un sujet commun. Elles choisirent, pour ouvrir ce débat public, les « différentielles ».
Le calcul différentiel – ou calcul infinitésimal – fut inventé simultanément, et indépendamment, par Isaac Newton et Gottfried Wilhelm Leibniz. Ce fut là une avancée décisive dans les possibilités du calcul scientifique.
Figurons-nous par exemple Newton, alors qu’il vient d’énoncer la loi de la gravitation universelle, cherchant à évaluer le poids d’un objet – une pomme ? – situé au voisinage immédiat de la Terre, c’est-à-dire la force attractive à laquelle la Terre soumet l’objet. Rien de plus simple, pense-t-on peut-être. Mais quelle distance Terre-objet doit-on faire figurer dans l’expression de la loi ? Serait-ce les deux mètres qui séparent la pomme du pied de l’arbre ? Mais pourquoi dès lors se limiter à cet arbre-là, ce pommier particulier qui porte la pomme ? Ne pourrait-on choisir plutôt tel arbre exotique croissant aux antipodes, à quelque douze mille huit cents kilomètres ? Il s’enracine lui aussi dans la Terre, et son pied agit donc lui aussi sur la pomme, la même pomme que naguère. On aura compris : il faudra envisager tous les arbres, et aussi, évidemment, les arbres virtuels des régions déboisées, ou désertes, ou aqueuses, et puis encore ne pas oublier – bien que dépourvus d’arbres à jamais – tous les points intérieurs à la Terre, à quelque profondeur qu’ils soient enfouis, à quelque latitude et à quelque longitude qu’ils puissent être repérés.
Point n’eut besoin Newton d’argumenter en termes d’arbres. Il divisa – par la pensée ! – le globe terrestre en une myriade de mottes de la taille approximative d’une pomme ; il appliqua à chacune d’elles sa loi de la gravitation universelle pour calculer l’attraction qu’elle fait sentir à la pomme – la distance à prendre en compte étant déduite des positions relatives de la motte et de la pomme – ; pour terminer, il additionne toutes ces petites attractions et obtient ainsi le poids de la pomme. C’était là, à proprement parler, un calcul infinitésimal, ou différentiel7. Il y faut certain savoir-faire : les forces élémentaires à ajouter en fin de compte diffèrent en direction comme en valeur. Le résultat s’avéra néanmoins étonnamment clair et simple : la pomme est attirée par la Terre comme si celle-ci était réduite à son centre, où serait rassemblée toute sa masse !
Le calcul infinitésimal permit également de comprendre, c’est-à-dire de lever, les célèbres paradoxes de Zénon d’Élée8 – celui de la flèche, en mouvement et immobile à la fois ; celui de la course entre Achille et la tortue –, vieux de plus de vingt siècles ! Technique omniprésente en physique, dans quelque domaine que ce soit, le calcul différentiel va jusqu’à envahir, dans certains d’entre eux – thermodynamique –, l’ensemble du paysage. L’analyse mathématique a quant à elle poursuivi son chemin depuis Newton et Leibniz, vers toujours plus de rigueur, toujours plus de généralité et d’abstraction. À tel point que, lors de cette confrontation amicale – à la fin du XXe siècle –, la physicienne et la mathématicienne amies ne parvinrent pas à se comprendre, et toute tentative de conciliation scientifique échoua.
« Père, gardez-vous à droite !… Père, gardez-vous à gauche ! » N’ayons garde, lorsque nous déballons de la sorte les incompréhensions et les chamailleries entre mathématiciens et physiciens – fussent-ils (elles) ami(e)s –, n’ayons garde d’oublier que « des oreilles ennemies nous écoutent ».
J’ai pris connaissance récemment des opinions renversantes – dans toutes les acceptions de ce terme – que professe, catégorique et sûre d’elle à son tour, une philosophe britannique enseignant à la London School of Economics, Nancy Cartwright. Son livre phare est intitulé How the Laws of Physics Lie9, et elle a tout récemment été invitée au « grand entretien » d’une publication hors série de la revue française Sciences et avenir.
Mentir ! comme vous y allez, chère collègue, qui foulez le même sol insulaire et parlez la même langue illustre qu’Isaac Newton, Michael Faraday et James Clerk Maxwell – pour n’en citer que trois, au hasard ! « Même dans les cas où la théorie joue un rôle important, nous devons ajouter de nombreux correctifs et éléments additionnels ad hoc pour parvenir à ce que la théorie produise de bonnes prédictions », affirme péremptoirement la dame. Véritablement renversant : les arbres lui cachent la forêt ; leur présence « multiplement corrective » et leur substance riche d’« éléments additionnels » l’empêchent de voir « les bois courir jusqu’à l’horizon, rêches et hersés comme une peau de loup, vastes comme un ciel d’orage ». Quelle conception aberrante de la science ! On lit ainsi : « Il y a infiniment plus dans la féconde mécanique quantique qu’une poignée de prédictions quantitatives et d’équations. Elle engage suffisamment de connaissances et de pratiques précises pour nous permettre d’aller sur la Lune ou de guérir la cataracte » (sic !). Il faut croire « stérile » la mécanique céleste et « fictive » la microchirurgie oculaire, tributaires de l’équation de Schrödinger – pardon ! de la « puissance technologique » qu’elle charrie. Pride and Prejudice10 : c’est le titre du livre que Mme Cartwright tient ostensiblement ouvert dans ses mains, sur deux des trois photographies du hors-série. Vaste programme scientifique et philosophique…
En certaine autre occasion, un groupe de (jeunes) mathématiciens se préoccupèrent de rénover le programme qu’ils enseignaient en première année d’université. Ils organisèrent une semaine de réflexion sur ce sujet ; elle eut lieu à Marseille, sur le campus extérieur de Luminy qui propose un petit centre de congrès parfaitement adapté. Ils m’invitèrent à venir y faire entendre le point de vue d’un physicien. « Pourquoi moi ? » m’interrogeai-je ; sans doute parce que j’avais déjà accumulé, à cette époque, quelque expérience dans l’enseignement de la physique aux nouveaux arrivants scientifiques.
Le petit colloque qui s’ensuivit sut se faire chaleureux : au plan humain, un franc succès. Nous logions au premier étage d’un bâtiment qui offrait, au rez-de-chaussée, un assortiment de salles de réunions, variées dans leur taille et leur orientation. L’atmosphère, d’emblée détendue, se prêtait avec naturel aux échanges de vues spontanés et aux discussions à bâtons rompus.
Au plan scientifique, en revanche, il s’avéra que nous peuplions deux planètes irréductiblement étrangères – en vérité, j’étais seul spécimen à représenter mon peuple. Certains pourtant, parmi les participants, prônèrent avec passion le recours à des « exemples physiques » pour illustrer l’enseignement des mathématiques devant les étudiants à peine dégrossis. Je m’abstins d’intervenir à ce stade, car il s’agissait seulement et explicitement d’appeler en renfort de « concrétisation » quelque situation jugée « physique », sans que jamais en fût aucunement évoqué le contexte général ni le contenu théorique ou expérimental. Je me félicitai bientôt de ma prudence, lorsque je constatai que l’un de ces « exemples » allait jusqu’à additionner deux nombres, mesurant l’un une aire et l’autre une longueur ! Je ne souhaitais pas, dans de telles circonstances, assumer le rôle de censeur rigoriste, face à ce qui n’aurait paru à l’assemblée que broutilles et vétilles.
Mais c’est au fond, au tréfonds même, qu’éclataient, fanfares de cuivres mal accordés et désassemblés, les dissonances et inharmonies, les incompréhensions et incompatibilités.
L’un des « congressistes » avança à brûle-pourpoint la proposition d’enseigner les probabilités en première ou deuxième année. Sans me laisser le temps d’applaudir à cette idée que je jugeais sage et utile, les autres mathématiciens l’accueillirent par un tollé unanime et bruyant : « Impossible ! Matériellement impossible : la moitié de l’année n’y suffirait pas, avec la théorie de la mesure de Borel-Lebesgue, les “clans” et les “tribus” ! » Il m’eût paru déloyal, en l’occurrence, de rester coi. J’avais participé, expliquai-je, à la rédaction de deux (énormes) manuels présentant des théories physiques – mécanique quantique l’un, mécanique statistique l’autre – qui se fondent toutes deux sur les probabilités, les requérant dans leurs postulats mêmes et en faisant constant usage. À aucun moment, néanmoins, ni moi ni mes collaborateurs n’avions fait appel, n’avions utilisé en quoi que ce fût, ni n’avions même approché le système axiomatique de Kolmogorov, ses pompes et ses œuvres (mesure, clans et tribus). Cependant, comme les étudiants à qui nous nous adressions, bien qu’avancés, n’avaient probablement jamais reçu aucun enseignement sur les probabilités, nous avions cru nécessaire d’inclure dans chacun de nos livres un appendice ou un « complément » traitant de ces notions. On pourrait remarquer, d’ailleurs, avec intérêt que la mécanique quantique – le premier manuel – tire ses probabilités d’un niveau primordial, plus profond, où évoluent des « amplitudes de probabilité » à valeurs imaginaires11 ; quelque mathématicien entreprenant avait-il « axiomatisé » une telle situation ?
Mais l’ignorance, s’avéra-t-il bientôt, ne campait pas d’un seul côté. Certes, je méconnaissais parfaitement l’œuvre axiomatique concernant les probabilités. Mais ils n’avaient, quant à eux, jamais rencontré le concept – central en physique – d’« invariance12 » des lois de la nature par transformations (translations, rotations,…). Les notions premières de scalaires et de vecteurs leur étaient perçues de façon essentiellement floue : mes interlocuteurs pensaient tous qu’il était loisible de construire un vecteur – de l’espace ordinaire – en lui assignant comme composantes cartésiennes la température, la pression et le volume d’un gaz ! Mais un intérêt certain se manifesta pour ces concepts et notions13 que je mettais en avant, au point que j’« écopai » d’une manière de gage ou de pensum : j’écrirais un article sur ces sujets pour le bulletin de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public (« de la maternelle à l’université14 »).
Nous sollicitons pour terminer, à propos de ce divorce, apparemment inconciliable et sans retour – que nous avons éprouvé avec certaine amertume et certaine nostalgie –, l’avis autorisé d’un mathématicien que nous choisirons illustre – membre, en son temps, de l’Académie des sciences – et parfaitement représentatif de son milieu – cofondateur du très célèbre « groupe Bourbaki », dont serait issu le mouvement des « mathématiques modernes » – : Jean Dieudonné. On lui demanda, en 1980, de participer à un colloque qui allait se tenir dans un merveilleux village de l’arrière-pays niçois, Peyresq – pour commémorer le quatre centième anniversaire de Nicolas Claude Fabri de Peiresc (1580-1637), savant et humaniste. L’intitulé du colloque, vague et quelque peu grandiloquent – La Pensée physique contemporaine –, laissait vaste latitude aux orateurs pour le choix de leur sujet. Jean Dieudonné choisit, comme titre de son exposé, « De la communication entre mathématiciens et physiciens ». Pouvions-nous rêver réflexions plus pertinentes aux interrogations qui ont été suscitées ci-dessus ?
L’exorde de Jean Dieudonné surprend de prime abord, qui semble vouloir se rétracter par rapport au propos initial annoncé par le titre (je me réfère désormais à la version écrite, publiée, de l’allocution15) : « Je dois, en commençant, avouer ma totale incompétence à parler de physique ; mes connaissances se bornent à un lointain certificat et à des lectures d’ouvrages de vulgarisation. » Mais les scrupules seront vite balayés. Laissons Jean Dieudonné disserter tout à son loisir, sans plus l’interrompre par aucune remarque ni considération.
« Je pense qu’on répondrait aux désirs des physiciens en concevant, comme je le préconise depuis de nombreuses années, un enseignement élémentaire axé entièrement sur la notion fondamentale d’approximation […]. Je crois qu’on arriverait ainsi à dissiper de fâcheuses idées qui ont cours parmi les physiciens à ce propos […]. Pourtant, le mot de “perturbation” est de ceux qui reviennent le plus souvent dans les textes de Physique ; mais il semble qu’on n’y a retenu de cette notion que les aspects les plus grossiers et les plus contestables […]. C’est là un souci qui ne paraît pas souvent effleurer un physicien […]. Espérons qu’un jour un nouveau Poincaré saura sortir la Physique de cette ornière […]. »
« Passons à un sujet un peu moins classique, l’usage du Calcul différentiel extérieur. Vers la fin du XIXe siècle, des vulgarisateurs malavisés tirèrent des idées profondes de Hamilton et de Grassmann un système bâtard qu’ils appelèrent “calcul vectoriel”, un abominable mélange d’opérations telles que le “produit vectoriel” et le “produit mixte”, étroitement limitées à l’espace euclidien à trois dimensions, et dépourvues de toute propriété algébrique décente ; à quoi vinrent bientôt s’ajouter des opérations infinitésimales tout aussi horribles comme le “curl” ou la “divergence”, pour composer ce qu’on appela l’“analyse vectorielle” ! Sous l’impulsion de E. Cartan, les mathématiciens, à partir du début du XXe siècle, se sont rendu compte qu’on ne pouvait rien obtenir de sérieux avec des outils aussi inadéquats, et sont revenus aux idées de Grassmann et de Frobenius pour faire du Calcul différentiel extérieur l’instrument souple et puissant qui permet de traiter la géométrie différentielle sous ses aspects les plus généraux et les plus divers. Mais les physiciens ont continué mordicus à mélanger les curls et les divergences en un symbolisme barbare, malgré les objurgations des mathématiciens les plus proches des problèmes de la physique. »
« Mais c’est lorsqu’on aborde les théories mathématiques qui sont à la base de la mécanique quantique que l’attitude de certains physiciens dans le maniement de ces théories confine véritablement au délire. Des mathématiciens […] ont pris la peine de bâtir une théorie pleinement satisfaisante et adaptée aux besoins de la Mécanique quantique. […] Or, voici ce qu’on peut lire dans un manuel fort répandu de mécanique quantique : […] etc. On se demande ce qui peut rester dans l’esprit d’un étudiant lorsqu’il absorbe cette invraisemblable accumulation de non-sens, une véritable “bouillie pour les chats” ! Ce serait à croire que les physiciens d’aujourd’hui ne sont à l’aise que dans le flou, l’obscur et le contradictoire ; en décrétant une fois pour toutes que les mathématiques actuelles sont incompréhensibles, ils refusent de faire le moindre effort […]. Néanmoins les mathématiciens ne se découragent pas et continuent d’espérer en un changement d’attitude, dont ils sont persuadés qu’il sera bénéfique pour le développement ultérieur de la physique ».
Pas de commentaire, selon nos conventions. Une précision, toutefois, que je dois à la vérité et à l’honnêteté : le « manuel fort répandu de mécanique quantique » a été rédigé par un trio d’auteurs – physiciens – dont je faisais partie, en même temps qu’un futur lauréat du prix Nobel.
« Dans la mesure où elles se rapportent au monde extérieur, les Lois des Mathématiques ne sont pas sûres ; et dans la mesure où elles sont sûres, elles ne se rapportent pas à la réalité. »
Albert EINSTEIN
1- « Le livre de la nature est écrit en langage mathématique. »
2- « Oui, mais il faut le lire en langage physique. »
3- D. L. Goodstein, States of Matter, Prentice Hall, 1975, p. 246.
4- Mike Guidry, Gauge Field Theories, Wiley, 1991.
5- Chapitre 23.
7- Chapitre 13 pour des explications plus précises.
8- Chapitres 1 et 2.
9- « Comment mentent les lois de la physique. »
10- Orgueil et préjugé.
12- Chapitre 16, p. 201.
14- Bulletin de l’APMEP, n° 377, 1991, p. 29.
15- La Pensée physique contemporaine, Fresnel, Paris, 1982, p. 327.