CHAPITRE 4
L’adaptation

Des grattements sur la porte la réveillent. Elle ouvre un œil et ce qu’elle voit la convainc qu’elle dort encore.

— Sophie, êtes-vous réveillée? entend-elle.

Cette fois plus de doute, elle est parfaitement consciente. Elle s’assoit carrément dans le lit comme sous l’effet d’un ressort. Les grattements sur la porte se font plus pressants.

— Sophie? répète-t-on.

— Oui, oui, je viens. Oh ciel, qu’il fait froid ici!

Elle saute du lit et accourt pour ouvrir à Élyse. Celle-ci entre avec l’air furtif et excité d’une gamine qui prépare une surprise. Elle a les mains pleines d’une montagne de tissus, d’un assemblage compliqué qui ressemble à une cage, le tout surmonté par une perruque. Elle annonce qu’elle doit retourner chercher d’autres accessoires, puis revient tout autant chargée. Finalement, Élyse prend le temps de détailler son invitée et de demander:

— Avez-vous bien dormi?

— J’ai eu du mal à m’endormir. J’espérais me réveiller ailleurs. Oh, ne prenez pas offense de ce que je viens de dire! J’espérais vaguement que tout ceci ne fût qu’un rêve.

Elle veut dire un cauchemar, se retient par politesse et conclut:

— Il me faut donc m’habituer à cette réalité!

— Je me ferai un devoir de vous prouver que cette réalité n’est pas si mauvaise. Mon présent vaut bien votre futur, j’en suis certaine.

— Je ne demande qu’à en être convaincue.

— Pourquoi vous êtes-vous rhabillée dans vos propres vêtements, ce matin?

— Je m’excuse. Je n’ai pas mis la chemise de nuit. Il faisait si froid, je n’ai pas eu le courage de me dévêtir.

— N’empêche qu’il va falloir le faire ce matin. Commençons d’abord par les chaussettes, les jarretières et les chaussures.

— Est-ce qu’il y a une raison pour commencer par cela?

— Bien sûr, car après que vous aurez mis le corps à baleines, vous ne pourrez plus atteindre vos pieds.

Sophie regarde sa compagne d’un air horrifié.

— Le corps à baleines?

Élyse indique l’objet en question. Sophie reconnaît un corset et pousse un grognement de dépit.

— Est-ce qu’il faut vraiment porter ça?

— Oui. Allez. Enlevez vos propres chaussettes.

Sophie soulève sa jupe pour tirer sur la taille de ses bas de nylon et produit en même temps une exclamation de surprise de la part de son hôtesse.

— Vos chaussettes sont en fait un pantalon! Et que portez-vous là, sous votre jupe? s’exclame Élyse.

— Ma petite culotte! Ne portez-vous pas aussi des sous-vêtements?

— Rien de tel! Il va vous falloir l’enlever, sinon il vous sera impossible de faire vos besoins pendant la journée.

— Oh! fait Sophie en rougissant.

Élyse s’empare des bas de nylon.

— Quelle soie! Je n’en ai jamais vu d’aussi fine! s’exclame-t-elle.

— Oh! Ce n’est pas de la soie, il s’agit de nylon, une fibre synthétique. Je sais pertinemment combien cette explication est creuse, mais je ne sais pas quoi dire de plus sans en venir à une dissertation sur les produits pétroliers.

— Tenez. Voici des chaussettes de laine plus adéquates pour le temps et quand je dis temps, c’est dans les deux sens. Un bas de soie serait trop mince pour le temps qu’il fait. Essayez ces chaussures aussi.

Une fois chaussée, Sophie doit se départir du reste de ses vêtements pour continuer la transformation. Elle défait la fermeture éclair de sa jupe qu’elle glisse le long de ses jambes.

— Comme vous avez fait ça rapidement! s’épate Élyse.

— Ah c’est vrai, je suppose que les fermetures éclair n’ont pas encore été inventées. Voyez vous-même.

Elle lui lance la jupe. Élyse s’en empare et fait jouer la glissière. Pendant ce temps, Sophie passe son col roulé au-dessus de sa tête.

— Quelle est cette chose, sur votre poitrine? fait soudainement Élyse.

Sophie, vaguement inquiète, baisse les yeux.

— Mon soutien-gorge?

— Est-ce le nom que vous donnez à ce vêtement qui ne cache que vos seins?

— Ne me dites pas que cela aussi est nouveau! Le soutien-gorge est tellement commun là d’où je viens… N’a-t-il pas toujours existé? Pas de culotte, pas de soutien-gorge, mais alors que portent les femmes sous leur robe?

— D’abord une chemise, répond Élyse en lui tendant l’article en question.

Sophie accepte la chemise et cherche en vain l’étiquette près de l’encolure qui lui aurait permis en temps normal de différencier l’avant de l’arrière. Avec une chance sur deux de se tromper, elle enfile la chemise. Sa compagne lui passe ensuite l’ancêtre du corset et l’informe qu’il se lace à l’avant. Sophie crie pitié lorsqu’Élyse tente de resserrer l’article sur sa poitrine. Élyse soulève ensuite ce que Sophie a pris pour une cage à première vue.

— Qu’est ce que c’est?

— Les paniers. Il faut les installer autour de vos hanches.

— Les paniers? hésite Sophie. C’est l’invention qui va m’empêcher de passer les cadres de portes, n’est-ce pas?

— Non. Non. Pas vraiment. Il suffit de les franchir de profil.

— Vous m’en voyez soulagée, ironise Sophie.

— Ce n’est pas si terrible, rit Élyse. Ils servent même de poches pour y cacher des mouchoirs ou de la monnaie. Laissez-moi vous aider à installer les paniers sur vos hanches, puis les recouvrir de jupons et de la jupe. Il reste à fixer la pièce d’estomac au-dessus des lacets du corps baleiné et puis à attacher cette pièce à la robe.

Sophie se laisse faire et s’examine dans la glace. Sa coupe de cheveux tranche avec l’ensemble.

— Il vous faut cacher vos cheveux, confirme Élyse. Seules les femmes qui ont dû couper leurs cheveux pour les vendre, les portent aussi courts. Laissez-moi installer cette perruque sur votre tête.

— J’ai l’impression de me déguiser pour un bal costumé, commente Sophie… mieux encore, pour la pièce de Molière qu’on a montée au cégep. Voilà, je vais jouer un rôle au théâtre. Suis-je décente maintenant? Est-ce que quiconque en me voyant pourrait penser que je ne suis pas de ce siècle?

— Il faudrait pour cela qu’ils aient une imagination délirante.

Pendant que Sophie s’amuse à se faire des révérences devant le miroir, Élyse ramasse les vêtements éparpillés sur le lit. Elle fait tourner le tissu des bas de nylon entre ses doigts, puis tout à coup, comme une enfant tentée par le fruit défendu, elle demande:

— Puis-je les essayer? La jupe et les bottes aussi?

— Ah bien sûr! Si ça vous amuse!, répond Sophie. Comme cela, je ne serai pas la seule à me déguiser.

Élyse ne se le fait pas dire deux fois. Elle détache la pièce d’estomac de sa robe, dont elle se défait. Après avoir desserré toutes les ganses autour de ses hanches, elle se débarrasse de sa jupe et de ses paniers comme un papillon sortant de son cocon. Tous ses autres vêtements ont tôt fait de rejoindre la masse de tissus. Elle s’empare des bas avec respect et soin. Elle les enfile sur ses jambes qui n’ont pas encore fait la connaissance du rasoir et n’auront pas à le faire, en toute probabilité. Elle s’étonne de la légèreté de la jupe et rougit du peu de cuisse qu’elle dissimule. Elle s’extasie du confort du chandail qui, sans l’étouffer, moule bien sa forme. Un frisson de plaisir dont elle se sent vaguement coupable lui picote la peau lorsqu’elle s’admire dans le miroir. Le fou rire la gagne.

— Qu’y a-t-il? demande Sophie amusée par contagion.

— Oh, je venais seulement d’imaginer le visage de Madame de Mainville si je venais à une de ses rencontres sociales dans cette tenue. Et encore n’y aurait-il que des dames. Je n’oserais jamais me promener ainsi en présence d’hommes.

— Je n’ai pas l’intention de le faire non plus.

Le côté pratique d’Élyse refait surface.

— Je crois que j’apprécierais de ne pas avoir de jupe dans les jambes pour la liberté de mouvement, mais je crois qu’une jupe aussi courte en hiver, ça doit être terriblement froid.

— Je le concède. Si j’avais prévu rester longtemps dehors, j’aurais mis un pantalon. Sinon, une jupe est suffisante, car les maisons sont mieux chauffées au 21e siècle que maintenant, si j’en juge par ma courte expérience en ce domaine.

— Et vous devez avoir faim. Je me rechange et nous pourrons descendre à la salle à manger. À l’heure qu’il est, Estelle sera bientôt prête à nous servir un petit-déjeuner. Au fait, j’ai déjà prévenu Estelle, qui est chargée de la cuisine, de votre séjour ici. Nous n’avons que quatre serviteurs. Bien sûr, aucun d’eux ne devra apprendre votre véritable identité, car cela ne tarderait pas à se savoir dans toute la ville. On ne peut jamais être assuré de leur discrétion!

Un quart d’heure plus tard, la main sur la poignée de porte, Élyse invite Sophie à la suivre en lui demandant si elle est prête.

— Aussi prête qu’on peut l’être dans les circonstances, répond Sophie. À partir de maintenant, il me faudra jouer un rôle. Avertissez-moi si je me conduis d’une manière peu conforme aux usages de ce temps. Pardonnez mon ignorance.

Élyse se contente de sourire et ouvre la porte.

*    *

*

Les deux jeunes filles entrent dans la salle à manger où trois couverts sont disposés sur une nappe d’un blanc immaculé. Nicolas a déjà pris place devant une des assiettes qu’il est en train de vider copieusement. Il se lève à leur arrivée.

— Bonjour, Nicolas, fait amicalement Sophie en s’installant devant lui.

Comme celui-ci hésite à se rasseoir, elle ajoute:

— N’allez-vous pas continuer votre petit déjeuner?

— Oh oui, bien sûr, si vous me le permettez.

Il se rassoit tout raide et figé. Après s’être

éclairci la voix, il se décide à rompre le silence:

— Est-ce que Votre Sainteté a passé une bonne nuit?

Sophie le regarde, un demi-sourire aux lèvres, et le corrige gentiment:

— Mes amis m’appellent Sophie. C’est plus court.

— Sophie a raison, Nicolas, intervient Élyse. Rappelle-toi l’histoire dont nous avons convenu. Elle n’est qu’une demoiselle de bonne famille en détresse, à qui nous accordons l’hospitalité.

— Oui, oui, je sais, je me souviens, chuchote Nicolas. Tenez, voilà votre lait et vos tartines.

Une petite blonde chargée d’un lourd plateau vient d’entrer. Elle s’affaire tout de suite à remplir les verres et à disposer le pain beurré sur les assiettes. Lorsqu’elle arrive à sa hauteur, Sophie l’interpelle:

— Bonjour, vous devez être Estelle, n’est-ce pas? Moi je suis Sophie de Mouchel.

La servante regarde l’invitée avec ahurissement et émet faiblement:

— Non, mademoiselle, mon nom est Jacinthe. Estelle, c’est la cuisinière.

— Oh, pardonnez mon erreur.

C’est avec des yeux ronds que Jacinthe retourne aux cuisines. Sophie la regarde sortir puis reporte son attention sur les deux autres convives. Elle note une certaine gêne de leur part.

— Bon, qu’est-ce qui ne va pas? fait-elle.

— Vous m’avez demandé de vous avertir lorsque vos actions ne correspondaient pas aux façons correctes de faire les choses, n’est-ce pas? commence Élyse.

— Oui, bien sûr, je veux essayer de passer la plus inaperçue possible.

— Une familiarité comme celle que vous avez employée envers Jacinthe est mal vue.

— Familiarité? Je n’ai fait que lui dire bonjour! Et puis, tenez, je l’ai même vouvoyée!

— Justement, on ne vouvoie pas les domestiques. Il ne faut pas leur donner à penser que vous vous abaissez à leur niveau.

— Hum! Je commence à comprendre pourquoi il y a eu une révolution dans ce pays.

— Une révolution? C’est la deuxième fois que vous y faites allusion. Que voulez-vous dire par là?

— Euh… J’ai encore plus de vingt ans pour en parler et puis un tel sujet à table risquerait de vous couper l’appétit. Revenons plutôt au tutoiement. Il semble ici y avoir une différence d’usages. J’ai l’habitude d’employer le vous uniquement avec les personnes plus âgées ou que je ne connais que depuis peu. Et le tu pour qui que ce soit d’autre. Par exemple, je commence à trouver que le vouvoiement entre nous devient ridicule.

— Oh, je ne vois aucun problème à nous tutoyer surtout si nous voulons laisser croire à notre entourage que vous êtes de la même classe sociale que la mienne. Qu’en penses-tu Nicolas?

— Je ne pourrai jamais vous tutoyer. Pardonnez-moi, murmure-t-il, en regardant humblement Sophie. J’en suis incapable.

— À votre aise, le rassure Sophie, mais ne laissons pas moisir ce déjeuner. Bon appétit.

Elle va s’emparer de la tartine entre ses doigts lorsqu’elle voit le frère et la sœur prendre leur couteau et leur fourchette. Elle avale ensuite une gorgée de lait et ne peut s’empêcher de faire la grimace.

— Ton lait a mauvais goût? demande Élyse. Pourtant il doit être très frais. Le fermier qui nous l’a apporté a dû traire sa vache ce matin.

— Non il n’a pas sûri, mais il est tiède et j’ai l’habitude de boire mon lait très froid ou fumant. Rien entre les deux… uniquement une question d’habitude, je suppose.

Elle porte son verre de nouveau à ses lèvres, mais s’arrête.

— Mais ça veut dire qu’il n’est pas pasteurisé, alors!

— Pasteurisé?

— Oui, bien sûr… Pasteur n’a dû naître qu’au 19e siècle.

— Que veux-tu dire?

— Je parle d’une technique couramment employée au 21e siècle, qui consiste à se débarrasser de microbes contenus dans le lait et responsables de certaines maladies. Il suffit de chauffer le lait, pas nécessairement jusqu’à ébullition, puis de le refroidir rapidement. Je vous suggérerais fortement de la mettre en pratique. Pourquoi ne pas profiter d’une découverte qui ne révolutionnera la médecine que dans un siècle?

— Tu crois que c’est important de le faire?

— Oui, surtout si le lait est donné à un enfant.

— J’en parlerai à Estelle alors. Maintenant, si nous faisions un plan pour la journée. Je suggère que nous allions chez Mademoiselle Lise, la modiste. Elle a souvent des robes que certaines de ses clientes n’ont pas payées. Avec un peu de chance, une ou deux d’entre elles t’iront. Nous pourrons aussi en commander quelques-unes, de même qu’un bon manteau. Lise a aussi en montre toutes sortes d’accessoires essentiels, des chaussettes, des manchons. Pour les chaussures, nous devrons aller chez Monsieur Poirot et puis pour un chapeau, chez Madame Monique. Il faut aussi une perruque. S’il nous reste un peu de temps aujourd’hui, peut-être pourras-tu me faire voir tes livres de sciences naturelles?

— Mais bien sûr.

— C’est dit. Débarrassons-nous des emplettes d’abord. Tu nous accompagnes, Nicolas?

— Si vous le souhaitez. Je demande à Louis d’atteler le carrosse.

Il faut encore une heure de préparatifs avant de franchir le seuil de la propriété. Sophie tente de ne pas avoir l’air trop surprise. Tant qu’elle demeurait à l’intérieur, elle pouvait encore se convaincre qu’un rigolo avait dépensé beaucoup d’énergie à rebâtir une maison avec l’ameublement du 18e siècle pour lui faire croire à un voyage dans le temps, mais une rue entière, une ville entière?

L’avenue fourmille de carrosses à l’allure pressée, de passantes dont les robes époussettent la chaussée et de messieurs à tricorne. La naïveté des questions de Sophie déconcerte sa compagne. Elles n’ont aucun mal à trouver les vêtements nécessaires à sa nouvelle identité, puis prennent une collation dans un charmant restaurant. Sophie fait alors part de ses inquiétudes à Élyse. Monsieur de Charenton approuvera-t-il son séjour? Qui paiera toutes ces toilettes? Élyse la rassure:

— Je te l’ai dit hier. Père ne me refuse rien. Il s’inquiétait d’ailleurs du peu d’amies que je fréquentais. Je trouve les jeunes filles de mon âge suprêmement ennuyeuses et leur compagnie, soporifique. Il sera donc charmé que j’aie trouvé un peu de compagnie pour autant que tu aies des liens avec la bourgeoisie ou l’aristocratie. Pour l’en convaincre, il te faudra soigner tes manières. Cela ne devrait pas être trop difficile. As-tu lu les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, de Jean Baptiste de la Salle?

— Non.

— Je te prêterai cet indispensable outil de savoir-vivre. Je te recommande d’en faire ton livre de chevet.

La prédiction d’Élyse se révèle exacte. Sophie se voit donc attribuer le rôle plutôt mal défini de demoiselle de compagnie de la fille du banquier.

*    *

*

Dans les mois suivants, une amitié réelle se développe entre les deux jeunes filles, qui deviennent rapidement inséparables. Élyse s’avère une élève enthousiaste, en mathématiques et en physique. Elles transforment en laboratoire une des pièces inutilisées du grenier. La faible lueur d’une lampe électrique illumine bientôt leur antre interdit, et ce, bien avant la naissance de Thomas Edison. Pour réaliser ce miracle, elles ont empilé des plaques de zinc et de cuivre séparées par du carton imbibé d’eau salée. Alessandro Volta ne fera de même que dans plus d’une trentaine d’années. Leur recherche de produits chimiques insolites les mène souvent dans des quartiers mal famés chez des apothicaires peu scrupuleux. Nicolas les accompagne toujours lors de ces excursions.

Progressivement, Sophie s’adapte à son nouvel environnement, non sans verser des larmes amères, dans l’intimité de sa chambre. Elle pense avec amertume à l’inquiétude de ses parents et de son frère. Ils lui manquent terriblement ainsi que tous ses amis. Sa disparition subite du 21e siècle a dû les stupéfier et laisser un dossier non résolu au poste de police. Elle imagine sa photo dans les journaux, à la télé et sur Internet. Ses visites nocturnes à la ruelle sombre qui l’a vue arriver s’espacent. De cinq fois dans la première semaine, elles passent à quatre dans les trois mois qui suivent. Malgré ses échecs, elle nourrit une pousse d’espoir, dans le jardin confus de ses rêves, d’un retour possible au 21e siècle. En attendant, elle canalise ses énergies et s’applique à reproduire, dans leur refuge secret, les mille et une inventions des deux prochains siècles. Le reste de sa concentration sert à minimiser les faux pas. Elle réussit à ne plus regarder son poignet chaque fois qu’on lui demande l’heure. Il lui arrive toutefois de suggérer une aspirine à une visiteuse qui se plaint de migraine.

*    *

*

— Tiens, regarde ce que nous avons reçu, s’écrie Élyse. Une invitation à un bal donné le 1er mai prochain, par Madame de Malthaud, pour recueillir des fonds pour l’Hôtel-Dieu. On y dansera et on jouera aux cartes. Le prix d’entrée est assez élevé et les gagnants aux jeux devront laisser une partie de leur gain pour l’hôpital. Quelle bonne idée! Je parie que la noblesse tiendra à s’y montrer, du moins pour faire croire qu’elle s’intéresse à la charité. La haute bourgeoisie qui aura réussi à se faire inviter ne dédaignera pas l’occasion de se pavaner en compagnie des aristocrates. Et puis Madame de Malthaud a dû comprendre que les bourgeois sauront mieux combler les besoins financiers de l’hôpital. C’est excitant. Ce sera ton premier bal!

— Tu crois vraiment que je suis invitée? s’enquiert Sophie.

— L’invitation est plutôt vague, mais je suis certaine que la contribution de Père à leur cause les empêchera de nous embêter au sujet du nombre et de la qualité des personnes dont il voudra s’entourer.

— Bon d’accord, comment doit-on se comporter à un bal?

— Hum, sais-tu danser le menuet et le cotillon?

— J’ai bien peur que non.

— Alors je vais te donner des leçons. Allons dans la salle de musique. Nous pousserons les meubles dans les coins et je te jouerai un menuet au pianoforte pour te donner une idée du rythme.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Les deux jeunes filles passent l’heure suivante sur une chorégraphie pour laquelle manquent plusieurs danseurs. Les rires fusent. L’exercice offre à Sophie une idée générale de cette danse. Entre deux figures, elle reprend son souffle:

— Et la valse? Est-ce qu’on va danser la valse à ce bal? Je ne peux imaginer un bal sans une valse.

— Une valse? J’en ai entendu parler, vaguement. Ce n’est pas une danse de bonne société, il me semble, mais une danse paysanne… allemande, je crois. On la dit même indécente.

— Wow!… le dirty dancing du 18e siècle! Qu’est ce que les matrones de l’aristocratie penseraient du rock and roll ou du twist? Je ne t’en ferai pas la démonstration sans musique, car tu me croirais prise d’une maladie nerveuse. Déjà que tu n’as pas beaucoup aimé la musique de mon siècle quand je te l’ai fait écouter. Dommage que mon iPod soit complètement déchargé, je crois que j’avais un enregistrement d’une valse de Strauss. Puis-je t’enseigner la valse?

— Pourquoi pas!

— Pardon mademoiselle, me feriez-vous l’honneur de m’accorder cette danse? fait Sophie, en imitant un prétendant guindé, saluant bien bas.

Avec un air hautain de circonstance, Élyse accepte:

— J’en serais charmée, Monsieur.

Sophie s’empare des doigts de sa compagne et l’entraîne au centre de la pièce. Elle passe ensuite sa main sous l’aisselle de sa partenaire et lui fait prendre position.

— C’est facile. On ne doit que suivre le rythme, 1-2-3.

— Et que font les autres danseurs?

— La même chose que nous. Il suffit de ne pas leur rentrer dedans. Ici, il faudra plutôt éviter les meubles.

— Il n’y a aucun échange entre les couples?

— Non. Tu danses tout avec la même personne.

— Et il faut être aussi étroitement enlacés? C’est terriblement excitant surtout si ton partenaire ne t’est pas indifférent.

— Ce n’est pas ce que j’appelle étroitement enlacés, mais tout est relatif. Prête?

Elle entonne le Danube bleu et les deux amies se mettent à tourbillonner à travers la pièce.

*    *

*

— Rappelle-toi qu’il faut absolument garder ton sérieux, la met en garde Élyse. Trois jours auparavant, chez le perruquier, Sophie s’est abandonnée au fou rire, lorsque présentée à certaines hautes coiffures à l’équilibre instable. Elle a encore l’impression d’avoir l’Empire State Building sur la tête. Malgré sa promesse, elle laisse échapper un gloussement à la vue de certaines dames se pavanant avec hauteur (c’est le cas de le dire!). Pour la distraire, Élyse lui fait une courte présentation des personnages importants qui remplissent progressivement la salle, par cette douce soirée de printemps:

— Voici la marquise de Plussier, la rivale de Madame de Malthaud dans les cercles de charité. C’est une dévote intempérante qui ne doit pas approuver le mode de financement choisi pour l’hôpital. Elle fait partie du comité pour l’Hôtel-Dieu et a dû se croire obligée de venir.

— Elle est habillée comme pour un enterrement!

— C’est probablement ce qu’un bal est pour elle, l’enfouissement de la moralité sous le sol de la frivolité. Celui qui vient d’entrer, c’est, je crois, le comte de Besanceau, le beau comte comme on dit.

— Ah oui et pourquoi?

Étonnée par le ton sérieux de la question, Élyse se tourne vers Sophie. Décidément, tout dans l’expression de son amie confirme sa naïveté. Élyse explique l’évidence:

— Mais tout simplement parce qu’il est bel homme.

— Ah vraiment! Moi, tu sais, les hommes à perruque avec une épaisse couche de poudre sur le visage, les joues pommadées de rouge, sans compter les mouches… En plus, leurs manières efféminées me font douter de leur virilité.

— Que vas-tu chercher là? Le comte de Besanceau est considéré comme un bel homme. Tu ne peux pas les voir d’ici, mais il a des yeux d’un vert pâle fascinant qui rendent plus d’une femme folle de lui. Il est bien bâti, possède une jambe élégante et un port de tête noble.

— On dirait que tu as un fort faible pour lui, se moque Sophie.

— Oh non, proteste Élyse, il n’est pas mon genre. Je le trouve plutôt froid. Je suis certaine qu’à ses yeux, je ne suis qu’une gamine ennuyante. Je sais par Nicolas qu’il est très apprécié de ses amis, mais ce cercle est très fermé. Rien que des gens de la plus haute aristocratie.

— Un snob, quoi. J’espère bien ne pas avoir à lui parler.

— Il y a peu de chance que cela t’arrive. Ça m’étonne même qu’il soit ici ce soir. Ah tiens! Voici la duchesse de Sance qui vient d’entrer…

*    *

*

À part un menuet avec Nicolas, Sophie reste assise toute la soirée, à attendre un partenaire qu’il lui est interdit de solliciter. Élyse au contraire est très demandée, probablement par des endettés qui connaissent la fortune de son père. Pour se désennuyer, il prend donc à Sophie l’envie d’aller voir les jardins. La fraîcheur de la nuit la fait d’abord frissonner. Elle s’aventure dans une allée à peine éclairée par la voie lactée et un croissant de lune, jusqu’à un balcon surplombant la Seine. La musique lui parvient encore, mais nettement atténuée. Elle s’amuse à imaginer ce qu’elle verrait de ce balcon au 21e siècle. Plus de lumières, plus de bruit, des odeurs de tuyaux d’échappement, des klaxons, les feux de signalisation d’un avion ou d’un satellite, moins d’étoiles, des bacs motorisés naviguant vers leur destination. Au lieu de cela, un Paris presque champêtre s’étend devant elle, éclairé par des centaines de flammèches. Une Seine sauvage et noire et tout aussi polluée, quoique par d’autres substances. Elle savoure ce moment de paix qui ne dure pas.

— Que vois-je? Une jeune fille esseulée sûrement en quête de compagnie! fait une voix traînarde derrière elle.

Sophie lève les yeux au ciel avant de pivoter vers son interlocuteur. Il s’agit d’un homme de taille moyenne vêtu d’une façon qui serait élégante si certaines asymétries ne le rendaient ridicule, tel l’angle de la perruque et le balancement giratoire, sans doute causés par l’absorption d’une trop grande quantité d’alcool. Si ce spécimen vacillant est représentatif de la population du jardin, il vaut mieux rejoindre Élyse.

— Pardonnez-moi de vous fausser compagnie, mais je m’apprêtais à rentrer. Il commence à faire plutôt froid ici, commence-t-elle.

— Qu’à cela ne tienne! Je ne demande qu’à vous réchauffer.

Il s’approche, lui bloquant le passage. Il continue en liant tous les mots:

— Vous n’allez pas partir ainsi. Laissez-moi vous faire visiter les jardins. Il y a là-bas un buisson tapissé de mousse où il fera bon s’étendre. En espérant qu’il ne soit pas encore occupé, ha, ha, ha!

Son rire ne trouve aucun écho du côté de Sophie, dont l’attitude passe de polie à fâchée.

— Je n’ai aucun goût pour vos diversions. Laissez-moi passer.

— Farouche, hein! Comme je les aime. Voyons petite, viens t’amuser un peu avec moi. Je n’aime pas qu’on me résiste.

— Si vous me touchez, vous allez le regretter, je vous préviens, le menace-t-elle.

— Ah, vraiment. Voyons ça.

Sa main encercle un des poignets de Sophie et l’attire vers lui.