Chapitre 21

Chaque mercredi et vendredi, on a une pé-
riode d’activité à l’école, après le dîner. Parfois, un conférencier est invité, par exemple, une politicologue qui porte le hijab, venue nous parler du Moyen-Orient. S’il n’y a pas de conférence, les élèves qui font partie d’un club ou qui siègent au conseil étudiant se réunissent. Les autres élèves en profitent pour faire leurs devoirs ou, s’ils sont comme moi, pour flâner et travailler le moins possible.

Aujourd’hui cependant, je songe à retourner au labo d’informatique pour travailler sur ma page Web. Sauf que cette semaine, juste l’idée d’approcher un ordinateur me rend hypernerveux. C’est parce que je sais que si je pouvais seulement avoir accès à une carte de crédit, j’irais jouer en ligne et gagnerais assez d’argent pour effacer ma dette.

J’ai demandé à Louis s’il ne pouvait pas obtenir pour moi le numéro de carte de crédit de ses parents, mais à voir sa réaction, c’est comme si je lui avais demandé de se jeter en bas du pont Champlain.

— Y a ben des choses que j’ferais pour toi, Tommy, mais pas ça.

J’ai compris que je perdais mon temps à essayer de le convaincre.

Ce que je dois faire maintenant, c’est réfléchir. Je me dis que le meilleur endroit pour ça, c’est le banc de mon arrière-grand-père. C’est un banc en fer forgé qu’il a offert au collège. Son nom y est gravé sur une plaque en laiton. Le banc est installé sous le saule pleureur qui borde le terrain de sport.

Je dois absolument trouver un moyen de faire de l’argent. Juste à voir les idées bizarres qui me traversent l’esprit, je sais que je ne vais pas bien du tout. Il y a deux secondes, par exemple, j’étais carrément en train de calculer combien de pelouses je devrais tondre pour amasser mille six cents dollars. Pas mal trop à mon goût.

Tandis que je descends l’escalier principal du collège pour me diriger vers le terrain de sport, Rick me rejoint et s’approche furtivement de moi.

— Hé, mon vieux, tant qu’à traîner, viens donc au club d’échecs !

— Au club d’échecs ? Tu te fous de moi ? Les échecs, c’est pour les nuls.

— Tu m’traites de nul, c’est ça ?

— Ouais, exactement. J’te traite de nul.

Embêter Rick, ça m’aide à oublier mes problèmes.

Rick descend une autre marche pour qu’on soit au même niveau. Il est tellement près de moi à présent que je sens la chaleur de son haleine quand il parle.

— Le club d’échecs, c’est une couverture, me confie-t-il tout bas.

— Une couverture ? De quoi tu parles ?

Je pose la question, mais dans ma tête, je suis déjà en train d’y répondre. Est-ce bien ce à quoi je pense ? Et si oui, la solution à tous mes problèmes viendrait-elle d’apparaître comme par magie… comme une rangée de cerises sur une machine à sous ?

Sauf que, brusquement, je me souviens que tout n’est pas aussi simple. Pour une bonne raison : je suis à sec. Complètement à sec.

— J’pensais qu’un gars intelligent comme toi était capable de deviner c’qui se passe vraiment au club d’échecs, dit Rick en me donnant un petit coup de coude.

Je n’ai vraiment pas envie de parler de mon petit problème à Rick. Ça lui donnerait un avantage psychologique sur moi et c’est la dernière chose qu’on veut quand on joue au poker. Je prends mentalement note d’ajouter ce truc sur ma page Web. Faites tout votre possible pour éviter de montrer le moindre signe de faiblesse à votre adversaire.

Mais je me trouve présentement dans une situation spéciale : je n’ai pas le choix.

Je prends ma voix qui laisse sous-entendre qu’on est de vieux copains et je lui dis :

— Écoute, Rick, j’aurais adoré venir euh… au club d’échecs, mais c’est juste que…

J’hésite. Je veux montrer à Rick que ce que je m’apprête à lui dire, c’est de l’information privilégiée et que si je la lui révèle, c’est parce qu’on est de bons amis, lui et moi.

— J’suis un peu à sec.

Voilà. Je l’ai dit. Ça y est. Bien sûr, je ne lui ai pas dit à quel point je suis à sec.

— T’inquiète pas, mon vieux, lance Rick en me tapant sur l’épaule. La banque Rick Lee va s’faire un plaisir de t’accorder un p’tit prêt. À un taux très raisonnable, bien sûr.

Je souhaiterais tellement pouvoir refuser l’offre de Rick.

— À quel genre de taux d’intérêt tu pensais ? Non pas que j’aie l’intention de perdre, mais…

Ma question le fait rire.

— Qui a l’intention de perdre ?

Il rit encore, puis s’éclaircit la voix.

— Vingt-cinq pour cent… par mois, dit-il.

Je pourrais m’indigner, protester que c’est bien plus que les compagnies de crédit, mais je décide de ne rien dire. D’ailleurs, rien qu’à entendre sa voix, je sais qu’il est sérieux.

***

Les rencontres du club d’échecs ont lieu au local 205. Près de la porte, deux élèves de première secondaire jouent une partie, penchés
sur l’échiquier, en train de réfléchir à leur prochain coup. Mais comme m’explique Rick, ils ne font pas que ça. Ils font le guet au cas où des enseignants s’approcheraient. C’est sûr que
le personnel de l’école ne serait pas ravi d’apprendre ce qui se passe véritablement au fond du
local.

C’est là que quatre gars sont regroupés autour d’un autre jeu d’échecs. À voir comment les pièces sont placées, on jurerait qu’une partie est en train de se dérouler : deux des gars jouent, tandis que les deux autres les observent. Mais le jeu d’échecs n’est qu’un accessoire… comme un vase de fleurs sur une table. Il y a bel et bien une partie qui se déroule, mais pas une partie d’échecs.

Je ressens la petite décharge de plaisir si familière me parcourir le corps dès que je m’assois. On joue au poker de style tournoi, ce qui veut dire qu’on doit avancer l’argent avant de jouer… Rick me passe les deux cents dollars sous la table, à l’insu des autres.

Mes deux premières mains ne sont pas très prometteuses, alors je me couche. Je minimise mes pertes, ce qui est une bonne stratégie pour un gars dans ma situation. Mes mains suivantes sont plus fortes. Mon moral s’améliore au fur et à mesure que ma pile de jetons grossit. Maintenant, ce sont les autres gars qui se couchent.

En quinze minutes, j’ai fait plus de six cents dollars. Ouais ! Cette fois, ça y est.

Pour la main suivante, je reçois une dame et un dix. Bon départ. Je ne réagis pas quand aucune dame n’apparaît ni dans le tournant ni dans le flop. Quand vient mon tour de miser, je relance. Un gars se couche, puis un autre, puis un autre encore, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Rick et moi.

Quand il relance, je relance aussi. On dirait qu’il me nargue. Je devrais être plus prudent, mais je suis incapable de m’imaginer en train d’arrêter de miser. Pas maintenant.

— Tapis, dis-je en poussant tous mes jetons vers la grosse pile près du jeu d’échecs.

C’est le moment de la rivière. Enfin, une dame ! Rick se mord la lèvre. On dirait bien qu’il n’a pas eu ce qu’il attendait.

J’ai le cœur qui palpite quand je montre mon jeu.

— Une paire de dames.

J’espère que ça sera assez pour gagner.

Rick grimace. C’est bon signe, non ?

— Une paire de dames aussi, dit-il en retournant ses cartes, mais mon kicker est plus fort que le tien.

J’ai un dix ; Rick a un valet.

Un des élèves de première secondaire a quitté son poste de guet près de la porte pour venir voir la partie. Il s’écrie :

— Rick gagne le pot !

Comme si je n’avais pas compris.