Chapitre 16

Je fais seulement semblant de suivre la partie de basket. Mon père a passé son bras autour de mes épaules et ma mère vient de nous apporter un bol de maïs soufflé tout droit sorti du four à micro-ondes. Quelques cellules de mon cerveau enregistrent le fait qu’une partie se déroule à l’écran – elle oppose les Lakers de Los Angeles aux Knicks de New York – mais à part ça, je suis comme un zombie. Le maïs soufflé n’a pas d’odeur, je ne sens pas les doigts de mon père qui tracent un petit rond sur ma manche et le son qui sort de la télé n’est qu’un vague bourdonnement bruyant.

La chance m’a abandonné. Sans compter les six cents dollars de mon père que j’ai flambés. Mes pieds et mes mains sont glacés, et je sens une grosse boule se former au creux de mon estomac. Comment j’ai fait pour perdre autant d’argent aussi vite ? Et pourquoi je ne me suis pas arrêté plus tôt, avant d’avoir vidé le compte ?

Évidemment, la question est stupide. Si ce n’était du bras de mon père qui me retient sur le canapé, je serais devant l’ordinateur, à une autre table
de poker, en train d’essayer de regagner l’argent perdu. À essayer de gagner plus d’argent. Tout ça, c’est à cause de la petite vieille toute ridée. Elle m’a porté malheur, j’en suis sûr. Si j’avais été le gars cool en camisole blanche, j’aurais gagné. Gagné gros.

— Il n’a pas marché avec le ballon, jamais de la vie ! crie mon père en bondissant sur ses pieds si soudainement que, pendant une seconde, le plancher de bois en vibre.

— Les gars, pourriez-vous baisser le ton un peu ? lance ma mère depuis l’entrée.

Elle est en train de vérifier les messages dans la boîte vocale. Des ouvriers sont censés commencer dès demain à rénover une des salles de bain, et elle veut savoir à quelle heure ils ont l’intention d’être chez nous.

— Maudit arbitre, maugrée mon père. Il donne le ballon aux Lakers.

— Pour l’amour, les gars, c’est seulement un jeu, dit encore ma mère.

J’essaie de me concentrer sur la partie. Le pointage est à égalité à 84 et c’est le dernier quart. Je sais que je ne devrais pas retourner jouer en ligne de toute façon… en tout cas, pas maintenant. Je suis trop désespéré. Je ferais mieux de remettre ça à plus tard, quand je serai calmé.

Je me sens un peu coupable quand je regarde mon père. C’est son argent, après tout. Il ne risque pas de le remarquer, mais… De toute façon, je vais le regagner, je le sais, je le sens. Et quand ce sera fait, je retournerai sur le site pour remettre sa carte de crédit à zéro.

Il s’est rassis sur le canapé, les doigts agrippés au cuir foncé. Je suis sûr que s’il le pouvait, il sauterait sur l’arbitre.

— Marbury dribblait, il ne marchait pas ! répète mon père.

— Mmmouais.

En vérité, je ne prêtais même pas attention quand l’arbitre a sifflé. Je lève les yeux vers l’écran et m’ordonne de me concentrer sur le basket au lieu de penser au poker.

Je vois Marbury, le meneur de jeu de l’équipe de New York, se tourner vers l’arbitre qui a signalé la faute. Il a le visage tout rouge, ses joues dégoulinent de sueur et il brandit un poing.
Je ne peux pas entendre ses paroles, mais à voir ses lèvres bouger, je suis pas mal sûr que c’est quelque chose comme : « Qu’est-ce que vous racontez ? C’est n’importe quoi ! »

La caméra fait un gros plan de l’arbitre. Il n’aime pas ça du tout se faire parler sur ce ton. Mon père éclate de rire. Il rit tellement fort qu’il doit poser sa main sur son ventre pour se calmer.

— Je suis bien contente de voir que vous vous amusez, tous les deux ! lance ma mère.

Puis elle ferme la porte du petit salon pour continuer à écouter les messages. Personne n’est surpris de voir l’arbitre annoncer une faute technique.

— Si tu veux mon avis, l’arbitre l’a provoqué, déclare mon père.

L’entraîneur des Lakers appelle ses joueurs sur le banc. Ils vont avoir droit à un lancer-franc. Et après, ils reprennent possession du ballon.

— Quel match ! s’emballe mon père en me donnant un bon coup sur le bras.

Il ne reste plus que trois secondes au dernier quart. Si Los Angeles fait un panier, ils vont probablement remporter la partie.

Un grand blond efflanqué aux cheveux bouclés s’avance pour faire le lancer. Il traverse le terrain jusqu’à la ligne de tir en fixant le panier. J’imagine qu’il fait ce qu’on nous dit de faire au cours d’éduc : il visualise un lancer réussi. Peut-être est-il en train d’imaginer le son que le ballon va faire en fouettant le filet du panier.

— Je te parie cinq dollars qu’il rate le lancer, me murmure mon père.

Je retiens mon souffle. Mon père n’a jamais fait de pari avec moi, pas une seule fois pendant mes quinze années de vie.

— Tu veux parier ?

— Bien sûr, répond mon père comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Cinq dollars qu’il le manque.

Le joueur des Lakers plie les genoux et
se prépare à lancer. Il tient le ballon par en dessous d’une main et se sert de l’autre pour le guider. Il doit mesurer au moins deux mètres dix, certain.

— Et moi, j’te parie dix dollars qu’il le réussit.

J’ai pris soin de garder ma voix détendue et neutre. Je ne veux pas que mon père devine mon excitation : mon cœur qui s’emballe comme il le fait chaque fois que je parie.

— Dix dollars, marché conclu, dit mon père à mi-voix sans quitter l’écran des yeux.

J’ai toujours aimé regarder les parties de basket, mais maintenant qu’il y a de l’argent en jeu, j’éprouve un tout nouvel intérêt.

Aucun de nous ne parle quand le ballon quitte les mains du joueur, décrit un arc dans les airs, puis redescend un peu. D’abord, il roule sur l’anneau en métal, puis frappe le panneau, et ensuite rebondit sur l’autre côté de l’anneau en tournant vers la gauche. Pendant une fraction de seconde, on jurerait qu’il va tomber par terre, mais tout d’un coup, juste comme ça, il tombe dans le filet.

— J’ai gagné !

Durant un instant, tout va mieux dans ma vie.

Mon père sort son portefeuille de sa poche et y prend un dix dollars parmi une liasse de billets.

— Si j’étais toi, dit-il en baissant la voix, je ne parlerais pas de ça à ta mère.