CHAPITRE 5
Le défi

François regrette de s’être laissé convaincre de venir bercer son ennui par des menuets. Il aurait mieux valu rester à son hôtel et lire le dernier livre de la liste noire qu’Olivier lui a refilé. Au lieu de cela, il passe de groupe en groupe, promettant de rendre visite à un certain marquis, d’en inviter un autre pour une causerie après l’opéra, d’aller faire une excursion à cheval avec le fils de son banquier. Vains engagements qu’il n’a pas l’intention de respecter.

Lassé, il se dirige vers les jardins en quête de solitude et de fraîcheur. Il connaît d’ailleurs un endroit divin qui surplombe la Seine; ses pas l’y mènent sans hâte. Au détour d’une allée sombre, son désir de solitude est contrarié par une silhouette féminine qui occupe exactement l’endroit qu’il s’est donné comme but.

« Ah diantre! Que fait-elle, celle-là, toute seule? » pense-t-il. « Ah! Je vois, elle a donné rendez-vous à son amoureux. Parfait. Ils vont bientôt s’allonger ailleurs. Je n’ai qu’à attendre un peu et j’aurai le panorama pour moi tout seul. Hum! On dirait qu’il n’est pas l’amoureux attendu ou qu’elle n’est plus en très bons termes avec lui. Allez donc vous chamailler ailleurs. Ah, cela empire. Va-t-il lui forcer la main? Dois-je intervenir? »

Quelque chose dans l’attitude de la jeune fille le cloue sur place. L’absence de frayeur? Elle fixe son interlocuteur et n’espère apparemment aucune aide extérieure. D’un mouvement sec, elle dégage son poignet de l’emprise de l’homme. Cela ne le décourage pas pour autant. Il s’élance vers elle dans le but de l’empoigner à la taille. Cette fois, plutôt que de le repousser, elle l’attire à elle, saisit sa manche, passe l’autre bras derrière le dos de son assaillant et en un mouvement rapide des hanches, le soulève et le projette dans les airs pour ensuite le laisser tomber à ses pieds.

— Comment a-t-elle fait cela? murmure-t-il.

François reste figé, la stupéfaction ayant remplacé la curiosité. Entre-temps, la jeune fille a redressé sa coiffure, défroissé sa robe et revient d’un pas rapide et décisif vers le pavillon, laissant le soûlard se relever lentement et déguerpir tant bien que mal dans la direction opposée. En un moment, elle arrive à la hauteur de François qu’elle heurte presque. Elle s’arrête pile et le toise.

— Vous voulez voir la pelouse de très près, vous aussi? menace-t-elle.

François ignore la question et pense tout haut:

— Comment avez-vous fait?

Fort peu intéressée à éclairer un étranger sur les mystères du judo, Sophie élude elle aussi la question.

— Laissez-moi passer ou vous allez rejoindre ce malapris! reprend-elle.

— Petite impertinente! J’ai bien vu comment vous avez malmené ce pauvre marquis après l’avoir provoqué.

— Provoqué! Je n’ai pas sollicité les avances de cet homme!

— Alors que faisiez-vous seule au jardin? Allez-vous envoyer au tapis tous ceux qui vous approcheront jusqu’à ce que vous en trouviez un de votre goût?

— Cet homme m’a attaquée. Je n’ai fait que me défendre. Heureusement, d’ailleurs, car je ne pouvais apparemment compter sur vous pour me venir en aide. Vous avez préféré vous amuser du spectacle! Oui, vous n’êtes qu’un voyeur et un lâche!

François se redresse, comme sous l’effet d’une gifle.

— Jamais personne ne m’a traité de lâche!

— Eh bien, il y a un début à tout! Je ne vous salue pas, Monsieur!

— Vous ne savez pas à qui vous parlez, langue de vipère!

— Et vous, savez-vous à qui vous vous adressez? fait-elle en poursuivant son chemin.

François la suit. L’obscurité les empêche tous les deux de discerner les traits de leur adversaire. Sophie atteint le pavillon avec une vingtaine de pas d’avance. Ils sont maintenant sous la lumière des lanternes. Sophie s’étire pour examiner rapidement l’homme qui la suit. Elle lui lance un regard venimeux avant de rejoindre Élyse dans la salle de bal.

— Où étais-tu donc passée? fait cette dernière.

— Je suis allée faire un tour dans les jardins.

— Avec Nicolas?

— Non, seule.

— Seule! Mais cela ne se fait pas, ma chérie. Une jeune fille bien ne va pas seule dans les jardins.

— Ton beau comte me l’a fait savoir en termes peu polis. Tu avais raison, il est insupportable. J’éviterai les jardins à l’avenir, simplement pour ne plus le rencontrer.

*    *

*

Le comte de Besanceau suit l’impertinente des yeux jusqu’à ce qu’elle aborde une demoiselle vêtue de bleu, qu’il a vaguement l’impression de connaître, sans pouvoir la nommer.

— Alors tu t’amuses? dit une voix derrière son dos.

François se retourne vivement.

— Ah, c’est toi, Olivier. Non, à vrai dire, je viens de faire une rencontre des plus déplaisantes. Je n’arrive pas à croire qu’une telle pimbêche fasse partie de notre société.

— Mais de qui donc veux-tu parler?

— D’une inconnue rencontrée au jardin. Elle s’y promenait sans chaperon. Tu vois le genre? Elle est maintenant au bout de la salle, près de l’avant-dernière colonne. Elle est habillée en jaune et porte une perruque ridiculement basse. Elle parle avec une demoiselle en bleu.

— Tu veux parler de la fille du banquier de Charenton?

— La demoiselle en bleu?

— Oui.

— La dernière fois que je l’ai vue, elle n’était encore qu’une gamine.

— Que veux-tu! Les gamines deviennent pucelles, puis femmes.

— Laissons cela. Ce n’est pas d’elle qu’il s’agit.

— Ah, l’autre, je ne la connais pas.

François grogne de dépit.

— Mais tu peux toujours demander des renseignements au chevalier d’Estienne. Il a la réputation de connaître tout Paris.

— Ce fervent de ragots! Où est-il?

— Je crois l’avoir entrevu près des tables de jeux. Sois prudent avec lui si tu ne veux pas qu’on sache à quarante lieux à la ronde que tu t’intéresses à cette jeune fille.

Olivier s’incline devant une dame qu’il avait précédemment sollicitée pour une gavotte. François s’impose un air de flânerie et se dirige lentement vers la salle de jeu. De l’entrée, il reconnaît le chevalier à une des tables. Ses rapports avec lui ont toujours été superficiels, limités par le mépris qu’éprouve le comte de Besanceau pour le vieillard malicieux. Il hésite sur la meilleure façon de l’aborder. En chemin, il badine avec des connaissances, un verre de vin à la main. Il se trouve finalement assez près pour entendre le joueur incorrigible annoncer son intention d’arrêter quelques instants de perdre pour aller chercher un bon verre de Sauterne. François vide son verre d’un coup, s’excuse auprès de ses compagnons en montrant sa coupe vide et suit le noble personnage. Les deux hommes atteignent le plateau du serveur en même temps.

François heurte intentionnellement le verre du chevalier.

— Oh, je vous demande pardon, fait-il d’un air faussement contrit.

— Ah, ce n’est rien, réplique l’autre. Seulement quelques gouttes de perdues. À la vôtre, Monsieur le Comte.

— À la vôtre, Chevalier. Est-ce que la fortune vous sourit ce soir?

— Non, elle joue avec moi, la coquette.

— Laissez-la vous bouder ce soir. Elle vous reviendra demain.

— Est-ce le secret de votre succès auprès des femmes? Les ignorer pour les faire redoubler d’attentions à votre égard?

— Chevalier!

— Plusieurs dames m’ont confié soupirer après vous.

— Elles sont peut-être prêtes à s’offrir à moi, mais c’est à vous qu’elles accordent leur âme et divulguent leurs secrets. Vous les connaissez mieux que moi. Tenez par exemple, j’ai à peine reconnu la fille du banquier, Félix de Charenton. Je suis certain que vous auriez pu la nommer aisément. Peut-être vous a-t-elle fait aussi des confidences!

— Vous voulez savoir si Élyse de Charenton est l’une de celles qui soupirent après vous? s’esclaffe le chevalier.

— Non, je vous ass…

— Mademoiselle de Charenton n’a d’yeux que pour une amie qu’elle a accueillie chez elle, une certaine Sophie de Mouchel. Absolument inséparables, ces demoiselles semblent se complaire en leur compagnie réciproque. Vous auriez plus de succès auprès de Madem….

— Mademoiselle de Mouchel… serait-elle en jaune par hasard? coupe François.

— Ma foi, je n’ai pas remarqué sa toilette. On la dit plutôt excentrique et faisant fi des conventions de la mode.

— Un peu comme une roturière qui ne sait pas se comporter en société.

— Sans avoir eu l’honneur de rencontrer la demoiselle en question, j’ai cru comprendre qu’elle était d’une famille de petite aristocratie tombée dans la misère. Elle aurait quitté la province pour venir s’établir à Paris, où la fille du banquier lui aurait offert l’asile, il y a quelques mois.

— Hum, a-t-elle des titres de noblesse?

— Peut-être les a-t-elle montrés au banquier. Je ne vous répète que ce que j’ai entendu. Elle sait lire et écrire. Elle semble cultivée dans certains domaines et ignare dans d’autres. Il y a d’ailleurs une anecdote curieuse à son sujet.

— Racontez donc?

— Un de mes amis dînait récemment chez le banquier. Au moment où les dames revenaient au salon, les hommes s’entretenaient avec animation des preuves scientifiques de la supériorité intellectuelle masculine. La difficulté qu’ont les femmes de comprendre les mathématiques était au cœur du débat. Cette Mademoiselle de Mouchel s’en est indignée profondément.

— Ah oui, et comment proposait-elle de réfuter cette évidence?

— En se disant, figurez-vous, parfaitement capable de saisir les mathématiques. Vous pensez bien que mon ami lui a tendu un piège. Il lui demanda de résoudre un problème dont la solution exacte échappe encore à certains de nos mathématiciens les plus brillants…

— Alors quelle a été la réponse de la demoiselle?

— Mon cher, elle a résolu le problème en moins de quinze minutes. Curieuse histoire, n’est-ce pas? Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, il y a quelqu’un à qui je dois dire quelques mots. Je vous laisse le loisir de profiter davantage de cette belle fête. Mes salutations.

« Cette énergumène est un véritable mystère! » rumine François. « D’Estienne la dit aristocrate. Moi je suis certain du contraire. Appelons cela mon intuition. Si elle a du sang noble dans les veines, alors moi, je suis le fils d’un ramoneur. Je dois en savoir plus. Nicolas est mon homme. Après tout, elle demeure chez lui. »

Ne trouvant pas le fils du banquier dans la salle de jeu, il gagne la pièce où coulent mélodie enjouée et sueur sur les fronts. Avant de pouvoir repérer Nicolas, il heurte de l’épaule un jeune homme qui recule.

— Oh pardon, fait-il distraitement.

— C’est moi qui vous demande pardon, Monsieur le Comte.

— Ah, Monsieur de Charenton, justement je vous cherch…, commence François.

— Vous me cherchiez? s’étonne Nicolas. Vraiment? En quoi puis-je vous être utile?

François est pris de court.

— Euh, il se trouve… j’aimerais vous… je me demandais si vous pourriez me renseigner. La jeune fille en bleu près de la quatrième colonne serait-elle votre sœur par hasard? Je n’en suis pas certain et je ne voudrais pas embarrasser une jeune fille à laquelle je n’ai jamais été présenté.

— Il s’agit de ma sœur en effet.

— Elle a beaucoup grandi depuis la dernière fois que je l’ai vue. À cela tenait la raison de mon hésitation.

— Oui, nous n’avons pas souvent l’honneur de votre visite.

— Il me faut décidément remédier à cette lacune. Devrais-je aussi connaître la personne qui accompagne votre sœur?

— C’est Mademoiselle Sophie de Mouchel. Elle demeure chez nous. C’est une amie de ma sœur.

François se méprend sur l’embarras de Nicolas qui rougit, le regard fuyant.

— Eh bien, je n’ai pas de compliments à faire à votre sœur sur le choix de ses amies.

La réaction de Nicolas le prend par surprise. Celui-ci se redresse, toute trace d’amitié effacée de sa physionomie.

— Voulez-vous en cela insulter Mademoiselle de Mouchel? Je me verrais dans la douloureuse obligation de vous demander réparation.

— Pardon? Oh là! Ne nous emballons pas! s’exclame François. « Ah, misère, le pauvre type doit en être amoureux. Changeons de tactique. Je n’ai pas envie de risquer un duel pour cette donzelle », se dit-il avant de continuer. Veuillez me pardonner cette remarque tout à fait déplacée. Ne me prenez pas au sérieux. Je ne connais pas Mademoiselle de Mouchel. Vous avez raison de me réprimander. Veuillez me pardonner mes propos. Je ne demande qu’à me faire une opinion favorable de cette demoiselle.

— Elle est digne d’estime et du plus grand respect, en effet.

— Serait-elle de descendance noble? Je ne suis pas très familier avec une lignée de Mouchel.

— Oh, ne l’abaissez pas à une catégorie terrestre. Cette jeune fille est une sainte.

— Ah, bien sûr, puisque vous le dites. Je brûle d’envie maintenant de faire sa connaissance. Peut-être voudrez-vous me la présenter?

— Vraiment? Vous en êtes sûr? Pardonnez-moi cette hésitation, mais vous ne m’avez jamais donné l’impression d’apprécier beaucoup la conversation des femmes.

— Monsieur de Charenton! Je me suis souvent moqué de la vacuité des conversations féminines, mais je sais apprécier la compagnie des dames dans des circonstances aussi divertissantes qu’un bal.

— Bon, dans ce cas, suivez-moi.

Les deux hommes contournent donc l’aire de danse vers les deux jeunes filles qui se tiennent debout près du périmètre. Elles ne détectent pas leur présence. Nicolas s’adresse à sa sœur qui se tourne alors vers eux.

— Élyse, le comte de Besanceau qui m’accompagne aimerait te sal…

— Ah non, pas encore vous! l’interrompt Sophie qui vient de reconnaître le comte.

François, interloqué, s’attendait à plus de retenue ou à moins d’animosité en public. Faux espoir.

— Vous ne m’aviez pas dit avoir déjà rencontré Mademoiselle de Mouchel, dit Nicolas, contrarié.

— Euh, je…, balbutie François.

— Monsieur le Comte et moi avons en effet échangé quelques mots dans le jardin, intervient Sophie.

— Vous a-t-il manqué de respect de quelque façon? s’informe Nicolas avec fièvre. Je me fais garant de laver cet affront.

C’est au tour de Sophie de montrer de la surprise, alors qu’Élyse essaie d’arranger les choses:

— Messieurs, du calme. Je vous en prie.

— Nicolas! Ne vous énervez pas. Je vous remercie de votre sollicitude, mais je suis parfaitement capable de me défendre.

— Ah cela, j’en suis témoin, persifle François.

— Vous en êtes certaine? insiste Nicolas. Vous n’avez qu’à m’ordonner de…

— Eh bien, je vous ordonne de ne plus y penser! répond Sophie. Ne vous inquiétez pas! Monsieur le Comte et moi allons régler notre différend et, vous verrez, nous deviendrons les meilleurs amis du monde, n’est-ce pas Monsieur le Comte?

— Ma foi, je n’en doute pas une seconde, répond l’intéressé, sarcastiquement.

Seul Nicolas se laisse berner par ces signes de paix.

— Ah, vraiment, alors peut-être puis-je vous laisser, car j’ai promis à Mademoiselle de Courvoyer ce cotillon que l’on vient d’annoncer. Si vous voulez bien m’excuser.

Élyse est sollicitée elle aussi. François la regarde prendre position devant son partenaire, puis revient à Sophie en disant:

— J’ai plusieurs…

Il s’arrête brusquement, car là où Sophie se trouvait, il ne rencontre que de l’air. Un regard à la ronde lui permet de la découvrir quelques dizaines de pas plus loin, sur une chaise isolée. Elle ne regarde absolument pas dans sa direction, comme s’il n’existait déjà plus. La température de son sang monte de quelques degrés, maintenant très proche du point d’ébullition. Il empoigne une chaise et l’approche de la jeune fille.

— Décidément, vous ne faites preuve d’aucune civilité, gronde-t-il. Nous étions en pleine conversation…

— Il nous faudrait avoir quelque chose à nous dire, ce qui n’est pas le cas.

« Ah, la garce! » pense-t-il.

— Eh bien moi, j’ai quelque chose à dire. Dans le jardin, vous m’avez défié de découvrir qui vous êtes. Erreur fatale, car je n’aurai de cesse de prouver que vous n’appartenez aucunement à cette société. Vous sentez la roture à plein nez.

— Insultes que tout cela! Avez-vous la moindre preuve de ce que vous avancez?

— Et vous? Pouvez-vous prouver que vous êtes noble?

— Je n’ai aucunement l’intention de me justifier auprès de vous. Votre opinion ne m’intéresse pas.

Le comte va devenir véritablement impoli lorsqu’il s’entend appeler:

— Monsieur le Comte? Monsieur le Comte de Besanceau? Il nous manque un couple pour ce cotillon. Ne pourriez-vous pas inviter la charmante jeune fille avec laquelle vous vous entretenez et vous joindre à nous? La musique va commencer dans quelques instants. Voilà! Elle débute. Monsieur le Comte, je vous en prie!

Les autres danseurs renchérissent. C’est la mort dans l’âme que François se voit forcé de se pencher vers Sophie pour lui demander:

— Puis-je avoir le déplaisir de vous offrir cette danse?

Celle-ci le dévisage un instant puis lui offre sa main en répliquant:

— Si cela peut vous ennuyer.

Cette repartie est trop à point. Un rire lui échappe. Il s’empresse toutefois de le contenir. Il la guide jusqu’à la piste de danse, le contact corporel se réduisant à l’extrémité de leurs doigts. Il ne toucherait un torchon souillé autrement. Le ressac du cotillon lui donne le loisir d’examiner sa compagne.

Physiquement, elle se distingue par sa taille bien supérieure à celle de ses consœurs. Elle ne le dépasse toutefois pas lui, que sa prestance oblige à courber la tête pour se déplacer dans l’entrepont des navires conçus pour des hommes de cinq pieds-du-roi1 Le teint hâlé sous un minimum de poudre confirme son opinion sur les origines roturières de sa partenaire. Les mains, par contre, lui en font douter, car leur finesse ne peut être associée qu’à l’oisiveté. Ses mouvements manquent de grâce et il savoure les quelques erreurs qu’elle commet dans la chorégraphie. Elle ne lui sourit pas, mais se montre polie et aimable envers les autres.

Sophie passe la première moitié de la danse à compter ses pas. Elle rage lorsqu’un changement de rythme la fait trébucher. Bientôt, elle prend suffisamment d’assurance pour laisser son esprit vagabonder:

« Ainsi, on l’appelle le beau comte. Parce qu’il est plus grand que les avortons de ce siècle, peut-être », se dit-elle. « C’est dommage car j’aurais aimé le regarder de haut. Ah oui, les yeux sont supposés être spéciaux. Bon, le galant marque un point. Un vert aussi clair est plutôt rare, mais ainsi encadré par une croûte de poudre, il perd tout son charme. Quelle manie ridicule que ce maquillage! Et la perruque! Probablement habitée par tout un monde animal. Si j’en crois les quelques poils qui dépassent, il doit être blond. Sans avoir trop d’expérience en ce domaine, je dois concéder qu’il n’est pas mauvais danseur. Voilà je sais être impartiale! Il est détestable, mais il sait danser. »

Les dernières notes les délivrent de leur obligation. Il la ramène à sa chaise et puis, sans un mot et surtout sans un baisemain, il s’éloigne.

*    *

*

Un peu plus tard dans la soirée, un glaneur de potins surprend cette conversation somme toute assez banale.

— Monsieur de Charenton, au sujet de cette randonnée équestre dont nous avons parlé en début de soirée?

— Oui, Monsieur le Comte?

— Que diriez-vous de mercredi prochain?

— Oh, je suis désolé. J’ai déjà promis d’aller aux courses cette journée-là.

— Jeudi alors?

— Oui, cela me convient.

— Parfait. Je serai chez vous vers une heure de l’après-midi.

— Je vous y attendrai.

1. Un pied-du-roi équivaut à un pied, soit à 30 centimètres.